Peut-on considérer la mode comme de l'art ? Plusieurs arguments poussent à y croire. Il y a bien sûr les nombreuses collaborations. Louis Vuitton et Takashi Murakami (2003), The Row et Damian Hirst ou encore Marina Abramović & Costume National (2015) ont montré que les artistes du vêtement et ceux du pictural ou de l'installation s'entendaient à merveille… Il y a aussi les défilés qui ressemblent de plus en plus à des happenings, comme le dernier show Louis Vuitton, qui a recréé le Centre Pompidou dans la Cour carrée du Louvre pour sa dernière collection. Et après Gucci, c’est au tour de Jacquemus cet été de faire appeler à l’artiste Chloe Wise pour illustrer sa nouvelle campagne. Depuis longtemps, les designers s’inspirent du monde de l'art. Maria Grazia Chiuri nous confiait le mois dernier : «Je ne crois pas que l’art et la mode doivent être mis au même niveau. Chacun a sa propre base et sa propre portée. Ce sont deux écoles différentes, avec des manières de faire et des valeurs qui doivent dialoguer ensemble. Les deux domaines ont des choses en commun et, bien sûr, ils évoluent tous les deux en ligne avec la culture visuelle contemporaine.» On a cherché à en savoir plus sur l'union inspirante et riche en émotions entre les artistes et les designers en interrogeant Damien Delille, historien de l’art et de la mode, enseignant à l’université Lumière Lyon 2.
Madame Figaro.- Quels sont les plus grands points communs entre l'art et la mode ?Damien Delille.- Ils partagent un même intérêt pour l’esthétique, la beauté, un rapport complexe avec le luxe et l’apparat, une passion pour les représentations ornées ou idéalisées du corps humain, et surtout, une réflexion commune sur le monde matériel qui nous entoure. Avec les contradictions et les effets d’aliénation qu'il comporte. Baudelaire a été un des premiers au XIXe siècle à souligner le rapport de la modernité avec l’art et la mode, liés à la beauté de l’éphémère, de l’air du temps et de la transformation du banal. Cependant, les arts décoratifs et appliqués ont souvent souhaité moraliser la mode et dénoncer notamment sa rhétorique. Il y aurait une vacuité de l’image artificielle de la mode, une vanité de l’ostentation, une mise en scène des désirs à la fois consommables et jetables.
La mode peut-elle être vue comme un art, et le couturier comme un artiste à part entière ?Cette idée de considérer la mode comme un art est une invention journalistique pour donner une caution intellectuelle à la mode. Depuis le XIXe siècle et le début de la valorisation commerciale de la création artistique, on compare la création d’une robe à la production d’un tableau, la griffe de la marque à une signature de toile, le couturier à un artiste, la maison de couture à une galerie d’art. Charles Frederick Worth, le premier des couturiers parisiens, s’est amusé de cela en posant pour le photographe Nadar, habillé en blouse d’artiste à la Rembrandt, tandis que les caricaturistes se moquaient des femmes qui allaient le voir dans sa maison de couture, au même titre qu’une visite de salon artistique. Les liens se sont poursuivis tout au long du XXe siècle : les créateurs se sont pris pour des artistes touche à tout, comme Paul Poiret qui faisait des lignes d’ameublement et de parfum, Elsa Schiaparelli qui s’inspirait des idées surréalistes de Salvador Dali, André Courrèges qui collaborait avec le sculpteur Arman, ou encore, le fameux exemple de reprise des motifs géométriques abstraits de Piet Mondrian par Yves Saint Laurent. Globalement, je crois qu’il y a surtout eu des échanges et des dialogues féconds entre artistes et couturiers, souvent des inspirations croisées, mais rarement des couturiers-artistes. L’exemple parfait reste Sonia Delaunay, qui réussit à être une pionnière de l’art abstrait, avec son mari Robert, et une formidable créatrice de mode durant les années 1920. Cette union des talents l’a doublement pénalisée. La pratique trop technique et liée au monde féminin de la mode selon les avant-gardes artistiques ainsi que son approche trop artistique et intellectuelle pour le monde de la mode, durant l’entre-deux guerres l'ont desservie.
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— diyhowtodo.com Wed Feb 02 17:25:19 +0000 2011
Peut-on ressentir le même type d'émotion devant un défilé que devant un tableau ?Il ne faut pas tenter de mettre sur un même niveau des régimes esthétiques différents, comme l’expliquait le philosophe Jacques Rancière, mais rechercher leurs spécificités. Deux émotions esthétiques, certainement proches, ont lieu lors d’un défilé et face à un tableau. Cependant, le défilé intègre une dimension spectaculaire, éphémère et multiple, combinant le mouvement, la musique, le vestimentaire et le rendez-vous mondain. Le tableau est une expérience plus intérieure, souvent silencieuse, introspective et ne fait principalement appel qu’à la vue (cela dépend des tableaux, bien entendu). Les deux ont néanmoins en commun de nous extraire de l’expérience du quotidien, de se poser des questions et d’interroger notre rapport au réel.
Que cherche la mode en collaborant avec des artistes comme Damien Hirst ou Jeff Koons ?Elle recherche de nouvelles inspirations en termes de motifs textiles, mais elle part surtout à la conquête d’une plus-value artistique apportée par la caution des artistes. Le déplacement esthétique qu’opèrent les artistes en se rappropriant, en détournant, ou en annulant la fonctionnalité des objets de la mode, est recherchée par les créateurs. L’exemple le plus flagrant est celui des sacs Louis Vuitton détournés par l’artiste suisse Sylvie Fleury en 2000. L’artiste reprenait la forme du Speedy pour en faire une sculpture en bronze chromé ; la marque à son tour reprend l’impression miroitant pour vendre un nouveau sac «Speedy mirror». La boucle est bouclée : l’art commente l’idolâtrie suscitée par les objets de luxe, qui a son tour reprend la transformation artistique pour réintégrer le commentaire critique en un geste esthétique épuré. Les uns y gagnent en renouvellement de la ligne commerciale, les autres en notoriété médiatique. Mais l’art est parfois devenu un agent créatif et l’on a vu apparaître des collaborations aussi oiseuses et superflues qu’inutiles et franchement médiocres.
Gucci et Jacquemus ont fait appel à des peintres pour illustrer leurs campagnes. Qu'est-ce que ça apporte par rapport à des photographies ?Je crois que cela participe au renouveau de l’illustration de mode, en particulier sur les réseaux sociaux comme Instagram. Les consommateurs d’image sont toujours à la recherche d’une forme d’authenticité de la main, et rien de mieux que celle d’artistes peintres ou de graphistes au style bien identifié. Avec Gucci, cela participe du tropisme italien de l’art ancien (les maîtres de la Renaissance italienne). Jacquemus s’inscrit dans cette même veine ostentatoire de la French Riviera, avec un côté pop américain très années 1980, avec les peintures de Chloe Wise qui rappellent les univers feutrés d’Alex Katz. Dans tous les cas, l’enjeu pour ces campagnes est de gommer tout affichage commercial, en essayant de mettre en avant la création artistique désintéressée. Et non la pochette en bandoulière de la prochaine collection !