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Depuis le jour où, à l’âge de 17 ans, Gosette Lubondo a tenu entre ses mains un petit Olympus numérique pour documenter une fête de femmes à Kinshasa, elle a su qu’elle serait photographe. La jeune Congolaise de 28 ans a désormais trouvé sa signature dans des jeux de transparence conférant un aspect spectral tantôt à une gare délabrée de la capitale congolaise, tantôt à une école aujourd’hui à l’abandon, fondée par une congrégation chrétienne à l’époque coloniale. En 2020, c’est en Champagne qu’elle a posé son trépied, à l’invitation de la maison Ruinart. La marque, propriété du groupe LVMH, lui a offert une résidence artistique au cours de laquelle elle a photographié les vignes comme l’emballage des bouteilles, et s’est mise en scène au milieu des ouvriers. Ces clichés seront présentés en novembre à la foire Paris Photo, au Grand-Palais éphémère.
Comme Ruinart, qui a par ailleurs commandé une campagne publicitaire à Gosette Lubondo, d’autres marques de luxe commencent à dérouler le tapis rouge aux artistes africains. Ainsi de la collaboration inédite en 2020 entre Dior et l’artiste ghanéen Amoako Boafo. Ou du partenariat d’un an noué depuis le mois de février entre le média Nataal, dédié à la mode et à la créativité africaine, et le site de vente de luxe Farfetch. Nouvelle étape de cette association, la publication, mardi 6 octobre, de photos mettant en scène des artistes afrodescendants basés à Paris, habillés en Valentino dans un décor urbain où ont été accrochées quelques-unes de leurs œuvres.
L’inclusivité a longtemps été le point faible de l’industrie du luxe. Mais les grandes marques le savent aujourd’hui, sans stratégie multiculturelle, elles risquent fort de s’aliéner une classe moyenne noire qui monte en puissance.
Directeur de communication du groupe de spiritueux Pernod Ricard, Olivier Cavil se souvient de la perplexité du milieu des affaires lorsque, en 2016, il a sollicité le photographe sénégalais Omar Victor Diop pour réaliser les photos du rapport annuel du groupe. La commande coïncidait avec l’ouverture par le géant alcoolier de sept filiales en Afrique et l’embauche de plus de 200 collaborateurs sur le continent. « Mettre en avant un artiste africain dans un exercice aussi normé qu’un rapport d’activité, ça a interpellé le monde feutré des analystes du CAC40 », raconte, amusé, Olivier Cavil, rappelant que la campagne publicitaire « fut l’une des meilleures en termes de retombées ». Les dix-huit portraits façon sapeur des collaborateurs du groupe furent d’abord exposés dans le cadre de la foire Paris Photo, avant d’intégrer la collection Pernod Ricard. Olivier Cavil, qui songe à refaire appel à un autre photographe africain en 2024 ou 2025, est certain d’avoir « accéléré » la carrière d’Omar Victor Diop.
Aujourd’hui, les marques de luxe et de mode ont clairement la capacité de propulser des artistes, autant, sinon plus que les acteurs traditionnels que sont les musées, galeries ou collectionneurs. Lors de la Fashion Week Hommes 2020 en format 100 % numérique, le directeur artistique de Dior Hommes, Kim Jones, avait ainsi présenté, en lieu et place du défilé physique traditionnel, une vidéo intitulée « Portrait d’un artiste », partiellement consacrée au parcours d’Amoako Boafo. « C’est un retour à l’essence même de la mode, qui est aussi celle de l’art et réside dans la célébration de la création et d’une trajectoire », observe Christophe Rioux, professeur spécialiste du luxe et des industries créatives à Science Po.
A ses yeux, cette opération détonne dans un milieu plus habitué à emprunter à l’Afrique des motifs exotiques et colorés qu’à valoriser ses créateurs. « Plutôt qu’une énième citation ou un clin d’œil parfois ambigu de la part d’une marque, précise Christophe Rioux, il s’agit de l’empreinte profonde d’un artiste, d’une vie et d’une œuvre sur une maison de luxe. » Amoako Boafo voit dans l’alliance avec Dior « un vrai tournant » dans sa carrière. « Etre choisi pour incarner la culture noire, à ce niveau-là, c’était un honneur », confie-t-il, ravi du coup de projecteur international que lui a donné l’opération. Un éclairage qui n’a pas laissé Jeff Bezos indifférent : fin août, l’homme le plus riche de la planète a envoyé dans l’espace trois œuvres de l’artiste soudées sur les parois extérieures de sa navette New Shepherd.
Ces partenariats servent-ils la cause des artistes africains ou l’image des marques ? Christophe Rioux l’admet : « Il y a un danger d’instrumentalisation des artistes africains devenus des cautions faciles pour les marques, qui pourrait impacter leur reconnaissance artistique sur le long terme. » Directeur art et culture de Ruinart, Fabien Vallerian se défend de toute stratégie de marque, précisant que « la collaboration avec Gosette Lubondo est purement artistique ».
La jeune photographe dit d’ailleurs bénéficier d’ores et déjà des retombées de la carte blanche de Ruinart, dévoilée voilà quelques semaines sur les réseaux sociaux. Tant pis si ce travail sera visible non pas sur le stand de sa galerie ou dans une exposition muséale, mais dans les lounges VIP de foires telles que Paris Photo ou Art Basel Miami Beach. « Ce travail reste vu par un public tourné vers l’art », proteste-t-elle.
La galeriste Marie Gomiz-Trevize, directrice créative de Nataal, a pour sa part toujours incité ses jeunes talents à frayer avec le monde de la mode. « Tout dépend comment les opérations sont menées, précise-t-elle. Quand les choses sont faites dans le respect de leur art, cela ne peut qu’être bénéfique, c’est un véhicule promotionnel à ne pas négliger. »
Roxana Azimi
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