Dans cette époque incertaine, la mode revient à des valeurs refuges et chaque maison puise ses essentiels dans ses propres codes. Des vêtements au cycle de vie long, entre variations autour du tailleur, de la robe noire, de la chemise blanche, du trench beige. C'est vrai chez Saint Laurent, où Anthony Vaccarello repense la veste noire à l'infini et retravaille le smoking - en long, en court, près du corps, tout en épaules, en velours, paillettes, laine et soie.
Chez Burberry, Riccardo Tisci retravaille le registre bourgeois - foulards en soie imprimés, jupes sous le genou, trenchs (la pièce signature de la maison) revisités, sacs et silhouettes coordonnés. Chez Prada, on remastérise le tailleur jupe en tweed et le rang de perles - transformé par Miuccia Prada en coquillages. Chez Celine, Hedi Slimane poursuit son exploration bourgeoise avec un vestiaire d'intemporels désirables - blazer marine, veste de tailleur grise, petite veste noire (aussi en cuir), chemise blanche (tantôt à lavallière tantôt jouant de volants), blue-jean et même lunettes d'aviateur. Les marques parient ainsi sur leur colonne vertébrale.
C'est le cas chez Chanel : Virginie Viard y interprète la petite veste signature et le tweed en version épurée. Chez Dior, Maria Grazia Chiuri mise sur ses propres classiques entre jupons en tulle et robes longues aériennes en mousseline brodée qui jouent de la transparence ; chez Giorgio Armani, qui s'amuse du velours (matière signature de la maison) et de la veste de tailleur souple (vêtement emblématique de la griffe). Même constat chez les jeunes pousses : pour son quatrième défilé parisien, Marine Serre, éponyme de sa marque, continue d'appliquer les recettes qui ont signé son succès - casting de « vrais gens », logo signature (le croissant de lune, partition engagée (baptisée Marée Noire) et patte underground.
Sur fond de crise climatique, les initiatives en faveur d'une mode écoresponsable sont au coeur des préoccupations du secteur. À Milan, les Green Carpet Awards célébraient les initiatives vertes du secteur, alors qu'à Paris la Fédération de la haute couture et de la mode déployait un arsenal de mesures pour réduire l'impact environnemental de cette édition de la fashion week - entre mise à disposition de moyens de transport exclusivement électriques (bus de la Paris Fashion Week, scooters, trottinettes) et optimisation des déchets (la scénographie d'une salle au Palais de Tokyo a été réemployée pour sept défilés et trois présentations.
LVMH (propriétaire des Echos) avait également choisi cette semaine parisienne pour présenter sa feuille de route en matière d'environnement et de biodiversité, rappeler son engagement - depuis 1993 - et annoncer ses résultats en la matière, alors que la créatrice engagée Stella Mc Cartney, qui a rejoint le numéro 1 mondial du luxe, se faisait l'avocate d'une stratégie « from within » et initiait talks et débats, appelant les responsables du secteur à inscrire leur leadership dans le vert.
Plus que Milan, Londres ou New York, Paris est l'épicentre de défilés spectaculaires, permettant aux grands groupes d'affirmer leur puissance, leur image et leur identité. Des défilés aux allures de superproduction qui sont désormais autant de rendez-vous habituels. Dior ouvrait le bal, avec une immense structure en bois posée sur l'hippodrome de Longchamp, à l'intérieur de laquelle se dressait une forêt du futur de 160 arbres de 60 espèces différentes (qui seront replantés).
Celine défilait à la nuit tombée place Vauban, au pied du dôme des Invalides, où se dressait une imposante construction éphémère, accueillant une sculpture scintillant pour lancer le show au rythme de Calling it des Californiennes d'Automatic. Saint Laurent revenait dans son lieu d'élection, devant la tour Eiffel pour un véritable son et lumière, alors que Chanel se baladait sur les toits de Paris reconstitués sous la verrière du Grand Palais, et que Louis Vuitton investissait la Cour carrée du Louvre avec un décor de bois épuré et la projection d'une oeuvre de l'artiste Sophie.
Les lignes ont bougé à New York. Tom Ford a pris la tête du puissant Council of Fashion Designers of America, resté pendant treize ans aux mains de Diane Von Furstenberg. Premiers changements appliqués : le calendrier des défilés raccourci (de sept à cinq jours), le nombre de shows regonflé (100 contre 83 la saison dernière), et la nomination de quatre nouveaux membres au conseil d'administration du CFDA (Virgil Abloh, Maria Cornejo, Kerby Jean-Raymond et Carly Cushnie). L'objectif ? Rendre plus attractive une fashion week new-yorkaise en perte de vitesse ces dernières saisons, entre désistements des grands noms de la mode et absence de nouvelles têtes d'affiche.
Le regain d'énergie a bien eu lieu. Les défilés-spectacles se sont multipliés et Big Apple a assuré le show stricto sensu. Dans le désordre on se souviendra de : Ralph Lauren offrant un concert post-défilé de Janelle Monáe dans son Ralph's Club installé dans une banque de Wall Street ; de Rihanna (de retour à New York) investissant le stade des Nets de Brooklyn (la salle omnisports du Barclays Center) pour présenter son show de lingerie chorégraphié pour Savage X Fenty ; de Kerby Jean-Raymond avec sa marque Pyer Moss envoyant en même temps que ses silhouettes 60 choristes et un orchestre sur la scène du Kings Theatre pour interpréter des standards de la musique afro-américaine (soul et rap) ; de Tommy Hilfiger (lui aussi de retour) livrant en collaboration avec la chanteuse Zendaya (62 millions d'abonnés sur Instagram) une partition festive au sein de l'Apollo Theater de Harlem (voitures anciennes, chorale, musiciens et danseurs en prime) ; de Rag & Bone (renouant cette saison avec le format défilé) introduisant sur scène un robot équipé de deux bras filmant le défilé, des danseurs modernes et un choeur (The Brooklyn Youth Chorus) ; du Texan Brandon Maxwell (lauréat du Womenswear Designer of the Year aux CFDA Awards) abritant son défilé au sein d'un club éphémère - le Brandon's.
Le tout offrant des univers très « instagrammable compatibles » - sauf chez Rihanna où les téléphones étaient interdits, pour laisser à Amazon Prime Video la primeur de diffuser le show en exclusivité le 20 septembre. Même la mise sous article 11 (procédure de sauvegarde) de la chaîne américaine de magasins de luxe Barney's n'aura pas entamé la vigueur et la bonne humeur de cette fashion week.
À Londres, les activistes d'Extinction Rebellion ont voulu faire interdire la fashion week, tandis que le British Fashion Council (l'organisme de promotion de la mode londonienne) décidait d'en ouvrir l'accès au plus grand nombre. Chacun avec ses motivations et son mode de communication.
Les militants d'Extinction Rebellion, ont dénoncé le consumérisme et l'impact de l'industrie de la mode sur l'environnement sans débordements : lettre ouverte envoyée au Bristish Fashion Council - pour faire annuler, sans succès, cette édition de la fashion week - ; hashtags #XRBoycottFashion postés sur le compte Instagram du mouvement aux 381 000 abonnés ; pancartes à slogans du type « Fashion = Ecocide » à l'entrée du défilé Victoria Beckham ; ou marche funèbre organisée le dernier jour de la Fashion Week entre Trafalgar Square et le 180 Strand (siège de la fashion week londonienne).
Au 180 Strand justement, le BFC cherche des solutions et des idées nouvelles pour dynamiser le secteur dans une ère pré-Brexit très incertaine. Le premier jour de cette édition, Stephanie Phair (présidente du BFC) a attiré l'attention sur les conséquences désastreuses d'un « no deal » - un passage aux règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) coûterait entre 850 et 900 millions de livres sterling au secteur selon l'UK Fashion & Textile Association -, tout en rappelant que la mode était un poids lourd de l'économie britannique employant plus de 890 000 personnes.
C'est dans ce contexte que, pour la première fois, le BFC ouvrait les portes de défilés au public. Judicieux, dans une industrie où les réseaux sociaux les partagent déjà en temps réel avec le plus grand nombre - quand ce ne sont pas les marques elles-mêmes. L'opération donnait accès au show de la it-girl britannique Alexa Chung et à celui d'House of Holland en binôme avec Self-Portrait, moyennant 235 livres sterling pour un premier rang et 135 livres sterling pour un second. Les 2 000 places se sont arrachées.
Ce prix incluait une expérience globale, entre accès à des conférences sur l'industrie de la mode animées par des professionnels du secteur - tels qu'Eva Chen (directrice des partenariats mode chez Instagram) ou Henry Holland (le directeur artistique de House of Holland) - et à l'exposition « Positive Fashion Designer Exhibition » qui dévoilait les partitions écoresponsables de designers émergents. Un début de réponse aux préoccupations d'Extinction Rebellion.
Le monde de la mode adore les « fashion moment ». Il aura suffi à Donatella Versace de ressusciter l'un d'eux, pour provoquer à nouveau l'hystérie du public, la furie des réseaux des sociaux et occuper pleinement l'espace médiatique. Flash-back : en 2000, aux Grammy Awards, Jennifer Lopez arbore une robe Versace verte tropicale à sensation - décolleté plongeant jusqu'au nombril - signée Donatella Versace. La chanteuse et sa robe enflamment le Web. Sur Google, les recherches « Jungle Dress » finissent par « casser l'Internet », et donnent au géant américain l'idée de lancer Google Images.
Dix-neuf ans plus tard, la même recette électrise la Toile : Jennifer Lopez (50 ans), sûre d'elle-même, la démarche conquérante, clôture le défilé printemps-été 2020 de Versace, en « Jungle Dress » revisitée en version encore plus sexy (entre bras nus et découpes latérales supplémentaires). L'image est sans doute la plus likée (plus de 600 000 fois sur le compte Instagram personnel de Donatella Versace) et partagée de la semaine de la mode milanaise sur Instagram, et même parodiée - c'est la rançon du succès.
Le buzz ne profite pas seulement à Versace mais aussi aux femmes matures, aux courbes épanouies, qui jouent le tout-glamour, assument leur sex-appeal, et s'expriment loin de la taille 32. Ressusciter un moment de mode ? La formule est également la marque de fabrique de Versace. Six mois plus tôt, Donatella Versace faisait renaître « That Dress » sur le podium : la robe noire fourreau culte et sulfureuse imaginée par Gianni Versace et portée par Elizabeth Hurley en 1994, lors de la première de Quatre mariages et un enterrement, avait fait sensation.
En 2017, Donatella Versace toujours réunissait les cinq tops historiques de Gianni Versace (Claudia Schiffer, Cindy Crawford, Naomi Campbell, Carla Bruni et Helena Christensen) le temps d'un défilé, vêtues de robes d'or qui épousent les formes. Une manière de célébrer la martingale de glamour et de luxe qui depuis Gianni Versace fait le succès de la maison.
La renaissance de marques au nom patrimonial continue de jalonner l'histoire du secteur de la mode. Dernière en date : la marque Jean Patou. Rachetée en 2018 par le numéro 1 mondial du luxe LVMH (également propriétaire du groupe Les Echos), la maison française fait son retour cette saison pendant la fashion week parisienne. De Jean Patou, on connaît surtout les parfums. À commencer par Joy, jus phare, lancé dans les années 1930, « parfum le plus cher du monde » d'après le slogan de l'époque. Le nom a été ressuscité par Dior (LVMH) qui a sorti Joy, parfum pour femme, en 2018. On connaît aussi la liste des designers illustres passés à la direction artistique de la maison : Marc Bohan (1954-57), Karl Lagerfeld (1958-63), Jean Paul Gaultier (1963-74) et Christian Lacroix (1981-87). Depuis 1987 plus rien. Seule subsistait l'activité parfum, passée tour à tour aux mains de Procter & Gamble et de Designer Parfums.
Pour relancer le désir autour du prêt-à-porter, LVMH a fait appel à Guillaume Henry - à la direction artistique - et à Sophie Brocart - à la direction générale. Logique, quand on sait que chacun compte à son actif plusieurs succès. Guillaume Henry avec le réveil d'une autre marque française, Carven de 2009 à 2014. Sophie Brocart en ayant été la directrice générale des parfums Fréderic Malle entre 2010 et 2012, puis de la marque de chaussures Nicholas Kirkwood (LVMH) de 2013 à 2018, tout en veillant et en encadrant les lauréats du Prix LVMH.
La stratégie de relance a commencé avant l'été : la marque a été rebaptisée Patou, s'est dotée d'un logo noir et blanc issu des archives, d'un nouveau quatrier général (8 quai du Marché-Neuf dans le 4e arrondissement), et communique activement sur son site et sur les réseaux sociaux (entre vidéos à l'humour décalé, et jeux de mots autour du nom Patou du type « Patou, c'est Pas tout ! »).
Même simplicité le jour de la présentation qui se tient pendant la fashion seek parisienne. L'entrée se fait par les ateliers - « comme lorsqu'on entre par les cuisines d'un grand restaurant », indique Sophie Brocart ; à l'étage des mannequins souriantes, certaines un livre à la main, portent des blazers à la taille légèrement soulignée, des vareuses traités en denim, des robes fleuris aux épaules gonflées, une chemise rouge fluide à lavallière XXL. Le tout est une élégance française twistée à des prix approchables.
À Paris, certains designers manquent à l'appel. Avec sa marque Off-White, Virgil Abloh - (également directeur artistique des collections masculines de Louis Vuitton depuis 2018 - n'est pas venu cette saison. Raison invoquée ? Un coup de fatigue. « Tout va bien, mais le médecin m'a dit : « Ce rythme auquel vous avez en quelque sorte poussé votre corps - parcourir tous ces kilomètres, réaliser tous ces projets différents - n'est pas bon pour votre santé » », a déclaré au Vogue américain le designer multitâche de 38 ans, qui est aussi DJ et enchaîne les collaborations.
Le défilé Off-White a bien eu lieu, mais sans son créateur. Jacquemus, la griffe lancée en 2009 par Simon Porte Jacquemus, n'apparaît pas cette saison dans le calendrier officiel des défilés parisiens. L'explication ? Le créateur avait déjà présenté sa collection femme avec l'homme en juin dernier - un show aux allures de superproduction dans un champ de lavande en Provence -, un choix de mutualisation quand on connaît aujourd'hui le coût d'un défilé.
Autre cas de figure : Demna Gvasalia, créateur de Vetements (également directeur artistique de Balenciaga depuis 2015) quitte le label mixte qu'il avait cofondé avec son frère en 2014. Toutefois le designer a bien assuré le show Balenciaga de dimanche matin, tout en refusant de répondre à quelques questions.
Autant d'absences qui interrogent sur le rythme effréné des créateurs et des collections, et sur les montants engendrés par les productions de défilés, notamment pour de jeunes maisons. Des faits qui renvoient le secteur - friand de nouveautés - à son passif : le burn-out de Christophe Decarnin chez Balmain en 2011, l'affaire John Galliano en 2011, ou le signal d'alerte lancé par Raf Simons en 2015. Le designer avait mis en garde contre le rythme excessif et contre-productif des collections pour les créateurs.