• 29/05/2022
  • Par binternet
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L’épopée du luxe unique selon Olivier Saillard<

Quelle sont les origines la personnalisation ?Elle est arrivée avec l’essor des moyens de locomotion, à la fin du XIXe siècle. La première fois que l’on voit apparaître des initiales, ce sont sur des bagages. A cette époque, c’est lié uniquement à un statut de fonction. Il s’agissait à l’origine de ne pas perdre de vue ses objets quand on voyageait en train ou en bateau. Les grands malletiers comme Vuitton ou Goyard personnifiaient — plutôt qu’ils ne personnalisaient — les malles qui étaient toutes identiques avec le monogramme de leurs propriétaires, afin de ne pas les confondre. La manière de personnifier était d’ailleurs toujours un peu la même, avec des lettres et des bandes de rayures bicolores. Ce que les marques refont aujourd’hui de manière assez maligne. Je crois que le premier dans la mode à avoir personnalisé sous forme de logo monogramme, des vêtements, c’est Jean Patou dans les années 1920. Il ne s’agissait pas forcément d’apposer le logo de la maison, mais les initiales de la cliente.

La personnalisation n’est-elle pas à l’origine du luxe et l’essence même de la haute couture ?

Bien sûr qu’elle relève de la personnalisation puisqu’elle est faite pour la cliente. Si on regarde l’histoire de la haute couture depuis la fin du XIXe siècle, un même vêtement commandé par telle ou telle personne peut avoir des variantes. Car certaines préféreront un col plus remonté ou une jupe plus longue. Certains couturiers comme Cristobal Balenciaga s’y refusaient. Il ne souhaitait en aucun cas que la cliente intervienne sur la proportion ou l’objet même de sa création. Les autres étaient prêts à quelques compromis.

Cela a-t-il beaucoup évolué depuis ?

Aujourd’hui, la personnalisation étend davantage son champ d’expression et va bien au-delà du fait de peindre des bandes ou d’apposer des initiales. On peut personnaliser une pièce en choisissant ses couleurs, ses matières et même la rendre unique dans certaines maisons. Cela s’est surtout accéléré dans les années 2000 quand c’est devenu un enjeu commercial et marketing, surtout pour les grands groupes de luxe. Ils pouvaient ainsi identifier, cajoler et initier leur clientèle à une forme de rareté et réactiver leur désir, alors que le marché était envahi par les mêmes produits.

La personnalisation agit-elle comme un levier pour démocratiser le luxe ?

Oui, car aujourd’hui, on peut aussi faire broder une casquette de sport à ses initiales. Mais plus la mode se démocratise, plus certains vont vouloir se démarquer. A une époque, on pensait qu’acheter cher, c’était acheter mieux. Ce n’est plus le cas. C’est davantage la singularité que l’on recherche. Elle n’est pas forcément dans l’extravagance, mais dans le « pour soi » à travers la personnalisation. Il y a cette question sous-jacente qui montre que, quand on arbore un produit marqué à ses initiales, l’on fait partie d’un petit club. C’est aussi une réponse à un marché trop saturé qui va permettre d’identifier une chose qui est vraiment à soi et qui n’appartient pas aux autres. Oscar Wilde disait : « Ce qui est à la mode, c’est ce que l’on porte. Ce qui est démodé, c’est ce que portent les autres. » C’est là tout l’enjeu de la mode, c’est qu’il y a toujours un moment où quand c’est l’unanimité qui fait valeur, ça se démode.

Confère-t-elle à l’objet une dimension spéciale ?

L’épopée du luxe unique selon Olivier Saillard

Je suis convaincu qu’une pièce personnalisée restera forcément dans une vie un peu plus longtemps que le reste. On aura plus de scrupules à se débarrasser d’un vêtement marqué à ses initiales quand il s’agit de faire du tri dans son armoire. Ce sont des pièces auxquelles on est plus attaché sentimentalement, car on les a attendues. Leur beauté n’est pas en jeu, ni le fait qu’on ne les porte plus. Même si on l’a payée plus cher, c’est sa valeur pour soi qui compte. Cette pièce ne se transmet pas forcément au-delà du cercle familial. Elle aura aussi du mal à s’écouler sur le marché de seconde main. On veut bien des achats logotypés avec les initiales d’un grand groupe de luxe, qu’il soit estampillé H ou LV, mais on ne veut pas des initiales d’un autre !

Quel est le paradoxe de cette singularité à tous crins ?

Pourquoi payer un certain prix pour avoir un objet largement diffusé ? On est prêt à payer plus pour être différent. On s’est aperçu qu’il fallait s’adresser à l’individu et non pas au collectif pour que la mode infuse. Et souvent, c’est à force d’individus singuliers que la mode se diffuse ensuite. Telle que je la perçois parfois dans les groupes de luxe, la personnalisation me fait un peu penser à des magnets que l’on épinglerait sur son réfrigérateur. C’est une façon de le personnaliser, mais ça ne représente pas non plus une étendue créative renversante. Au-delà de contribuer à augmenter le chiffre d’affaires, c’est surtout une manière de fidéliser sa clientèle en lui proposant un produit qui ne s’adresse qu’à elle. Or, on voit bien qu’il y a toujours ce paradoxe entre l’idée d’une mode qui doit s’adresser au plus grand nombre et ce, notamment grâce à Internet et la volonté de cultiver cette impression d’exclusivité. Ce n’est pas parce qu’on personnalise quelque chose que c’est mieux. C’est juste une manière de flatter l’ego du client, ainsi singularisé.

Que pensez-vous du client, devenu co-créateur ?

On n’est pas tous créateur, même si l’on peut être créatif. Mais ce qui est créatif n’est pas toujours assimilable dans la rue. Il faut vraiment avoir une forte personnalité ou être très rompu à l’exercice pour arriver à infuser au-delà de son goût, son caractère. Certains le gèrent très bien car ils sont sans doute un peu dans la création, mais d’autres, pas du tout. Quand on vous propose toutes les couleurs et tous les matériaux possibles, parfois on va vers des créations tellement insolites qu’on ne les porte jamais. Ces excès de goût, peu de gens savent le mesurer. Il faut bien se connaître pour mener à bien sa personnalisation et rester élégant. Ou alors, avoir un sens de l’excentricité très développé.

En tant que directeur artistique de J.M. Weston, vous voyez passer toutes sortes de commandes spéciales. Lesquelles vous touchent le plus ?

Ce qui me plaît beaucoup chez Weston, c’est que nous en avons énormément de la part des sapeurs africains. Et quand je vois passer certaines paires de chaussures dont les couleurs s’entrechoquent, je me dis : « Oh là là, je ne sais pas comment il va les mettre celles-là. » Si je les portais, j’aurais l’air d’un clown. Eux non ! Quand on a la chance de les rencontrer, on constate qu’ils sont dans une espèce d’excès d’allure totalement assumé qui fonctionne parfaitement. Ils ont une culture vestimentaire qui va au-delà des modes. Et en soi, la commande spéciale transcende les modes.

Est-ce culturel ?

L’Européen est en général assez réservé. Seules des personnes très libres avec l’apparence sont plus à l’aise. Principalement des communautés noires africaines et asiatiques. Ces derniers piochent plus facilement dans d’autres vestiaires, peu importe leur genre. Dès que l’on donne à quelqu’un dont ce n’est pas le métier, la possibilité de créer, on tombe souvent dans l’excès, car il faut que cela se voie. Alors que c’est tout le contraire. Ce n’est pas toujours évident de trouver le bon équilibre.

Quelles sont ses limites ?

On voit bien que la personnalisation a largement gagné du terrain en dehors des groupes de luxe et qu’il y a des procédés d’individualisation partout. Finalement la personnalisation c’est l’opposé de l’uniforme et parfois, c’est raté. Si on demande à chacun de tout personnaliser, c’est une espèce d’autoroute vers le non-goût. C’est comme un Kelly Hermès que l’on viendrait trop orner. Au final, il ne ressemblerait plus à un Kelly. De toute façon, on est entré dans une ère vestimentaire où la singularité relève de l’uniforme et devient banal. Une banquière couverte de tatouages ou de piercing aurait été inconcevable il y a quelques années. On ne l’aurait pas recrutée sur ce délit d’apparence. Tout le monde fait un effort plus ou moins mesuré pour se singulariser. A part les milieux politiques qui restent accrochés à leur costume, tout le reste a volé en éclat.

Avoir le choix est-il un luxe ?

Quand on peut tout personnaliser, comme un costume, sur certains sites, ça anéantit. Quand tout est possible, le désir s’évanouit aussi un peu. Trop de choix tue le choix. C’est comme quand, sur un menu, il y a trop de plats ; il vaut mieux laisser le serveur décider. Il y a aussi cette utopie qui insinue que, parce qu’on déciderait soi-même, on serait plus heureux. C’est presque un confort de ne pas toujours choisir. Prenez le couturier Azzedine Alaïa qui s’habillait tous les jours en petit uniforme chinois. C’est bien plus luxueux que de se demander tous les matins ce qu’on va bien pouvoir porter, non ?