Derrière le faste de la scène du Moulin Rouge, au fond d’un labyrinthe de couloirs, se cache l’atelier de la Maison Février. Ici s’activent au quotidien une dizaine de plumassières. Leur métier? Manier les plumes pour réaliser de somptueuses créations: boas, capes ou coiffes pour les danseuses du cabaret, ou pour répondre aux commandes des maisons de haute couture les plus prestigieuses comme Hermès, Dior ou Louis Vuitton.
Créée en 1929, la Maison Février a été rachetée en 2009 par le groupe Moulin Rouge pour devenir l’une de ses filiales et préserver son savoir-faire unique. Alors que la plumasserie a bien failli disparaître au milieu du XXe siècle, avec la fin de la mode du chapeau, ce sont les militaires (l’uniforme de la Garde républicaine notamment comprend des ornements en plumes) et le monde du spectacle qui ont permis de sauver ce métier d’art rare.
Revue Féérie du Moulin Rouge. Les danseuses portent des costumes de plumes créés et entretenus par la Maison Février.
Aujourd’hui, il existerait une cinquantaine de plumassiers en France, et une seule formation diplômante, unique en Europe, le CAP du lycée Octave Feuillet. "Quand j’étais à l’école, il y a une dizaine d'année, la plumasserie était has been, comme tous les métiers manuels", témoigne Maxime Leroy, chef d’atelier et codirecteur de la Maison Février. La plume dans la peau, tatouée sur son avant-bras, ce plumassier a repris avec Paul Baret la Maison Février en 2019, après 10 ans chez Jean-Paul Gaultier, pour préserver le savoir-faire historique de cette maison, transmettre et innover. Aujourd'hui, le métier connaît un vrai retour en grâce, notamment auprès du luxe. "Les maisons de mode se retournent vers ce qu'elles savent faire de mieux, l'artisanat", observe Maxime Leroy.
Avant la fermeture du Moulin Rouge pour cause de pandémie, les shows du cabaret représentaient 75% de l’activité de la Maison Février; ils ne reprendront progressivement que le 10 septembre. Alors à défaut de créer les costumes ou de réparer les parures des danseuses, l’atelier en profite pour répondre à toutes les commandes de la haute couture, mais aussi des designers, des aménageurs, de l’automobile, du yachting, ou des particuliers. "On n'imagine pas l’amplitude de la plume. Nous pouvons tout faire, s'enthousiasme Maxime Leroy: de la frange pour une robe de mariée, des bijoux, des créations design, de la sellerie... En kératine, la plume peut même faire office de plastique naturel. Nous pouvons nous adapter à toutes les demandes", assure le plumassier, des échantillons de cannage en plumes d’autruche pour Dior entre les mains.
Selle réalisée par la Maison Février pour Hermès
Et le métier a su évoluer avec son époque. La matière animale a moins la cote, mais "les stylistes qui continuent d’en utiliser sont sensibles à la plume, observe Maxime Leroy. Une plume discrète. Il faut fonctionner avec son temps, savoir écouter. Nous pouvons faire des choses super chic, sans savoir que c’est de la plume"; en témoigne le bracelet de sa montre… en plume.
Lire aussiDans le monde à part des passionnés de montres
Alors que la plumasserie a failli mener à l'extinction des oiseaux en Amérique, le marché est aujourd’hui extrêmement contrôlé par la convention de Washington. Aucun oiseau n’est tué pour ses plumes. Toutes les plumes apprêtées par les plumassiers français proviennent d’oiseaux élevés et tués pour leur viande. "J’achète mes plumes auprès d’un fournisseur français qui se fournit auprès d’élevages d’oiseaux comestibles, comme les poules", indique Prune Faux, plumassière indépendante installée en Provence. Pour les oiseaux rares ou protégés, il est seulement possible de racheter des stocks anciens, à condition de pouvoir tracer et dater les plumes. "C’est très réglementé et c’est normal, considère la plumassière. Je fais très attention avec mes fournisseurs. Si je ne le suis pas, notre métier pourrait disparaître, il faut que l’entreprise soit la plus transparente et la plus éthique possible." Impossible en revanche de ne travailler qu’avec des plumes ramassées, pour des questions de volume et parce que les plumes doivent subir un traitement, pour garantir l’absence de parasites ou de maladies que pourraient transmettre les oiseaux.
Atelier de la plumassière Prune Faux. Crédit: Virginie Ovessian
En outre, "pour obtenir de belles plumes, il faut des oiseaux en bonne santé", renchérit Maxime Leroy. Pour ses deux tonnes de plumes d'autruche consommées chaque année par le Moulin Rouge, la Maison Février se fournit auprès d'entreprises sud-africaines, où la consommation de viande d’autruche est très répandue, au prix de 700 euros le kg pour les plus belles plumes. La maison a également un partenariat avec une éleveuse de nandous aux Etats-Unis. Les plume ramassées (par terre) sont triées, comptées, certifiées et minutieusement tracées par les douanes avant de parvenir entre les mains des plumassières à Paris.
Lire aussiHaute couture: Comment Paris veut verdir ses défilés
Pour les autres oiseaux, les fournisseurs sont surtout asiatiques. "Les faisans ou les poules viennent de là-bas à l’origine. En Europe, nous tuons les oiseaux avant leur maturité, donc avant que leurs plumes soient les plus belles, regrette Maxime Leroy. En Asie, on ne cherche pas un poulet calibré qui puisse rentrer dans un four à cuisson lente comme chez nous, mais le plus gros poulet possible pour nourrir toute la famille. La culture culinaire a une influence sur la qualité des plumes. Ils ont aussi une vision business, tout se vend dans l’oiseau." Quant aux oiseaux protégés, "plus personne ne prend le moindre risque", assure le chef d’atelier. Les stocks historiques précieux, contenant par exemple des plumes d’oiseaux de paradis sont utilisés avec parcimonie, uniquement pour des pièces d’exception.
Du côté des aspirants artisans aussi, la plume séduit. Le CAP plumasserie du lycée Octave Feuillet accueille normalement six personnes en première année, sortant du collège, et six en deuxième année. S’il reste des places à pourvoir uniquement, la formation s’ouvre aux jeunes déjà diplômés qui peuvent réaliser leur CAP en un an. Pour cette rentrée 2021, la directrice déléguée du lycée Véronique Le Jallé a reçu plus de 30 demandes de jeunes diplômés… pour deux places.
Ce sont pourtant ces profils diversifiés, ayant aussi une formation dans le stylisme, la couture ou même le design qui intéressent de plus en plus les maisons de plumasserie. Comme tous les métiers d’art, une plumassière doit être minutieuse et patiente, mais cela ne suffit plus. Les recruteurs cherchent aussi des créatrices. "Je veux des plumassières pluridisciplinaires, témoigne Maxime Leroy, qui sont aussi fleuristes artificielles, brodeuses ou illustratrices, des gens riches, qui ont l’esprit pratique et créatif. Il y a les 'petites mains', et les plumassières qualifiées que je recherche, celles qui ont de la réflexion."
Création de la Maison Février pour Stéphane Rolland
Car Maxime Leroy veut faire bouger la plumasserie. S’il a été engagé pour retrouver le savoir d’antan et transmettre le savoir-faire, il est aussi en constante recherche d'innovation, pour gagner du temps, mieux recycler les chutes, développer de nouvelles techniques… "Dès que j’ai une plumassière de libre, je la mets sur du développement technique. La plumasserie est restée longtemps figée dans le cabaret, aujourd’hui elle dialogue avec la haute couture, le design… tout est en train d’évoluer." Une chose en revanche reste immuable, la précision du travail manuel: "la plumasserie est l’un des rares savoir-faire à ne pas pouvoir être industrialisé. A part une machine à coudre, tout est fait à la main dans l’atelier."
Comme tous les métiers rares du luxe, le savoir-faire est prisé, il y a donc de la place pour les plumassiers. Pourtant, de plus en plus de jeunes tout juste diplômés se tournent vers l'auto-entrepreneuriat. A l’image de Prune Faux, spécialisée dans les accessoires et objets de décoration. Elle a choisi l’indépendance après une première collection pour Alexander McQueen et plusieurs années dans la haute couture, et vend aujourd’hui ses créations dans sa boutique ou sur son site. Comptez 250 euros pour un peigne de mariée, 350 euros pour un abat-jour, 700 pour un chapeau cloche.
Chapeau cloche, création de Plume Faux. Crédit: Virginie Ovessian
Une indépendance qui séduit alors qu'une plumassière débutante ne touche guère plus que le Smic, soupire Véronique Le Jallé; jusqu’à 1.700 euros net à la Maison Février. "Quand vous voyez le prix de vente, le temps passé, et le salaire, l’équation n’est pas bonne", considère la directrice déléguée du lycée Octave Feuillet. Car les produits de la plumasserie coûtent cher. Le boa de la Maison Février vaut environ 1.300 euros le mètre; l’atelier en produit 3 kilomètres par an. Les capes en plumes blanches portées lors de la revue par les trois rôles principaux et renouvelées tous les trimestres car tachées par le maquillage des danseuses, valent, elles 7.000 euros pièce. "Les élèves sont là par passion, résume Véronique Le Jallé. Ils savent qu'ils ne seront pas milliardaires. C'est pourtant le talent dans leurs mains qui vaut de l'or."
Retrouver les précédents volets de notre série Métiers hors-normes: