Ceux qui l’ont porté quotidiennement pendant toute une carrière n’en croiraient pas leurs oreilles : depuis quelques années, le bleu de travail est revenu à la mode. En veste, en chemise ou surchemise, en combinaison, unisexe ou non, il fleurit dans les grands centres-villes. Repris par des stylistes, on en trouve même à plusieurs centaines d’euros.
Pour l’historien spécialiste du vêtement de travail Jérémie Brucker, aucun doute : “L'objet en lui-même s'est embourgeoisé”.
Pour comprendre ce retour, il faut s’intéresser au parcours du bleu et à comment il a perdu sa symbolique.
Les premières formes de bleus apparaissent aux prémices de la révolution industrielle. En pleine révolution industrielle, les cadences augmentent, élevant le risque de blessures des ouvriers. On veut alors protéger les travailleurs de l’industrie ou de la mécanique. Il est coupé de manière pratique, avec des grandes poches pour y ranger des outils, souvent conçu en moleskine, une matière qui résiste aux frottements et aux brûlures.
La couleur bleue de Prusse est souvent choisie, pour une question de chimie et de coût de fabrication. D’abord concurrencé par des bruns, des kakis, le bleu met du temps à se fixer symboliquement comme couleur de l’ouvrier, bien aidé par le cinéma.
Le bleu apparaît d’abord dans la rue lors des manifestations de Mai 68, comme pour marquer la convergence des luttes étudiantes et ouvrières. La même démarche sera d’ailleurs adoptée par des manifestantes féministes 50 ans plus tard, en clin d’oeil à Rosie the Riveter, personnage devenu une icône féministe américaine.
Les années 1970 arrivent : les premières usines ferment, le bleu ne fait plus la fierté de leurs travailleurs, qui délaissent ce vêtement ou lui préfèrent d’autres couleurs. Il n’a plus la côte chez les ouvriers ; l’intelligentsia peur alors s’en emparer. À commencer par un artiste, le photographe new-yorkais Bill Cunningham. Puis, les stylistes se l’approprient, comme Marithé et François Giraud au début des années 1980.
Il faut ensuite faire un saut dans les années 2010 pour observer son retour version “streetwear”. La friperie se met à récupérer des bleus et à en reteinter. Des créateurs le remettent au goût du jour, dès 2011, avec des marques parisiennes (Bleu de Paname) et même japonaises (Comme des Garçons). Certaines fabriques, spécialisées dans le vêtement de travail, glamourisent les équipements de protection, comme Le Mont Saint-Michel ou Lafont.
Sentant l’engouement pour la seconde main et le made in France, des entrepreneurs s’engouffrent dans la tendance du “workwear”, à l’heure où la “fast-fashion” n’a plus la cote. C’est le cas du collectif About a Worker, qui implique des ouvriers dans la revisitation du vêtement de travail.
“À l'heure actuelle, je vois chez un certain nombre d'étudiants, des jeunes qui ont envie de se glisser dans la peau de leur grand-père ou de leur père, explique Jérémie Brucker. C'est finalement une manière de toucher à leur intimité, à leur vécu”. Même si, reconnaît-il, le bleu version 2021 touche selon lui “un segment privilégié, plutôt urbain”.
La haute couture s’empare enfin du bleu, à l’instar d’Inès de la Fressange. Jean-Paul Gaultier, quant à lui, marque son dernier défilé en 2020 en arborant un. Corollaire de cet engouement : des prix de vente parfois déconcertants, jusqu’à 300 ou 400 euros pièce.
Le bleu aurait perdu sa symbolique. De là à y voir une gentrification du vêtement, il n’y a qu’un pas. “Porter un objet qui ne nous appartient pas, ça a l'avantage de ne pas exposer son identité personnelle ou professionnelle puisqu'on porte la peau d'un autre, décrit Jérémie Brucker. Mais il est complètement détourné et il n'a plus rien à voir avec sa fonction première. On l'appelle un bleu de travail ; en fait, je pense que c'est un abus de langage.”