Dans de nombreux métiers on peut perdre son entreprise, sa chemise, voire le sommeil. Mais dans la mode, on risque aussi d’y laisser son nom.
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Il faut distinguer ceux qui l’ont « perdu » en raison de contrats mal calibrés, de ceux qui l’ont « vendu », et ne peuvent plus l’exploiter, alors qu’il est inscrit sur leur carte d’identité. L’histoire de la mode est émaillée des bras de fer judiciaires de créateurs bataillant pour retravailler sous le nom, ou tentant d’empêcher son exploitation sur des produits dans lesquels ils ne se reconnaissent pas. D’Inès de la Fressange à Christian Lacroix, de Thierry Mugler (qui porte désormais son second prénom, Manfred) à John Galliano (qui a dû laisser à LVMH sa ligne éponyme en même temps que son poste chez Dior), de Jil Sander à Helmut Lang, les exemples célèbres émeuvent le public (mais pas la mode, qui en a vues d’autres), et se retrouvent, ce qu’on sait moins, dans tous les secteurs « où un patronyme se détache de la personne physique, et devient un titre de propriété intellectuelle – c’est-à-dire une marque. Et cela implique qu’un contrat ait été signé ».
Corinne Champagner Katz, avocate au Barreau de Paris, spécialiste en propriété intellectuelle, rappelle les affaires Ritz, Ducasse, Taittinger, le cas des Editions Bordas… Autant de situations dans lesquelles, selon elle, « personne n’est victime de rien. On ne peut pas « voler » le nom de quelqu’un. Et si c’est le cas, c’est qu’il a été mal protégé, son futur mal anticipé » ». Maître Champagner Katz rappelle le cadre juridique : « le patronyme est le nom que possède un individu du premier au dernier jour de sa vie. Personne au monde ne peut le lui ôter. Ce nom est intouchable et incessible. En revanche, on peut perdre une marque. Parfois, c’est un problème de famille, ou d’associés ».
C’est ainsi que le créateur français Hervé Léger a perdu le droit d’exploiter son nom en 1998, lors du rachat de sa société par le groupe BCBG Max Azria. Puisqu’il était roux, son ami Karl Lagerfeld, jamais à court de solutions créatives, lui a suggéré de travailler sous « Hervé L. Leroux ». Lagerfeld qui a réussi lui-même à se faire un nom, à en créer une marque, et à bâtir sa légende en partie grâce au nom… d’une autre.
Pour Christian Lacroix, c’est un (triste) feuilleton à répétitions : créateur génial et prolifique, son prestige est depuis longtemps largement supérieur à son chiffre d’affaires. En trente ans d’existence, sa marque lui a sans doute rapporté beaucoup de satisfactions, mais proportionnellement, peu d’argent.Sur le papier, sa maison aurait pu générer énormément de profits – surtout fondée en 1987, en plein boom de l’exubérance de la Couture – mais ses associations n’ont pas donné les résultats escomptés. Alors qu’il travaillait chez Jean Patou, Bernard Arnault lui propose la direction artistique de Dior. Lacroix décline : il préfère fonder sa propre maison. Arnault le finance, pendant dix-sept ans, peu lucratifs. Sa société est ensuite revendue par LVMH aux hommes d’affaires Simon, Jérôme et Léon Falic. Pour faire du profit rapide, ils se lancent ensemble dans un marchandising hasardeux, loin de la Haute Couture pour laquelle il est fait. Il n’a pas vraiment le choix : de toute sa carrière, Christian Lacroix n’a jamais été propriétaire de son nom.
Alors, quand il signe des collaborations en parallèle avec des salles de cinéma Gaumont, quand il dessine une édition limitée de bouteilles pour Evian ou rhabille le TGV, c’est bien lui, mais ça n’est pas explicitement écrit. Parfois, ce sont carrément des produits qui sortent sous son nom, mais sans sa permission. Audrey Katz, Directrice du Cabinet CCK AVOCATS, intervenant dans la protection et la valorisation des actifs immatériels, explique qu’« en 2011, une société a créé des meubles en utilisant l’expression « designed by Christian Lacroix », aventure dans laquelle le designer n’avait rien à voir.Il a vite déposé une nouvelle marque désignant l’activité de fabrication de meubles, pour pouvoir attaquer en contrefaçon ladite société. Mais comme ce dépôt était destiné à contrer une action commerciale et n’était donc pas considéré « de bonne foi » par la loi, la Cour de Cassation a confirmé l’annulation de ce dépôt. » Corinne Champagner-Katz ajoute, pour bien distinguer les cas de figure : « les marques sont protégées en fonction des classes d’activités dans lesquelles elles sont déposées.
C’est d’ailleurs un homme de mode, Pierre Cardin qui a inventé le système des licences dans le prêt-à-porter, et qui a eu le génie de les appliquer aux cosmétiques, qui font vivre la plupart des grandes marques du luxe. La licence l’autorisait à utiliser les noms devenus des marques ». Kenzo Takada et Jean-Charles de Castelbajac ont connu aussi leurs batailles judiciaires, mais heureusement, les créateurs qui ont « perdu » leur nom peuvent toujours travailler avec leur nom d’artiste : ce fut le cas de Lacroix avec les costumes de l’Opéra national de Paris. Il leur suffit d’éviter de signer avec le logo de leur ancienne société. Kenzo par exemple signait avec son visage.
Pour un créateur, l’idéal serait de déposer sa marque en son nom propre et de ne la vendre à sa société que lors de l’entrée au capital d’un partenaire afin de faire monter les enchères. Ce qui implique des connaissances techniques, et/ou d’être très bien entouré.
Dans les années 90, Walter Van Beirendonck avait signé un contrat avec un groupe important pour l'époque : il accédait à des moyens de production conséquents, on lui fournissait un studio de vingt personnes à Anvers, une quarantaine de plus réparties en Allemagne et en Italie. Il a d’abord travaillé avec toutes marges de liberté, puis constatant que le créateur avait développé six cents points de vente dans le monde, dont soixante rien qu’au Japon, le groupe a voulu tirer encore plus de profits de la marque.
Des collections ont été produites en son nom, sans qu’il en soit informé. Au début des années 2000, par intégrité, il paye les employés de son studio à Anvers, et démissionne. Pendant cinq ans, il perd le droit d'utiliser son nom pour signer des collections. Sous l’appellation « Aesthetic Terrorists », il repart de zéro, recommence les salons et les présentations en showroom à Paris. Tout son talent, provisoirement sans sa signature.Heureusement, l’usage commercial de son nom rentrera dans son droit, et la mode belge, soulagée, dans l’ordre.
De son côté Roland Mouret, de 2005 à 2010, a dû travailler sous le nom de RM by Roland Mouret, avant de récupérer les droits d’exploitation de son nom. Pour Corinne Champagner-Katz, « le nom est l’un des attributs de la personnalité, mais dans les cas cités, et avec la permission de la personne elle-même, il est devenu une marque. Et si on l’a cédé à ce titre, on ne peut ni lui faire concurrence, ni créer une autre enseigne sous le même nom pour les mêmes activités que celles cédées ».
C’est sans doute le plus frustrant, quand ils ne l’avaient pas consenti ainsi, ou n’en avaient pas conscience au moment de la lune de miel de la signature du contrat. En 1999, Jil Sander a cédé 75% de sa société au groupe Prada. Six mois plus tard, invoquant des divergences de points de vue avec la direction, elle a démissionné. Mais elle est revenue, à l’instar de Chantal Thomass, licenciée en 1995 par le propriétaire japonais de sa marque, avant d’en retrouver l’usage commercial trois ans plus tard. Désormais la marque Chantal Thomass appartient au groupe Chantelle, et elle-même, à personne : à 73 ans, la grande dame de la lingerie qui s’est retirée de la mode en 2018, reste une créative active et indépendante.
Inès de La Fressange a de son côté « perdu son nom », en réalité le droit de l’exploiter commercialement, en 1999, licenciée pour « faute grave » par son actionnaire majoritaire, François-Louis Vuitton, qui n’avait pas apprécié qu’elle vende sans l’en avertir l'un de ses dessins pour décorer une boîte à pilules de « La jouvence de l'Abbé Soury». Pilule qui, pour le coup, est mal passée. Elle a finalement récupéré ses droits, après 14 ans de procédure. Corinne Champagner-Katz rappelle que « lors d’une cession d’actifs, certains ont signé des contrats dans lesquels ils cédaient soit toute la société, soit une partie de son activité. Si on « perd » son nom, c’est qu’en fait, on l’a vendu. Et c’est toujours une question de rédaction des accords. Attention : ça ne s’applique pas aux noms de domaine. Ce qui veut dire que par précaution, il est toujours prudent de déposer son propre nom à ce titre ».
Audrey Katz souligne que « dans la mode, pour distinguer après un temps une marque de son initiateur, ou juste pour se moderniser, on lui ôte son prénom. On a gommé le « Yves » de Saint-Laurent, « Margiela » reste une maison, mais sans Martin. Alors que dans le marketing de la food, c’est le contraire : lorsqu’on appose ou on ajoute un prénom à une marque, on donne l’impression au consommateur d’acheter une histoire, une tradition et un savoir-faire. Il y a même des géants de l’agro-alimentaire qui ont créé des patronymes de toutes pièces : Justin Bridou, Jeff de Bruges, ça donne une touche authentique. » Quid des vrais noms qui sont devenus des marques, et qui auraient pu tomber dans le langage courant ? « Sopalin, Caddy, Frigidaire, Kleenex, ou l’inventeur de la fermeture Eclair, ont connu ce qu’il y a de pire pour une marque : le danger de devenir génériques, en risquant de perdre leur distinctivité. Et donc, leur marque de fabrique ».
Comment se protéger du phénomène du patronyme galvaudé, banalisé, quand déjà on a réussi à en conserver les droits ? Corinne Champagner Katz plaide pour « appliquer la tolérance zéro des usages illicites et des contrefaçons. » Pour préserver l’éthique de l’étiquette.
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