• 01/08/2022
  • Par binternet
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San Sebastián : Elena Arzak, la vie en cuisine<

San Sebastián est un paradis pour gourmets. Du bar à tapas au restaurant multi étoilé, il y en a pour tous. Une créativité hors norme développée au milieu des années 70 grâce à un groupe de chefs qui, inspirés par la nouvelle cuisine française, font leur révolution, proposant une cuisine saine et innovante. Dans cette superbe station balnéaire, les bons produits abondent, les touristes aussi, pour ce qui semble être un festin sans fin. Un peu en marge, éloigné du bord de mer et du centre historique, le restaurant Arzak n’a ni vue, ni jardin, ni terrasse. C’est une grande bâtisse sans réel charme, posée un peu trop près de la route.

Seule une façade revêtue d’un motif en tuiles de zinc laisse penser qu’il s’y passe quelque chose d’intéressant. On entre dans cette maison comme dans une famille : en salle et en cuisine, les générations s’y sont succédé et s’y côtoient encore aujourd’hui harmonieusement. Juan Mari Arzak y vient encore, le plus souvent possible. Elena veille à ce qu’il ait toujours la place qui lui revient, même si c’est maintenant elle qui dirige l’établissement.

Elle a passé la plus grande partie de sa vie en cuisine ; elle l’imagine, la fait, cherche, explore, toujours en quête de nouvelles pistes, sans jamais oublier qui elle n’est ni d’où elle vient. Et elle en parle avec intelligence.

5 questions à la cheffe Elena Arzak

The Good Life : Avez-vous toujours su que vous prendriez la succession de votre père ? Elena Arzak : Enfant, je passais beaucoup de temps au restaurant avec ma grand-mère. Ma sœur et moi y travaillions quelques heures pendant les vacances pour donner un coup de main, nettoyer les chipirons, peler les oranges, trier les fleurs ou les herbes… J’adorais l’ambiance. Je goûtais à plein de choses : du foie gras, des épices, des produits exotiques… Je me souviens avoir dit, un jour, à ma mère, alors que nous mangions des oranges chinoises, que ce serait bien d’avoir des oranges « normales » ! À 17 ans, quand j’ai choisi d’étudier en hôtellerie, mes parents m’ont simplement dit : « Réfléchis bien, passer ses journées en cuisine de l’aube à la nuit, c’est autre chose que deux heures par jour en été ! » Mais c’était bien là que je voulais être. En 1989, alors que j’étais à l’école hôtelière de Lucerne, je reçois un coup de fil de mon père qui m’annonce qu’il vient d’obtenir sa troisième étoile. Il m’a dit : « Tu sais, Elena, je ne sais pas combien de temps je vais les garder. » Nous les avons encore aujourd’hui. C’est magnifique, non ?

TGL : Comment s’est faite la transmission, le passage de sa cuisine à la vôtre ? E. A. : C’est une transition qui s’est faite lentement et qui, d’une certaine façon, se fait toujours. Mon père a longtemps eu le dernier mot, mais il a toujours été ouvert à la différence. Quand je suis revenue de mon apprentissage, la tête pleine d’idées, je suis passée par tous les postes de la cuisine, j’ai lu beaucoup de livres, étudié en profondeur les bases de la cuisine basque et fait des listes de produits oubliés. Puis j’ai commencé à réaliser des plats qui, comme ceux de ma génération, étaient composés avec moins d’ingrédients que ceux de mon père, mais avec plus de puissance. Il a bien compris mon point de vue et nous avons peu à peu commencé à baisser la quantité d’éléments dans l’assiette. Mon intention n’était pas de démonter un système qui fonctionnait très bien, mais mon père savait qu’il fallait évoluer, écouter les plus jeunes. Je lui fais toujours goûter ce que je fais, et lui ne prend aucune décision si je ne suis pas là. Nous sommes très critiques l’un envers l’autre. C’est une chance, et aussi une grande émotion, car je sais qu’un jour il ne sera plus là…

San Sebastián : Elena Arzak, la vie en cuisine

TLG : Que signifie pour vous la créativité en cuisine ? E. A. : Il y a, en cuisine, beaucoup de créativité, beaucoup d’idées géniales qui ont été trouvées, mais qui ne tiennent pas dans la durée ; tout va trop vite. J’aime m’appuyer sur les valeurs du passé et les réutiliser avec une vision contemporaine. Par exemple, si le fond de volaille que faisait ma grand-mère est exquis, pourquoi m’en priver ? En revanche, je vais y ajouter une épice qui m’intéresse, de la poudre d’écorce de baobab, par exemple, et le résultat va être extraordinaire. Un restaurant comme le nôtre, qui a 100 ans, peut et doit s’appuyer sur les valeurs du passé, certainement davantage qu’un établissement qui vient d’ouvrir. Auparavant, la plupart des restaurants se ressemblaient et utilisaient les mêmes produits. Aujourd’hui, chacun exprime son caractère et sa personnalité. Faire une révolution culinaire est très difficile, elle n’est plus aujourd’hui le fait d’un groupe de chefs, mais se passe individuellement chez quelques-uns. Ferran Adrià en est un bon exemple. Avec El Bulli, il a énormément fait pour la gastronomie espagnole. Il a fait sa révolution et a fait évoluer la cuisine de nombreux chefs. J’ai eu le plaisir d’y être invitée pour un stage de quelques jours et j’y ai appris beaucoup de choses. Il s’agit ensuite de les faire à sa façon.

« Nous n’avions pas travaillé toute notre vie avec acharnement pour atteindre l’excellence pour maintenant faire de la cuisine à emporter. »

TGL : Parlez-nous de votre laboratoire. Quelle est sa fonction ?E.A. : C’est un outil pratique que nous avons créé au-dessus de la cuisine du restaurant, car il était devenu impossible d’y faire des tests. Nous avons donc décidé de séparer la production de la création. Nous expérimentons de nouvelles techniques et de nouvelles applications. Nous pouvons lyophiliser, distiller… nous avons une imprimante 3D. Mais tout ce que nous y faisons doit valoir la peine, apporter vraiment quelque chose aux produits qui ont chacun une limite dans leur manipulation. C’est aussi une banque de saveurs, avec 1 500 ingrédients secs ou en poudre venus du monde entier. Chacun est identifié et classé à l’aide d’un code QR. Si je dois, par exemple, finaliser un plat avec quelque chose d’amer et de croustillant, la banque de données me donne une liste de produits. C’est un outil qui ne remplace pas la connaissance et l’expérience, car même si, pour certaines préparations, il existe des formules, pour d’autres, il faut avoir la main.

TGL : Comment avez-vous vécu la période de fermeture durant la pandémie ? E. A. : Alors que nous étions tous au chômage temporaire, j’ai fait beaucoup de choses en parallèle, des interviews, des forums online… Nous avons pensé à proposer une formule à emporter, puis nous nous sommes dit que nous n’avions pas travaillé toute notre vie avec acharnement pour atteindre l’excellence pour maintenant faire de la cuisine à emporter. Il a aussi fallu prendre des décisions financières, réfléchir à la façon de nous restructurer, revoir les codes d’accueil des clients, analyser la façon dont ils vont fréquenter le restaurant. Avant, nous affichions toujours complet ; on ouvrait, un point c’est tout. Maintenant, il faut étudier les mouvements de la clientèle – moins d’étrangers en semaine et plus de locaux les week-ends – et donc bien gérer le temps des équipes. Et puis, durant cette période, j’ai fait la maman et j’ai cuisiné à la maison avec mes deux ados, ce qui ne m’arrive pas si souvent ! Ils aiment la cuisine, certainement à cause de moi, mais aussi de mon mari, qui est architecte. Nous voulons qu’ils choisissent eux-mêmes ce qu’ils veulent faire, comme ma sœur et moi en avons eu la possibilité. Pour l’instant, aucun ne se décide, mais ils aiment bien manger… S’ils venaient travailler avec moi, je serais très contente ! Mes parents ne m’ont jamais dit ça, alors je ne le dis jamais à mes enfants… comme ça, s’ils décident de me rejoindre, je saurai que c’est volontairement.

Restaurant ArzakAlcalde J. Elosegi Hiribidea, 273, San Sebastián.Tél. +34 943 27 84 65.arzak.es

Le documentaire Arzak Since 1897

En octobre 2020 était présenté, en ouverture de la section Culinary Zinema du Festival international du film de San Sebastián, le documentaire Arzak Since 1897 réalisé par Asier Altuna. Il y retrace la carrière de Juan Mari Arzak et, bien entendu, Elena y occupe une place importante.

Un film émouvant qui témoigne de la transmission entre père et fille et qui, d’une certaine façon, entérine la passation de pouvoir entre les générations. « Quand le réalisateur est venu nous dire qu’il voulait faire un film, nous avons d’abord dit non. Nous n’avions pas le temps, et nous livrer à quelqu’un qui n’est pas de la famille, c’était compliqué. Il nous a rassurés, puis a été là pendant deux ans. À la fin, on ne le voyait plus, il était devenu totalement transparent. Il a su communiquer notre esprit et notre histoire. J’ai été très émue en regardant le film. Le réalisateur a bien montré nos deux personnalités, qui sont très différentes. Je suis plus calme, plus patiente que mon père. Avec son côté très enfantin, quand il a une idée, il va la réaliser tout de suite. Moi je peux attendre… »


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