• 19/02/2023
  • Par binternet
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Les dessous de la Bataille de Versailles, le concours de mode qu'on voit dans la série «Halston»<

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Novembre 1973, c'est déjà l'hiver à Versailles. En cette année d'ébullition qui agite les sociétés, le château glacé va servir de théâtre à une confrontation entre la France et les États-Unis au sujet de la mode et de ce qu'elle représente. Sur ce terrain s'esquisse une sorte de match entre deux conceptions et deux visions à l'époque très différentes.

Si la France, avec son passé mythique, pouvait sembler favorite, les États-Unis surprendront et, contre toute attente à la manière d'une fable de La Fontaine, le vainqueur ne sera pas celui auquel on s'attendait. Les Américains gagneront symboliquement ce duel haut la main. Leur éclatante victoire projettera définitivement la mode dans l'aventure du prêt-à-porter. La France ne s'est pas avouée vaincue pour autant: au cours des décennies suivantes, elle reprendra la main grâce à l'émergence et au talent de nouveaux créateurs et de nouvelles créatrices qui vont finir par éclipser les couturiers.

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1973 is beautiful

Consacrée au créateur américain Halston, la série éponyme de Ryan Murphy diffusée sur Netflix permet de redécouvrir un épisode de l'histoire de la mode contemporaine peu connu du grand public et baptisé The Battle of Versailles – The Night American Fashion Stumbled into the Spotlight and Made History, titre de l'ouvrage de Robin Givhan, critique, éditrice de mode et lauréate du prix Pulitzer en tant qu'autrice.

À l'origine du projet, l'Américaine Eleanor Lambert, attachée de presse et papesse de la mode, a l'idée d'organiser en France une confrontation opposant les créateurs et créatrices des deux pays. Présenté comme une source de financement pour le château de Versailles, l'événement s'est construit sur le modèle d'une charity à l'américaine (qui a permis de récolter 280.000 dollars). L'organisation est confiée à Marie-Hélène de Rothschild en lien avec le conservateur du château, Gérald Van der Kemp.

L'événement réunit et oppose cinq créatrices et créateurs américains à cinq français. Côté américain, les choix se sont portés sur Halston, Stephen Burrows, Oscar de la Renta, Anne Klein et Bill Blass, tenants d'une mode contemporaine. Les Français ont privilégié le prestique associé à leur conception de la couture avec Yves Saint Laurent (Pierre Bergé est aux manettes de l'événement), Pierre Cardin, Christian Dior (par Marc Bohan), Givenchy et Ungaro. À l'époque, la France a encore la notoriété de sa couture et vend aux États-Unis, sous forme de licences, l'autorisation de reproduire ses modèles. Or Donald Potard, consultant mode et présentateur télé, souligne que ce sont les États-Unis qui sont à l'origine du prêt-à-porter. Habitués à reprendre les modèles de la couture française, les créateurs et créatrices d'outre-Atlantique apprennent à les simplifier pour une clientèle avide de vêtements faciles à enfiler au quotidien et accessibles financièrement.

À Versailles, les Américains ont débarqué avec leurs modèles pas très bien payées, mais heureuses de découvrir Paris. Plusieurs Afro-Américaines sont du voyage. Liza Minelli, proche de Halston, assure sa présence en qualité de guest star. Sur place, la situation est proche du chaos, racontent les protagonistes. Lors des répétitions, les Français sont privilégiés et trustent outrageusement l'espace. Quand les Américains peuvent enfin investir les lieux, la soirée est déjà bien entamée. Il leur faut encore se confronter au froid et à une salle dont les dimensions leur ont été transmises en centimètres mais qu'ils ont interprétées en pouces. Leurs décors doivent s'adapter à grand renfort d'improvisation. Sans parler des manques en nourriture et en papier toilette auxquels ils se trouvent confrontés.

Un vent de liberté

Le jour dit, un parterre de vedettes et personnalités –la princesse Grace, Andy Warhol, Elisabeth Taylor, entre autres– se pressent à Versailles.

Les dessous de la Bataille de Versailles, le concours de mode qu'on voit dans la série «Halston»

Les Français ouvrent les hostilités avec faste et de façon spectaculaire en jouant sur l'univers des contes de fées soutenus par un décor ambitieux: une citrouille pour Dior avec Danielle Darrieux, une fusée pour Cardin, une Bugatti pour YSL, un rhinocéros pour Ungaro. Leurs invités sont prestigieux. Rudolf Noureev, Joséphine Baker, Zizi Jeanmaire participent au même titre que Jean-Louis Barrault. Long, apprêté, voire chichiteux, le spectacle offre la vision d'une mode tournée vers le passé.

Versant américain, l'option respire l'air du temps. Les créateurs et créatrices ont jeté leur dévolu sur des vêtements en adéquation avec les aspirations de liberté et de légèreté qui caractérisent l'époque. Anne Klein, dont les Français méprisent les lignes basiques taillées pour la femme active, étonne avec une collection ethnique inspirée de l'Afrique, mais qui détonne surtout par son accent mis sur le côté sexy. Burrows se démarque sans doute comme le plus original en présentant une collection de vêtements qui transpirent la sensualité à même la peau en un mélange détonnant de couleurs chamarrées. Halston opte pour des robes très habillées et déshabillées (un sein apparent ou une poitrine juste oblitérée d'un éventail), allégées d'une touche de plumes en hommage aux Folies Bergère.

Bill Blass réinterpréte un esprit jazzy à la Gatsby. Oscar de la Renta est resté le plus fidèle à la tradition d'une vision couture, mais en y insufflant légèreté et mouvement incarnés par ses vaporeuses robes en crêpe de soie présentées au rythme de la musique de Barry White. Énergique, la présentation américaine dure une trentaine de minutes vives, enlevées, dynamiques et joyeuses. Liza Minelli scande le tout par des moments très music-hall. Les mannequins défilent au bon gré de leur exubérance. Pat Cleveland laisse le souvenir d'une prestation où la fantaisie le dispute aux envolées virevoltantes et tourbillonnantes qui semblent ne jamais vouloir s'arrêter.

La rêverie made in France de la couture se retrouve éclipsée face à la joie et à l'air de liberté que distille la prestation américaine, qui remporte ce match haut la main. En première page du Women's Wear Daily (WWD) de l'époque s'étale un verdict cocardier sans nuance: «Americans came, they sewed, they conquered».

Les retombées sont immédiates. D'abord une sorte de statement: il faudra désormais compter avec les créateurs et créatrices américaines et s'attendre à une future internationalisation de la mode. Des carrières de mannequins américains s'ouvrent, en accordant une visibilité plus importante à la diversité. Surtout, on assiste à l'émergence d'une forme de mode plus contemporaine portée par l'énergie du prêt-à-porter –qui est en passe de détrôner la couture.

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La révolution du prêt-à-porter

La Bataille de Versailles incarne un événement qui a sans doute participé à sonner le glas d'une couture passéiste, dont les codes semblent tout à coup un peu obsolètes. Le prêt-à-porter en est encore à ses balbutiements en France avec la ligne Rive gauche d'Yves Saint Laurent fondée en 1966. Il reste issu de la couture et conçu comme une simple déclinaison visant à toucher au plus grand nombre et à rendre la marque plus rentable. Sur le plan de la création, ce type de mode n'a pas de crédibilité.

Les années 1970 verront cette nouvelle mode de plus en plus incarnée. Sonia Rykiel fonde sa marque en 1968, Kenzo Jap en 1970, Thierry Mugler, une première collection en 1973, Montana en 1975. La machine ne vivra son apogée qu'à partir des années 1980 avec de nouveaux noms: Jean Paul Gaultier, Alaïa, Jean-Charles de Castelbajac, Chantal Thomass, Jean-Rémy Daumas. C'est à ce moment-là que la France et les États-Unis vont jouer leur match retour. Les Américains vont continuer à exploiter leur style en oubliant l'extravagance au profit du classicisme. Calvin Klein, créateur emblématique de ces années, reste davantage connu et reconnu pour ses jeans et ses sous-vêtements que pour l'originalité de ses robes.

Donad Potard, qui fonde à l'époque la maison Jean Paul Gaultier, estime que le succès des créateurs et créatrices qui ont façonné le style de cette époque repose sur la vraie nouveauté de leurs propositions: «Ils ne sont pas issus de la couture. Ils veulent s'exprimer. Ils veulent créer. Le succès et l'argent ne sont pas leurs motivations premières.» Les Français ont à nouveau le vent en poupe. Ils imposent le look des années 1980: une femme conquérante, des épaules exacerbées, la taille fine, une working girl bien habillée. Chacun et chacune avec leur déclinaison: l'humour avec Gaultier et Daumas, la fantaisie haute en couleur avec Castelbajac, la féminité avec Alaïa et Chantal Thomass. Paris bruisse et redevient la capitale de la mode. Si les créateurs éclipsent la notoriété des couturiers, ces derniers sont aussi en train de bâtir des empires, transformant leurs noms en marques. Sans compter leur diversification à grand renfort d'accessoires et de parfums.

Paris conserve aussi son titre de capitale de la mode par son ouverture aux autres –une qualité par laquelle les Américains n'ont pas toujours brillé, remarque Donald Potard. La ville lumière devient un point de ralliement pour les créateurs et créatrices du monde entier: du Japon à la Belgique en passant par la Corée, sans oublier l'Angleterre dont sont issus les créateurs et créatrices aux talents les plus reconnus: Vivienne Westwood, Hussein Chalayan ou Alexander McQueen.

Aux États-Unis, on se cantonne au chic et au sportswear agrémentés d'une touche de preppy. Quelques Français dont les codes s'en rapprochent y défilent pendant plusieurs saisons: parmi eux figurent Marithé & François Girbaud dont les jeans, depuis Flashdance (1983), ont été un grand succès outre-Atlantique. Quand la marque Lacoste (lancée sous le nom Izod de 1952 à 1993 aux États-Unis) commence à défiler à Paris, elle choisit pour imposer son vrai nom de présenter ses collections quelques saisons à New York.

Les gloires américaines sont finalement restées à l'intérieur des frontières de leur pays. Donal Potard assimile ce phénomène à la «normativité» de cette société, inhérente à sa culture. Les designers américains ont eu peine à s'exporter en Europe même si Michael Kors, Tom Ford ou Marc Jacobs y ont eu une notoriété sans doute liée à leurs relations avec des maisons des pays de l'Union (Céline, Louis Vuitton, Gucci, YSL). La mode américaine perd en créativité pour se concentrer sur des modèles plus basiques. L'énergie des années 1970 et la victoire de Versailles n'ont finalement été que de courte durée outre-Atlantique.

Que reste-il de la bataille?

Du match de 1973, sur les cinq Américains, seul Stephen Burrows est toujours en activité. Anne Klein est décédée peu après (en 1974) mais sa maison a continué avec Donna Karan, son assistante qui l'avait accompagnée à Versailles. La marque Halston existe toujours et a notamment lancé Halston Heritage en 2009, une collection qui renoue avec l'esprit glam des années 1970. Bill Blass a revendu sa société Limited en 1999 pour 50 millions dollars. Oscar de la Renta, en plus de sa carrière américaine, a réalisé les collections couture de Balmain de 1993 à 2002.

Côté français se sont imposés des noms qui comptent toujours dans le paysage de la mode avec des empires à la clé. Au firmament, Christian Dior, Yves Saint Laurent et Givenchy. Pour Pierre Cardin, la diversification a conduit à un énorme succès financier dont la destinée future n'est pas encore définie. Si le nom d'Ungaro est resté pérenne, une dizaine de directeurs artistiques se sont succédé sans succès depuis le retrait et la disparition du créateur.

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La Bataille de Versailles a eu aussi le mérite de montrer que la mode n'était plus uniquement l'apanage de la France, mais qu'elle était prête à s'ouvrir à tous les continents. Si le prêt-à-porter a pu s'imposer comme moteur créateur de la planète mode, le secteur voit aujourd'hui ses années de gloire s'effilocher. La fast fashion, l'écologie, l'envie d'upcycling, de nouveaux modes de consommation, le Covid ou les défilés virtuels vont sans doute précipiter sa chute. Mais la mode va aussi sûrement, une fois encore, se réinventer.