«Je commence le mois en négatif», résume Loubna (1), une Parisienne de 29 ans. Chargée des relations publiques d'une institution culturelle, avec un salaire de 1500€ nets, dont la moitié est aspirée par son loyer, la question n'est plus de savoir si elle sera à découvert, mais de combien. «La fin du mois est très stressante, entre les appels et courriers de ma banque et la peur de voir ma carte bancaire bloquée, décrit-elle. J'ai dû demander de l'aide à ma mère plusieurs fois ces derniers mois.»
Loubna n'est pas une exception : près d'un Français sur deux est à découvert au moins une fois par an, d'après une étude du comparateur Parabanques publiée en octobre dernier. Les plus jeunes, surtout : 51% des 18-34 ans sont concernés, contre 38% des plus de 66 ans. La faute à des salaires et une épargne plus bas que ceux de leurs aînés et, peut-être, à la crise, qui a particulièrement touché les jeunes actifs, avec une hausse des CDD et un chômage partiel plus fréquent que chez les salariés plus âgés. Qu'ils soient cadres ou non, les moins de 30 ans ont aussi vu leurs revenus baisser en 2020, d'après une étude de l'Association pour l'emploi des cadres. Même chose pour les 20-25 ans : entre août 2020 et janvier 2021, leurs revenus se sont affaissés de 5 à 10% par rapport à 2019, contre une baisse de 0 à 5% pour l'ensemble de la population, selon une note du Conseil d'analyse économique (CAE) relayée par Le Figaro.
Loubna a été directement concernée. Avec la fermeture des lieux culturels, elle a passé la pandémie en chômage partiel - avec 70% de son salaire, donc, compensé par des prestations sociales plus importantes que d'habitude. De quoi amortir, en partie au moins, un autre choc économique, d'origine personnelle celui-là : sa rupture amoureuse. Finis, le loyer, les paniers de courses et les factures divisées par deux. «Je paie aussi mon rythme de vie, admet toutefois Loubna. J'ai choisi de quitter la Touraine pour venir vivre à Paris et j'ai du mal à me priver de ce que la ville propose.» À savoir des concerts, des amis qu'on voit plus volontiers au restaurant que chez soi, de nouvelles rencontres, des fêtes dont on rentre en VTC... Des moments de respiration précieux mais lourds sur le budget. «J'essaie de me restreindre mais on se sent vite à l'écart.»
À l'écart, mais aussi anxieux, coupable, parfois honteux d'avoir un emploi, un salaire et, pourtant, les mêmes soucis financiers que lorsqu'elle était étudiante. Comme de premiers pas hésitants dans la vie d'adulte. «J'aime renvoyer une image carrée, celle de quelqu'un qui travaille bien, a un comportement responsable et mène une bonne vie, à tous les niveaux. Ne pas y arriver, surtout aux yeux de ma famille qui m'a longtemps soutenu financièrement, est assez difficile», confie aussi Damien (1), un consultant en communication parisien de 27 ans, salarié depuis un an. Lui gagne 2000€ par mois, paie 770€ pour son 30 mètres carrés et rembourse 400€ de prêt étudiant. Une fois toutes les factures réglées, il lui reste un peu plus de 400€ pour vivre. «En général, je termine le mois à 0, ou avec un découvert de quelques dizaines d'euros, explique-t-il. En ce moment, je suis à - 300, à cause de quelques écarts.» Lesquels l'obligent à adopter des stratégies d'urgence, comme retirer du liquide avant le prélèvement de ses factures - quitte à accumuler les impayés.
Les parents de Damien, las de devoir combler ses dépenses, lui ont suggéré de se débrouiller pour gagner plus. Pourquoi, après tout, ne pas prendre un deuxième job le week-end ? «J'y pense, mais j'ai pris beaucoup de responsabilités au bureau, je me sens déjà sur les rotules, je n'ose imaginer si j'avais un deuxième emploi, hésite-t-il. Et puis, j'ai besoin de moments de respiration pour mon équilibre personnel.»
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— Louise Nel Sat Apr 28 19:24:43 +0000 2018
Voilà, peut-être, toute l'ambiguité du rapport à l'argent de cette génération diplômée, urbaine, qui aspire à un métier stimulant, porteur de sens mais qui n'étouffe pas leur vie privée. Avoir le temps de «profiter de la vie» est ainsi le deuxième critère le plus important aux yeux des 18-30 ans pour une vie réussie, lit-on dans La Fracture (2), une somme d'enquêtes d'opinion menée auprès des jeunes. Ils ne sont pas pour autant désintéressés de l'argent, mais sur 13 critères d'évaluation de leur satisfaction professionnelle, la rémunération arrive à la 12ème place. Seuls 54% des moins de 30 ans en sont satisfaits, loin derrière leur autonomie au travail (98%), le contenu de leur métier (75%) ou encore l'ambiance au bureau (83%).
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Ce qui est sûr, c'est qu'un métier stimulant et du temps libre ne suffisent pas au bonheur, en tout cas, pas dans l'Hexagone. «C’est en France que l’association statistique entre bonheur et argent est la plus forte. (...) Bien plus qu’ailleurs, le revenu influence la confiance dans les autres et dans les institutions, ainsi que la qualité et la densité des relations sociales en dehors du cercle familial», notent les économistes Daniel Cohen et Claudia Senik dans Les Français et l'argent (3).
Mécontents de leur salaire mais peu enclins à trop travailler et, en même temps, angoissés par leurs revenus trop maigres : voilà la spirale dans laquelle sont pris certains jeunes actifs. Sauf que leur mode de vie implique un budget, donc des choix nets. «Je cherche un poste à la hauteur de mes diplômes, avec plus de responsabilités, donc un meilleur salaire, explique Loubna. S'il le faut, je me reconvertirai, et je m'épanouirai hors du travail.» Damien, lui, serre les dents en attendant d'être augmenté, promu ou débauché. «Je ne veux pas quitter mon entreprise pour l'instant mais, si la situation n'a pas changé dans un an, je me poserai davantage de questions», souffle-t-il.
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Mais gagner plus est-il la solution ? «Des voyages, de la déco quand ils s'installeront en couple, puis les enfants qui arrivent... Ces presque trentenaires auront bientôt de nouveaux postes de dépense», souligne la coach Fabienne Dupuij, fondatrice de l'École de l'argent. D'où l'importance, selon elle, de s'approprier ses finances le plus tôt possible. Une étape nécessaire pour, peut-être, apprivoiser la frustration et développer un rapport plus adulte à l'argent. «Cela passe par éplucher ses comptes régulièrement, sans jugement ni morale, tenir des tableaux Excel et essayer de comprendre, à travers ses dépenses, quel besoin ou désir profond on satisfait», poursuit-elle. Se demander ce qui compte le plus, dans ses habitudes : déjeuner chaque jour à l'extérieur ou s'offrir un bon dîner entre amis par semaine ? Dévaliser les friperies pour changer de look régulièrement, ou porter quelques belles pièces plus coûteuses ?
«Ce qu'on mesure progresse, encourage Fabienne Dupuij. On commence par se forcer, on voit que cela fonctionne, on y prend goût et cela devient une habitude. On sort du "il faut" pour réfléchir à ce que "je veux".» Identifier ses besoins.... et les moyens de gagner assez d'argent pour les assouvir. Pas toujours simple, pour de jeunes actifs encore inexpérimentés, parfois inquiets d'un marché de l'emploi en pleine mutation. Quand les carrières linéaires s'effritent, les différentes formes de travail se multiplient, le nombre d'indépendants augmente et, finalement, chacun semble entièrement responsable de sa propre carrière, donc de sa propre vie. Un gage de liberté, peut-être, mais aussi un fardeau parfois lourd à porter.
(1) Les prénoms ont été modifiés.
(2) La Fracture, de Stewart Chau et Frédéric Dabi, Les Arènes, 288 p., 19,90 €. Disponible sur leslibraires.fr.
(3) Les Français et l'argent, dirigé par Daniel Cohen et Claudia Senik, Albin Michel, 400 p., 22,90 €. Disponible sur leslibraires.fr.