A l'entrée de Langenthal, havre de calme sis dans la campagne bernoise, le plan de situation indique les onze églises ou temples de cette commune de 14 000 habitants. Bientôt, il conviendra d'y indiquer un nouvel édifice religieux. Une mosquée doit être construite. Une question architecturale reste pendante : possédera-t-elle un minaret ? Une association s'y oppose et a déposé un recours contre cette partie de l'édifice, évoquant des nuisances de voisinage.
Ce qui ressemble à une simple querelle de clocher, version XXIe siècle, est devenu un débat national. Les Suisses voteront, le 29 novembre, pour décider si doit être ajoutée à l'article 72 de la Constitution fédérale, qui garantit la paix religieuse dans le pays, une phrase ainsi libellée : "La construction de minarets est interdite." L'initiative populaire, lancée le 1er mai 2007, a récolté les 100 000 signatures requises et a franchi toutes les étapes juridiques. A la population donc de trancher.
Un des instigateurs de la votation, Ulrich Schlüer, député de l'Union démocratique du centre (UDC), le grand parti populiste, justifie l'interdiction : "Le minaret n'est pas une construction religieuse mais politique, assure l'élu. Il est le symbole d'une volonté de pouvoir, d'un islam qui veut établir un ordre juridique et social qui est fondamentalement contraire aux libertés garanties dans notre constitution." L'ancien professeur d'histoire avertit que demain s'échapperont des minarets suisses les appels à la prière des muezzins. "Dans certaines banlieues de Paris ou certains quartiers de Berlin, s'est installé un droit différent du droit ordinaire et vous ne pouvez plus rien contre cela, poursuit-il. Ça, nous n'en voulons pas en Suisse." Ulrich Schlüer évoque la burqa, les jeunes filles interdites d'activité sportive. "La charia va à l'encontre de notre droit. On ne peut pas accepter un groupe qui ne respecte pas nos principes", insiste-t-il.
Les grands partis, les autorités religieuses se sont prononcés contre l'initiative, arguant notamment de la liberté du culte et de l'image négative donnée dans les pays arabes. Même l'UDC, qui n'aime rien tant que ces appels au peuple, est embarrassée par cette initiative populaire, bien que quatorze des seize personnes à son origine soient issues de ses rangs. Un porte-parole affirme que la formation n'a toujours pas décidé s'il approuverait ou non le texte, repoussant le débat interne au mois d'octobre. "Il ne fait aucun doute que l'UDC nous soutiendra clairement", assure Ulrich Schlüer.
Malgré le climat de réprobation institutionnelle, les signatures, 114 895 exactement, n'en ont pas moins afflué en un an, sans qu'il ait été besoin de publicité. Et tant pis si la Suisse ne compte aujourd'hui, en tout et pour tout, que quatre minarets... Les soutiens sont venus de tous les cantons.
La collecte a été accélérée par une polémique née dans le village de Wangen, 4 600 habitants, dans le canton de Soleure. Une mosquée - avec minaret - a été inaugurée en janvier. Mais l'association de musulmans qui la gère a été accusée de proximité avec une organisation extrémiste turque, les Loups gris. De quoi apporter des arguments à ceux qui critiquent l'amalgame politico-religieux.
"Le peuple suisse veut un débat officiel sur l'islam et l'islamisme", conclut Ulrich Schlüer. Bien difficile pourtant, à Langenthal ou ailleurs, de trouver des habitants qui acceptent de parler ouvertement du sujet. Pas de tags agressifs, d'affiches va-t-en-guerre, de propos définitifs, comme cela se verrait chez le voisin français. Même les musulmans préfèrent éluder le sujet. Ils sont 350 000 à 400 000 officiellement dans le pays, essentiellement des Turcs, des Bosniaques ou des Albanais individuellement bien intégrés.
Dans le quartier de Balgrist, à la périphérie de Zurich, la mosquée Mahmud dresse son frêle minaret à une quinzaine de mètres de hauteur, face à l'arrêt de tramway. De l'autre côté de la rue, le clocher de l'église fait deux fois cette hauteur et sonne gaillardement les six heures. La première mosquée de Suisse a été construite en 1963, suscitant alors une vague de protestations. "Depuis, il n'y a plus eu le moindre problème, explique Ahmed Sadaqat, son imam depuis huit ans. Le vendredi, l'église autorise même les fidèles à se garer sur son parking quand ils viennent pour la prière."
Le responsable musulman estime "ridicule" l'initiative sur les minarets. "Ils veulent effrayer les gens avec cette histoire de domination politique, explique-t-il. Depuis quarante-six ans que nous sommes ici, jamais nous n'avons demandé à ce que soit lancé un appel à la prière. Ils font des amalgames avec les islamistes, la burqa, le terrorisme. Il faut pourtant admettre que les musulmans sont un fait de cette société, qu'ils vivent ici et qu'ils doivent accepter cette réalité."
A Genève, Stéphane Lathion, président du Groupe de recherche sur l'islam en Suisse (GRIS), mène le visiteur jusqu'à la mosquée de la ville, discret édifice dont le minaret, datant de 1978, est écrasé par les immeubles alentour, dans le quartier du Grand-Saconnex. L'universitaire rappelle que, dans cette terre calviniste, une semblable polémique s'était ouverte quand les catholiques s'étaient réinstallés : fallait-il autoriser que leurs églises aient un clocher ?, se demandait-on.
Régulièrement sollicité dans le débat, côté francophone, Stéphane Lathion dénonce "les fantasmes" sur l'islam et tente de "dédramatiser le débat ": "Il y a toujours eu une tradition xénophobe dans le pays. Elle s'aggrave lorsque la situation économique se dégrade. Mais s'ajoute aujourd'hui une crise identitaire. Une question traverse la société : c'est quoi être Suisse ? Qu'est-ce qui nous réunit ? La tentation est de se construire en négation de l'autre. L'islam est alors associé à l'étranger et la tentation est grande de mettre tous les musulmans sous l'emprise d'épiphénomènes fondamentalistes."
Pour preuve, Stéphane Lathion évoque le pêle-mêle entre rejet de l'islam, de l'immigration, de l'insécurité et de l'Union européenne, établi par les défenseurs de l'interdiction. "A priori, l'initiative n'a aucune chance de passer, estime-t-il. Mais, dans un climat émotionnel, tout devient possible."
Le chercheur s'amuse de l'ambiguïté de son pays, qui vote pour ou contre les minarets et, dans le même temps, choie les grandes fortunes arabes qui viennent dépenser leur argent. A Genève, les organisateurs de la grande fête annuelle s'interrogent ainsi sur l'idée d'en décaler les dates en 2010 afin qu'elle ne coïncide pas avec le ramadan. A Zurich, les grands palaces ont annoncé qu'ils allaient adapter leurs menus et leurs horaires au moment du jeûne musulman afin de satisfaire les émirs de passage. Les autorités économiques ont d'ailleurs argué qu'un vote contre les minarets pourrait détourner la riche clientèle arabe. "En Suisse, on fait une distinction entre la burqa Chanel et la burqa Darty", conclut Stéphane Lathion.
Benoît Hopquin
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