e 21 janvier 2018: un dimanche pluvieux et, à la veille de la semaine de la Couture, une fashion crowd un brin fatiguée par la fin des collections Homme pour l'hiver 2018. Un moment morne. Quand à midi, est tombé un communiqué de presse. Et la mode s'est réveillée, revigorée par l'annonce de la nomination d'Hedi Slimane à la tête de la création artistique et de l'image de Céline, avec pour mission le développement des collections féminines, des accessoires, de la couture mais également de l'univers masculin et des parfums. Hedi Slimane revient donc chez LVMH (propriétaire du groupe Les Échos), où il avait créé Dior Homme avant de multiplier par trois quelques années plus tard le chiffre d'affaires de Saint Laurent - chez Kering. Et Céline d'afficher des ambitions globales et le créateur sa volonté d'un «projet holistique». Mieux qu'un rappel, un nouveau lever de rideau après la pièce, plus classique, qui venait de s'achever.
Elle avait eu Londres comme décor de son acte I. Loin du fog et des palinodies de Theresa May, la relève de la mode masculine british y avait entonné son antienne favorite, celle d'une créativité un rien débridée - chez Edward Crutchley ou Charles Jeffrey -, parfois tempérée pour des designers coachés et repérés par des grands groupes - comme Grace Wales Bonner. Un prologue plus encore qu'un véritable acte, en l'absence des grands acteurs - Burberry ou J. W. Anderson se réservant pour un défilé mixte. Peu importe. C'est quelques jours plus tard, dans le froid de la nuit florentine, au coeur d'une station ferroviaire abandonnée, que s'est joué une mise en abyme toute shakespearienne de théâtre dans le théâtre. Soudain, les projecteurs ont dessiné un chemin de lumière. Déboulent des hommes aux cheveux longs et aux visages préraphaélites, aux kilts tenant de la coule cistercienne, du souvenir de guerriers et de collections passées. À toute allure, d'autres les suivent, détournant et bousculant les classiques de la garde-robe, le tout dans une vivacité joyeuse très Quattrocento. Puis, le noir se fait. Leur répondent des hommes caparaçonnés, aux cagoules de forcenés, aux couvertures de survie arborant le slogan «the day the world went away». Un chant amébée de deux défilés - celui de Jun Takahashi pour sa marque Undercover auquel répondait celui de Takahiro Miyashita The Soloist -, invités d'honneur du Pitti Uomo? Mieux, un événement interrogeant les genres, les frontières, les registres du vestiaire, la portabilité, la concurrence entre les marques et leurs collaborations. Au-delà de la performance stylistique, le thème choisi par les deux créateurs «Order/Disorder» sonne comme un écho des enjeux du secteur.
Côté désordre, le microcosme a connu un réveil 2018 marqué par la déflagration constituée par la chute de deux stars du système, les photographes Mario Testino et Bruce Weber, accusés par des modèles masculins de harcèlement et d'attouchements. Un scandale révélé par le New York Times, relayé par le site Business of Fashion, et conduisant les maisons de luxe leur ayant commandé des campagnes de communication à cesser tout lien avec eux. Un mouvement suivi par Anna Wintour, dans son incarnation de directrice artistique de l'ensemble du groupe Condé Nast - principal client presse des deux photographes - qui a proposé des règles s'imposant à l'avenir à ses publications. Une prise de conscience rappelant l'initiative conjointe de LVMH et Kering qui ont mis en place dès l'an dernier une charte de bonne conduite protégeant les modèles de tout harcèlement moral ou sexuel. Face à ces dérives, le système a donc réagi. Signe des temps, on notait également la diversité nouvelle des podiums: le mâle blanc n'est plus dominant.
Dans le même temps, les défilés strictement masculins cessant d'être la norme, la mixité des présentations lors des fashion weeks féminines gagnant du terrain, la redistribution des cartes entre les capitales de la mode s'accentue. Londres se replie sur la jeune garde, alors que Florence, et son Pitti Uomo - à la fréquentation en hausse avec 36000 visiteurs (+2,5% par rapport à janvier 2016) -, affirme sa place de pivot du marché pour les multimarques et de lieu d'expression forte de la mode. Une dynamique qui pourrait faire pâlir Milan, désertée par les marques du groupe Kering - de Gucci à Bottega Veneta, préférant la mixité des fashion weeks féminines - et des géants comme Ferragamo, Moncler ou Corneliani.
A contrario, Paris assurait sa place, avec 55 défilés et 30 présentations, entre marques étrangères - elles étaient 14 de Paul Smith à Dries Van Noten via Yamamoto -, mastodontes de LVMH - Dior Homme, Berluti, Vuitton, Loewe ou Kenzo - et de Kering - McQueen, Brioni, Saint Laurent -, retour de Richemont - Dunhill - et jeune création - comme Nïuku.
Côté offre, le marché poursuit sa remise en ordre et les collections ont tout fait pour rassurer le client final. Le velours, le «doudou» de l'homme, fait ainsi un retour remarqué de Brunello Cucinelli - chez qui il articule toute la proposition - à Ermenegildo Zegna - Alessandro Sartori pariant sur sa composante sportswear pour son offre tailoring - en passant par Haider Ackermann qui pour sa propre marque, en fait une seconde peau sensuelle. En accessoires, la sneaker continue de régner en maîtresse, s'affirmant toujours plus sportive et imposante.
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Côté inspiration, la «britishness», madeleine de Proust du secteur masculin, est en pleine forme à grand renfort de tartans et de motifs Argyle. Elle s'exprime naturellement pour des griffes d'outre-Manche d'Alexander McQueen - où Savile Row rencontre les Highlands - à Paul Smith - l'écossais et les manteaux d'officiers -, mais aussi chez l'Italienne Donatella Versace, la Japonaise Chitose Abe (Sacai) ou le Flamand Dries Van Noten.
Même stratégie de l'offre à l'oeuvre quand les marques se réapproprient leur propre héritage. Prada décline ainsi le nylon et les imprimés qui furent les fers de lance de son succès et de sa transformation en marque globale; Saint Laurent présente (en show room) sa partition rock, mâtinée de références au Maroc d'Yves et Pierre; chez Valentino, Pierpaolo Piccioli réinterprète ses propres classiques; Dolce & Gabbana célèbrent les princes Salina d'aujourd'hui à grand renfort de broderies; Armani déploie sa maîtrise des velours, des gris et des bleus; Missoni parie sur ses mailles colorées; Tod's ancre son italienneté en s'offrant pour image le danseur étoile de la Scala, Roberto Bolle... Cette reconquête peut avoir des allures de renaissance comme chez Brioni où Nina-Maria Nitsche revient aux valeurs très «grand tailleur romain» de la maison tout en revendiquant un ancrage dans la vie, avec le recours à une brochette de «vrais gens» pour présenter la collection. Même souci d'universalité chez Dior Homme, où Kris Van Assche, retravaille la partition tailleur - soulignée comme la saison dernière par le motif «Christian Dior Atelier» - complétée de street et souligne les ambitions de la maison en faisant défiler des mannequins de tous les âges et «forever young», comme le chantait en 1984 le groupe Alphaville, bande-son du défilé.
Cette remise au pas, sinon ce retour aux réalités, signe-t-elle une «fin de l'Homme» à la manière, toute chose égale par ailleurs, dont Fukuyama envisageait, après la chute du communisme, la fin de l'histoire et le triomphe de la démocratie? Peut-être pas, car l'homme n'a sans doute pas achevé sa mue et son mode «fini» n'est pas encore défini. Sans doute l'«homo fashionistus» n'a pas gagné la bataille, mais l'homme ante-mode n'est plus le mâle alpha qu'il fût. L'offre se révèle toujours plus fragmentée mais sa dynamique continue de passer par une créativité bien pensée. Une évidence que traduit toujours avec tendresse et acuité Véronique Nichanian chez Hermès, entre éclats roses et émeraude, intemporalité et modernité, pour une collection aux allures d'oxymore, chuchotée et forte.
Au jeu de l'intelligence des marques, Kim Jones, sur le départ de l'offre masculine de Louis Vuitton, a lui aussi tout compris. En sept ans, il n'a pas seulement créé une allure. Il a donné un style à l'Homme du numéro mondial du luxe, et un tempo aux aspirations du mâle contemporain, entre portabilité et désirabilité, jeu des registres et collaborations externes donnant le «la» à toute l'industrie.
Un équilibre rare. C'est à cette aune que se mesurent les propositions les plus marquantes de la saison. Elles peuvent être inspirantes, comme celle de Jonathan Anderson chez Loewe, multipliant les audaces côté prêt-à-porter et assurant une solide offre de sacs et de petite maroquinerie - essentielle dans une marque d'accessoires. Autre compréhension des enjeux business de l'industrie, celle de Virgil Abloh chez Off White qui prouve que ce roi des collaborations - avec Nike ou Timberland - sait aussi proposer un vestiaire «business casual» - une manière de montrer aux groupes suivant avec attention son travail qu'il peut être bankable. De leur côté Carol Lim et Humberto Leon ont proposé chez Kenzo un double défilé homme et femme, assorti d'une performance, My sister's wedding, jouée en direct par des acteurs, filmée et diffusée en simultané sur grand écran avant une viralisation sur Instagram. Un moment de poésie et d'émotion virant à la «slow party» géante - un message de lien social en direction des millennials. Même intelligence des temps, mais sur un autre créneau, dans la manière dont Haider Ackermann chez Berluti, avance l'idée d'un «homme calme» face au chaos du monde. Un homme sûr de lui sans être dominateur, déterminé et poétique, coupes épurées et palette sensuelle aidant. Un homme postmoderne. Gageons que celui qu'Hedi Slimane prépare le sera également. La fin de l'homme n'est pas encore pour demain.