Alors que les salariés d’Europe 1 viennent de mener une grève de six jours pour protester contre les probables changements de ligne éditoriale orchestrés par Vincent Bolloré, devenu actionnaire majoritaire au sein du groupe Lagardère, retour sur l’histoire mouvementée de la station et les crises successives qui l’ont secouée.
En 1974, elle était accusée de « rouler » pour Valéry Giscard d’Estaing. En 2012, certains la surnommaient « Radio-Sarko ». Europe 1 fera-t-elle, en 2022, le jeu de la droite, voire de l’extrême droite ? C’est la crainte de nombreux salariés, inquiets d’un changement de ligne éditoriale désormais clair depuis que Vincent Bolloré est devenu actionnaire majoritaire au sein du groupe Lagardère. Les arrivées de Dimitri Pavlenko, chroniqueur au côté de l’essayiste Éric Zemmour à CNews, et de Laurence Ferrari, aussi animatrice sur CNews, ont été officialisées. Louis de Raguenel, transfuge de Valeurs actuelles, dirigera le service politique durant la campagne présidentielle. Les employés de la chaîne de Salut les copains !, sur laquelle Coluche avait lancé les Restos du Cœur en 1985, sont désormais écœurés et découragés. Et viennent de mener une grève de six jours. L’article signé Anne-Marie Gustave et Henry Mongabure, en 1996, permet de mettre en perspective vingt-cinq ans de crise à Europe 1, radio généraliste à la splendeur souvent écornée, et aux audiences déclinantes. L.L.S. (25 juin 2021)Encore un coup dur pour Europe 1. À nouveau, la désolation l’emporte. Pourtant, avec l’arrivée de Denis Jeambar, en juillet dernier, toute la station retrouvait le fier espoir d’un nouvel essor. Et puis, le 12 mars, il annonce son départ après huit mois de réflexion sur l’avenir d’Europe. Aujourd’hui, c’est Jacques Lehn, le pdg, qui assure la direction générale. Il reprend le projet imaginé par Denis Jeambar, qui avait réussi le renouveau du Point.
Le temps de la splendeur passé, Europe 1 a toujours oscillé entre une hiérarchie pléthorique et une direction hasardeuse. Alors, rue François-Ier, dans les studios feutrés, l’enthousiasme s’est émoussé peu à peu, comme la vigueur des programmes. Résultat, en douze ans, la moitié des auditeurs a déserté. Après avoir été dépassé par France Inter dans les sondages, Europe 1 a subi deux nouvelles terribles humiliations : battue par France Info alors qu’elle a toujours eu la prétention d’être la meilleure sur l’actualité, elle a aussi été dépassée par NRJ, une FM musicale qui coûte peu à fabriquer. De quoi, évidemment, démoraliser un peu les troupes. Pourtant, le malaise ne s’explique pas seulement par une perte d’influence due à la concurrence acharnée que se livrent les stations. Europe 1 a aussi un passé politique lourd. Un sujet tabou, mais qui laisse des traces dans l’esprit d’hommes qui s’interrogent, en demandant l’anonymat, sur leur rapport avec la puissance politique.
Jusqu’en 1974, tout va bien. On est heureux, la radio fourmille d’idées. C’est à ce moment, dit-on, que la station se giscardise. Étienne Mougeotte donne une cuillerée à manger au président de la République chaque matin. Puis c’est une louchée. Quand la gauche triomphe, la rédaction a la sensation d’avoir à payer l’addition d’une trop grande proximité avec le pouvoir politique passé. Le spectre de la privatisation se profile, considéré comme le meilleur moyen de couper le cordon avec les anciennes habitudes. La station a des doutes sur sa propre excellence. En 1981, changement d’équipe, le nouveau pdg, Jean-Luc Lagardère, nomme Philippe Gildas à la direction de l’info. Celui-ci interdit aux journalistes de « faire de la politique » à l’antenne, et choisit d’engager des éditorialistes extérieurs, disent certains, pour chanter les louanges de leurs chefs de parti : ainsi, chacun défend le sien. L’atmosphère devient irrespirable. Exit Jean-Pierre Joulin. Jugé trop proche de l’ancien pouvoir politique, il est expatrié durant cinq ans à Washington. Alain Duhamel et Catherine Nay, eux, goûtent quelque temps aux plaisirs stériles du placard.
Avec la cohabitation, les exilés reviennent, le moral aussi. Et puis pan, pendant la campagne présidentielle de 1995, les vieux démons se réveillent, quelques journalistes influents imposent leur candidat à leurs collègues, qui suivent comme des moutons. Ils soutiennent en chœur Édouard Balladur. Les mêmes retournent leur veste en un week-end quand, pour la première fois, un samedi de janvier, les sondages donnent Jacques Chirac gagnant. « On a souffert, reconnaît un témoin. Quand, le lundi, nous avons reçu le Premier ministre, les journalistes l’ont cassé. Lui-même ne comprenait pas. Il disait : “Vous êtes terriblement politiques ce matin, qu’est-ce qui vous arrive ?” Il ne savait pas qu’ici on roule toujours pour quelqu’un. » Europe 1, qui ne souhaite pas avoir un train de retard, saute sur le marchepied des sondages.
Europe 1 by Les Archives Telerama
Ce comportement monolithique vécu par toute la rédaction révèle d’abord la peur. En 1994-1995, les patrons d’Europe 1 ont souvent perdu leur sang-froid : « Personnellement, j’ai compris comment sont nées les dictatures. Nous avions un chef qu’on appelait Ceausescu. Il compensait son manque d’autorité par la violence verbale. Un autre, plus virulent encore, nous balançait des “Je te tuerai, il y aura du sang sur les murs”. Je l’ai même entendu tenir des propos racistes à propos d’Arthur ou de Yannick Noah, que la station voulait engager comme consultant ! »
À l’antenne, les programmes trahissent ce malaise. Ils s’adressent à tout le monde et à n’importe qui, en mélangeant les heures et les genres. Jamais la grille n’a été aussi incohérente. C’est le combat des chefs : chacun impose ses hommes et ses idées. Et, pour la première fois de l’histoire d’Europe 1, on voit même un directeur de régie commerciale intervenir sur la grille : Michel Cacouault embauche à prix d’or les Nuls, pour remonter l’audience et « porter » la tranche d’information de la mi-journée. Ils placent la barre très haut pour dissuader leur futur employeur. Europe accepte leurs exigences. Pendant une saison, ils touchent 150 000 francs par mois chacun (et ils sont trois, plus leur équipe) pour animer une heure d’émission quotidienne. De l’argent balancé par les fenêtres, puisque l’audience ne remonte pas d’un poil.
En revanche, ces nouveaux cachets font jaser. Les jeunes journalistes trouvent leur salaire bien pâle et se barricadent dans leur pré carré. Ils gardent pour eux leurs informations, évitent de se parler. Leurs « papiers » ne sont pas relus par la direction de la rédaction. Un laisser-aller désenchanté embrume l’allant défaillant des plus entreprenants. Sûrs de leur talent, s’ils affirment pourtant aimer passionnément leur station, ils n’aiment guère leurs collègues. L’esprit maison s’entache d’arrogance. Les stagiaires sont ainsi accueillis : « Si tu es mieux que les autres, on ne te dit rien. Si tu es aussi bon que les autres, c’est que tu es mauvais. Si tu es moins bon que les autres… tu n’as rien à faire ici. »
Les anciens regrettent, évidemment, le bon vieux temps où ils étaient perpétuellement sur la brèche. À la mort de Pompidou, se souvient avec mélancolie un vieux briscard, le 2 avril 1974, vers 21h15, tout le monde était revenu dans les studios. Jean Gorini faisait des listes : « Toi, tu restes. Toi, tu habites loin, tu reviendras demain. » Lors de l’assassinat d’Itzhak Rabin, le 4 novembre dernier, c’est tout juste si les trois journalistes de permanence ont osé prévenir leur rédaction en chef. L’absence d’encadrement se fait cruellement sentir.
Aujourd’hui, seul Jean-Luc Lagardère, actionnaire majoritaire, fait l’unanimité. On l’appelle « papa », son bureau, « le château ». Admiré par tous, « papa Lagardère » n’a que quelques mots à prononcer pour remettre de l’ordre dans la maison. Seulement, il n’a pas que cela à faire. À la tête d’un groupe militaro-industriel, il ne vient pas souvent rue François-Ier. Mais chacun sait qu’il ne les abandonnera pas, même en cas de crise. L’an dernier, paradoxe, après une autre chute d’audience, la radio a continué de gagner de l’argent : 70 millions de francs de bénéfice. Comme si les annonceurs ne s’étaient pas aperçus de la gravité de l’hémorragie.
De toute façon, on ne craint pas ici de manquer d’argent : si un jour Europe 1 avait des ennuis financiers, le groupe Lagardère voterait volontiers les rallonges nécessaires, une attitude qui encourage l’apathie générale. Les seules créations se font à l’étranger : cinquante radios en URSS, une à Prague, plusieurs en Chine… Une internationalisation qui favorise le mélange des genres. On susurre que tel envoyé permanent très spécial a noué des contacts qui auraient permis à Matra de vendre des armes au Moyen-Orient et qu’un autre aurait servi d’intermédiaire pour d’autres négociations. Un journaliste affirme, au contraire, que l’appartenance de la station à un groupe ne pèse pas sur ses choix éditoriaux. « On dit d’Europe 1 que c’est la danseuse de Lagardère. C’est évident, mais dans le bon sens du terme. Moi, ce qui m’inquiète, c’est l’avenir. Est-ce que la vitrine restera si le magasin s’agrandit ? »
Grève à Europe 1 : “Que peut-on face à Bolloré ?”Elise Racque 7 minutes à lirePétris de certitudes, les apprentis sorciers n’arrivent même plus à différencier leur style de celui des autres radios généralistes comme RTL et France Inter. Ils boudent l’ordinaire, le quotidien, et ne se révèlent que dans les grandes occasions. Lors de la mort de François Mitterrand, toute la rédaction s’est enfin mobilisée, donnant le meilleur d’elle-même. La couverture fut complète, voire brillante. « Dommage qu’il faille attendre un événement de cette dimension pour que réapparaissent les qualités des hommes », commente, désabusé, un ancien.
Les responsables des programmes multiplient les expériences anarchiques, laissant carte blanche à des personnalités comme Arthur, Muriel Robin, Caroline Tresca… À RTL, le capitaine, lui, tient la barre. Il met au point chaque forme d’émission, précise la logique des enchaînements et recrute ensuite les animateurs qui se coulent dans le moule. Il peut changer les noms, le public s’y retrouve : le programme garde son identité. À France Inter, la partition est savamment composée. Jamais un programme ne télescope celui qui le suit. À Europe, on passe du coq à l’âne. Comme si, finalement, seul le prime time (7 heures-9 heures) comptait… pour la publicité.
On s’abrite derrière le constat que, avant 9 heures, soixante-dix auditeurs, sur les cent qu’aura la station dans la journée, se sont déjà branchés sur la fréquence. Car le matin, les décideurs écoutent la radio. Ils sont donc la cible privilégiée d’une programmation qui s’adresse aux cadres supérieurs âgés de plus de 30 ans – ceux qui prennent l’avion au moins une fois par mois, communiquent par téléphone portable et circulent dans de luxueuses voitures étrangères. Les femmes ont fui ce machisme primaire depuis longtemps. Il reste à la radio supposée tout public une cible bien étroite à exploiter.
“J’ai une opération commando à mener. Je l’assume directement et personnellement. Tout va changer”, Jacques Lehn, pdgDepuis peu, deux enquêtes, dont celle de la Secodip (Société d’études de la consommation, de la distribution et publicité), annoncent une chute programmée de l’audience. Elles révèlent, et c’est une nouveauté, que les FM musicales comme NRJ, Fun, RFM ont réalisé ensemble un chiffre d’affaires publicitaire supérieur à celui des radios généralistes. En un an, la part de marché d’Europe 1 a chuté de 18 %, celle de RTL de 7 %, celle de RMC de 23 %. Quant aux mesures d’audience, elles donnent raison aux plus pessimistes. Les auditeurs continuent de bouder Europe 1, ce qui l’oblige à revoir à la baisse le prix de la minute de publicité. Et, là encore, c’est une première.
« J’ai une opération commando à mener, explique sobrement le général président Lehn. Je l’assume directement et personnellement. Tout va changer. Il faut se différencier des autres stations, introduire l’enthousiasme, privilégier le relationnel, voire l’affectif. » Le pdg-dg bénéficie de l’entière confiance de Jean-Luc Lagardère et des professionnels de « sa » radio. Il a déjà soigné en urgence des parties malades du groupe industriel et connaît bien la station pour avoir eu le loisir d’en détailler les mécanismes. Il est donc le dernier recours.
En septembre, Europe 1 deviendra « une radio d’informations à valeur ajoutée, se réjouit à l’avance le “sauveur”. Une station relationnelle et de dialogue, de débats dans le style de Michel Field, qui occupe ce créneau depuis la rentrée, et plutôt brillamment ». La vraie vie, on l’espère dans les couloirs, devrait reprendre le dessus, en même temps qu’on enterrera la radio généraliste des années 50. Certains ne suivront pas le cortège des nouveautés, puisque les contrats peuvent être facilement dénoncés. Mais une autre radio pourrait bientôt naître. Elle pointe déjà le bout du nez : un 6 heures-8h30 retravaillé, sous l’impulsion d’un comité de sages et de Patrice Louis, transfuge de France Inter mais formé à Europe et reconnu comme le meilleur metteur en ondes du matin ; un 18 heures-20 heures chamboulé, puisque Jean-Yves Chaperon, nommé adjoint au directeur de la rédaction « ne fera plus de micro ». Du coup, Générations, l’émission de Michel Field, démarrera plus tôt et servira de vitrine à la nouvelle ligne directrice.
Pour les optimistes, tous les éléments du succès sont enfin réunis autour de Jacques Lehn, qui se révèle, alors que tout le monde le décrivait comme un horrible gestionnaire, « le chef charismatique tant désiré ». On parle de retrouvailles, de chaleur conviviale. Les auditeurs sont invités à par-ta-ger. L’avenir dira si le dernier soubresaut que vient de vivre Europe 1 va finalement permettre la révolution nécessaire à sa survie.
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