C’est le secret le mieux gardé de l’année. Combien Mme et M. Carter, alias Beyoncé et Jay-Z, ont-ils été payés pour la nouvelle campagne de publicité de Tiffany & Co. ? Sachant que la chanteuse américaine ne vante jamais les vertus d’aucun produit si ce n’est celles de ses disques, qu’elle apparaît de surcroît avec son époux, que leur niveau de notoriété est stratosphérique, il semble peu probable que LVMH, le nouveau propriétaire du joaillier américain, ait eu deux Carter pour le prix d’un. Tiffany & Co. aurait déboursé plusieurs dizaines de millions de dollars pour l’ensemble de cette campagne qui met en scène deux poids lourds du R’n’B et du rap. La somme la plus folle avancée étant de 100 millions de dollars… Pas de réponse de la griffe, qui « ne communique pas sur ce sujet ».
Même mystère sur le prix du tableau « Equals Pi », de Jean-Michel Basquiat, devant lequel posent les deux chanteurs et dont le bleu turquoise est exactement le même que celui du joaillier new-yorkais. LVMH s’est offert récemment cette toile peu connue du célèbre artiste d’origine haïtienne après y avoir décelé, selon les propres mots d’Alexandre Arnault, vice-président chargé des produits et du marketing de Tiffany & Co., « un hommage » de Basquiat à la couleur emblématique de la marque américaine. Ces propos n’ont pas manqué de susciter une polémique aux États-Unis sur « l’appropriation mercantile de l’inspiration d’un artiste ». Idem avec Beyoncé, vilipendée pour avoir porté dans cette publicité le somptueux diamant jaune Tiffany de 128 carats « à l’histoire raciste », puisqu’il a été extrait au XIXe siècle « avec le sang des Sud-Africains »…
Quoi qu’il en soit des outrances du « wokisme » contemporain, l’opération de Tiffany & Co. a atteint son objectif. Le monde entier a parlé du joaillier en l’associant à « la » valeur suprême, l’amour, en l’espèce celui qui unit deux idoles afro-américaines jouissant d’un pouvoir hautement « inclusif » aux yeux des générations XYZ. Cette campagne est surtout révélatrice de l’évolution des liens entre les marques de luxe et leurs égéries. Depuis quelques années, relations et contrats sont devenus plus complexes, notamment à cause de la multiplication des réseaux de diffusion numériques et des changements socioculturels. Outre la difficulté inhérente à l’exercice qui consiste à trouver une égérie qui soit en phase avec les valeurs de la marque – positives, forcément positives –, de nouvelles règles sont apparues. « Les contrats sont hyper verrouillés et remplis de clauses éthiques et esthétiques qui n’existaient pas auparavant, reconnaît un joaillier de la place Vendôme. On demande à être averti en cas de changement significatif, comme un passage du brun au blond, un trop-plein de Botox. Mais demain, que ferions-nous si la femme que nous avions embauchée pour incarner nos bijoux devenait un homme ? Quand on dépense plusieurs millions d’euros pour qu’une star porte nos créations, on ne veut prendre aucun risque. »
La fonction de la muse a également évolué, comme d’ailleurs la sémantique qui y est attachée. D’aucuns différencient les « ambassadeurs » des « amis » de la marque. Les premiers sont habilités à « une prise de parole sur la maison » lors d’interviews et de dîners de clients, tandis que les seconds sont encouragés à faire vœu de silence dans les mêmes circonstances. Il en va de même pour leurs émoluments, l’ambassadeur étant payé plus cher que l’ « ami de la marque ». Dans tous les cas, le montant demeure classé secret-défense. Ainsi, lorsque Bulgari débourse plusieurs millions de dollars pour son égérie blockbuster, l’actrice hollywoodienne Zendaya, aux 111 millions d’abonnés sur Instagram, il n’en dépense « que » quelques centaines de milliers pour la top model italienne Vittoria Ceretti. « C’est une question de ratio, explique Jean-Christophe Babin, P-DG de Bulgari. La star ne doit pas coûter plus de 20 % de son activation, soit les sommes que l’on investira pour la mettre en scène dans les campagnes de pub, l’événementiel, les médias. Parfois, on peut ajouter une collaboration sur une ligne de bijoux ou un modèle pour amortir le coût de la célébrité. »
De fait, ces « égéries » sont désormais transformées en « talents ». Cette appellation vaut définition et souligne « le don remarquable dans le domaine artistique » de ces acteurs, sportifs, musiciens et autres influenceurs embauchés dans les écuries bijoutières. « Nos talents ont des causes qui leur tiennent à cœur, déclare-t-on chez Cartier. Ils s’engagent dans des projets spéciaux comme l’actrice et réalisatrice Mélanie Laurent, qui a participé à l’élaboration du Pavillon de la femme à l’Exposition universelle de Dubaï et a écrit un opéra pour Cartier. » Un phénomène de fond, puisqu’il est désormais impossible à la plus belle fille du monde de ne donner que ce qu’elle a. « En moins de cinq ans, on est passé du “Sois belle et tais-toi” à “Tu es sublime, revendique-le et ouvre-la”, constate un publiciste. Le hic est qu’un joaillier d’envergure internationale qui fait les trois quarts de son chiffre d’affaires en Asie n’a pas forcément envie que son égérie prenne fait et cause pour les Ouïghours. »
Pourtant, la tendance du « talent qui s’exprime » est à double tranchant. S’engager est louable et peut se révéler payant auprès de certains milieux, mais nuire à la marque dont la fonction première est de vendre ses produits au plus grand nombre, auquel n’appartiennent généralement pas les populations et causes soutenues par la star.
Reste à savoir si l’emploi de ces personnalités a un impact direct sur les ventes des joailliers. « C’est difficile à évaluer, confie Jean-Christophe Babin. Mais les retombées en matière d’image sont importantes. Quand on choisit l’Américaine Zendaya ou l’actrice indienne Priyanka Chopra, cela fait naître un lien affectif entre Bulgari et les Afro-Américains, entre nos bijoux et l’Inde. Si on se limite à une publicité avec une photo mettant le produit en valeur, il n’y aura que la beauté de l’objet. On se prive du plaisir de son appropriation par l’égérie dans laquelle la femme va se projeter. » Une projection immédiatement quantifiable et qui peut rapporter gros sur un tapis rouge. Chopard, partenaire du Festival de Cannes depuis plus de vingt ans, en témoigne. « Chaque fois que Marion Cotillard ou Sharon Stone ont monté les marches avec un de nos modèles de haute joaillerie, on les a immédiatement vendus. » La magie cannoise, à n’en point douter.
Emma Roberts, la nièce de Julia, est l’égérie de Pretty Woman, la dernière collection de joaillerie de Fred, qui rend hommage au film de Garry Marshall.
Paris Match. Pourquoi avez-vous accepté d’être le visage de ces bijoux ?Emma Roberts. C’est une histoire de famille que je suis fière de continuer. Ma tante Julia Roberts portait dans “Pretty Woman” le collier de Fred avec les cœurs en rubis. Et pour une Américaine comme moi, cela m’a semblé très chic d’accepter! J’adore tout ce qui est parisien ou vient de Paris. Être habillée, maquillée, parée par une maison de luxe aussi iconique que Fred est un rôle très amusant à tenir. C’est un peu l’histoire de Cendrillon. Quand je voyage, surtout en France, à Paris, j’ai l’impres- sion d’être une personne différente.
Vous avez l’impression d’être une muse ?[Elle éclate de rire.] Vous ne pouvez pas être une muse et dire que vous en êtes une ! Audrey Hepburn était une muse, un pull et un pantalon noir lui suffisaient pour être parfaite. Elle m’inspire d’ailleurs beaucoup. Disons qu’ici je donne une version “pretty”, jolie, de moi-même.
Quels liens entretenez-vous avec la joaillerie ?Les bijoux sont porteurs de sentiments et véhiculent une mémoire et des souvenirs. Lorsque je suis née, ma mère a reçu une bague en diamant et, quand j’ai accou- ché de mon fils, elle me l’a offerte. Les bijoux sont aussi des accessoires. Il n’y a pas de règle pour les porter. J’aime bien mélanger des pièces anciennes avec des modèles contemporains, mixer les ors et les couleurs. Ça marche toujours.
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