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SirAndrew Lloyd Webber, le fameux compositeur de comédies musicales, l’auteur de Cats, d’Evita, de The Phantom of theOpera, a mis en vente chez Sotheby’s à HongKong le 22 janvier une partie de son impressionnante collection de grands vinsfrançais. Cette vente est historique puisqu’elle provient d’un seulcollectionneur. Elle a rapporté 3 millions d’euros pour 747 lots. En France,les deux plus belles ventes de l’année ont été l’œuvred’Artcurial et de Claude Maratier. Elles ont produit 1.200.000 euros «seulement»et pour la vente Maratier en décembre, il y avait 1.500 lots.
Lelieu et le moment de la vente Lloyd Webber paraissaient particulièrement bien choisis, car les Chinois des classesdirigeantes sont devenus, depuis quelques années, de singuliers œnophilesattirés par les plus nobles vins français, les premiers crus classés deBordeaux, à commencer par les millésimes phares du Château Lafite à Pauillacdont les prix obtenus aux enchères dépassent les plus fabuleusesestimations: une simple bouteille de Lafite 1869 vient d’être vendue 232.692 dollars, record du monde détenu par Sotheby’s, dépassant de loin unjéroboam de Mouton Rothschild 1945 qui avait été cédé pour 310.000 dollars enfévrier 2007 à New York.
Cesprix somptuaires sont ceux de la rareté absolue: ces incunables de lavigne française représentent les trésors de la viticulture girondine et ilssont en voie d’extinction. Qui a jamais bu un Lafite 1900? Ce qui estnouveau, c’est que l’année 2010 a été marquée, à Hong Kong, par des ventesd’exception en quantité et en qualité: 99% des lots de vins proposés parSotheby’s ont trouvé des acheteurs, soit 6.560 lots vendus, d’où un recordinégalé de 62 millions de dollars à Hong Kong contre 20 à Londres et 14 à NewYork.
Ceschiffres montrent que le cœur du marché s’est déplacé vers l’Asie et Hong Kong.
«LesChinois des grandes villes qui ont une énorme puissance financière s’achètentdes maisons, des appartements pourvus de caves qu’il s’agit de remplir, confieSerena Sutcliffe, Master of Wine, chef historique du département Vins de Sotheby’s à Londres. Les Chinois qui ne sont plus des néophytes consommentles vins français à table, il les offrent à leurs amis, ce qui flatte leurego: en aucun cas, les premiers crus de Bordeaux sont considérés commedes objets d’art exposés dans le salon, ce qui fut le cas autrefois. LesChinois occidentalisés par snobisme sont des mangeurs jouisseurs et certainsplats épicés –le canard laqué– se marient avec les rouges de Bordeaux,particulièrement les millésimes de Lafite, le grand cru de Pauillac qui aouvert la voie à ses concurrents de Mouton et de Margaux. Le vocable Lafite estsimple à prononcer et le château des cousins Rothschild a su mener uneexcellente stratégie de pénétration en Chine, à Hong Kong, à Taïwan et jusqu’auJapon. Lafite, de l’or en barre au pays du président Mao.»
Ilfallait s’y attendre, l’effet «Chine» a fait grimper les prix desvins en Europe de façon spectaculaire: c’est la mondialisation des cours.Nombre de négociants de Bordeaux, de Londres, de Paris, de Tokyo achètent pourdes clients chinois: aux enchères, par téléphone à Hong Kong, il fautparler le mandarin.
Lesprix actuels dépassent tout ce qu’en Europe l’on pouvait imaginer.Exemples: douze bouteilles de Lafite 82, millésime légendaire, vendues à25.000 euros, douze bouteilles de Château Latour 82 à 10.500 euros, douzebouteilles de Château Margaux 82 à 6.250 euros, douze bouteilles de ChâteauHaut-Brion 82 à 4.320 euros. On voit bien l’envolée des vins superbes de Lafite–à la mode– laquelle touche aussi le second vin du Château Les Carruades deLafite coté 250 euros le flacon, trois à quatre fois plus qu’hier, avant lapoussée chinoise. D’autres crus de la famille comme Duhart-Milon et Rieussec enSauternais subissent des hausses, disons-le, inconsidérées.
«Àcoup sûr, les vins de Mouton Rothschild vont suivre, souligne Serena Sutcliffe,à cause du nom Rothschild, signe de prestige et de garantie. Un beau cru classéde Saint-Julien du Château Beychevelle, très aimé aux Etats-Unis, séduit les Chinois àcause du bateau à voile sur l’étiquette, un totem efficace. Des vins de luxecomparables à Lafite, comme Haut-Brion, restent très abordables pour lesEuropéens, soucieux de leur portefeuille.»
Paradoxalement,les vins liquoreux du Château d’Yquem, inégalables pour certains œnophiles pointusqui les attendent des années, ne fascinent pas les Chinois –Yquem 98 à 100euros, un cadeau. Un vin difficile à apprécier, trop sirupeux, qui exige uneconnaissance des vins moelleux.
Enfait, les vins blancs, de Bourgogne par exemple, n’ont pas la demande effrénéedes rouges des grands terroirs. «Ça viendra, explique Serena Sutcliffe,car les Chinois gourmets ont une nette dilection pour les coquillages et lescrustacés à marier avec des Meursault, des Puligny Montrachet, des CortonCharlemagne. Ce sont les nourritures qui appellent ces vins de noble chardonnaypour le duo solide-liquide. Là aussi, il faut de l’expérience.»
Lehic, c’est que les hausses vertigineuses se répercutent sur les vins vendus auxenchères en France.
«Ilssont devenus inaccessibles pour les Français, même fortunés, qui refusent dedébourser des sommes pareilles, souligne l’expert Maratier, conseiller denombreux collectionneurs. Les grands Bordeaux 2005, 2009 et le 2010 dont on ditbeaucoup de bien échappent à nos compatriotes et sont aujourd’hui des produitsd’exportation. Lafite 2009 à 1.500 euros la bouteille (minimum), tout comme lerare Ausone ou Mouton et Cheval Blanc à des prix inouïs ne sauraient trouverpreneur en Europe. Songez que le second vin de Haut-Brion, le BahansHaut-Brion, s’est envolé à 120 euros, trois fois le prix normal. Et pourquoi leChâteau Lascombes, un Margaux sans éclat particulier, décolle-t-il? Et pareilpour le Latour à Pomerol, très demandé?»
Lapoussée chinoise est telle que l’expert Maratier organise deux ventes annuellesà Pékin dont le chiffre d’affaires atteint, sans mal, plus d’un milliond’euros. En revanche, ironie du sort, cette inflation très sélective des noblescrus français ne touche pas des vins de Bordeaux d’excellente origine et debons millésimes –mais sans l’aura, la magie de Lafite et de la Romanée Conti.
Descrus classés, guettés par l’amateur, demeurent à des prix plus qu’abordablesrelevés chez Tajan ou chez l’expert Maratier à Paris: Château PichonLalande 99 à 30 euros, Château Montrose 94 à 35 euros, Château Lynch Bages2001, délicieux, à 40 euros et moins, Château Figeac 83, le rival de ChevalBlanc, à 40 euros, le Château Pontet-Canet 98 à 40 euros, le Château Pavie 86 àSaint-Émilion à 40 euros, le Château Léoville Poyferré 2006, cru classé, à 28euros, le Château Grand Puy Lacoste 2004, recherché par les amateurs à 20euros, Ce sont des affaires très intéressantes pour l’amateur.
Ilest temps de guetter ces vins de haute sève, le fond de cave de toutBordeauxphile, aux enchères à venir avant que les Chinois ne fassent grimperles cours.
Nicolas de Rabaudy