• 07/02/2022
  • Par binternet
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« Oreo », en avance sur son temps<

Macha SéryUne immigrée juive qui fait appel à un consultant en vaudou, un antisémite féru de Talmud, « un bourreau gay itinérant », un professeur d’histoire ayant quatre cordes à son arc (paranoïa, claquettes, comptabilité analytique, haine de la nature), un couple de nains faisant commerce de sifflets pour chiens, un ingénieur du son muet, un proxénète de Harlem en costume rose « cul-de-têtard »… Avec ses personnages déjantés, Oreo, paru aux Etats-Unis en 1974, dérouta à l’époque les rares lecteurs qui l’eurent en main.

Si certaines œuvres arrivent trop tard, d’autres adviennent trop tôt, et ce fut le cas de cet unique roman de Fran Ross (1935-1985), aujourd’hui considéré comme un classique de l’humour de son pays. Son auteure n’eut pas la chance de connaître une carrière comparable aux écrivaines afro-américaines qui firent, comme elle, leurs débuts dans les seventies, telles Toni Morrison, Alice Walker ou Gayl Jones. Oreo était trop parodique, trop carnavalesque, trop politiquement incorrect. Il chamboulait tous les stéréotypes de race, de sexe et de religion, s’écartant des canons du Black Arts, la branche artistique du mouvement Black Power, alors à son apogée, en ce qu’il promouvait une identité mobile et une culture métissée, non liée à l’histoire de l’esclavage et au concept de négritude.

Naration postmoderne

Version contemporaine du mythe de Thésée, Oreo conte la généalogie familiale et l’odyssée new-yorkaise de Christine, 15 ans, issue du mariage d’une pianiste noire et d’un acteur juif, pour découvrir le secret de sa naissance. Récit excentré mais aussi excentrique par sa narration postmoderne qui mêle allègrement adresses au lecteur, lettres, slogans publicitaires et QCM, par son réseau de références puisant à la fois aux sources des cultures savante et populaire, ainsi que par son mixage d’idiomes (anglais d’Oxford, étymologie latine, néologismes, argot, termes yiddish, expressions sudistes, etc.), il trace son propre chemin buissonnier. Singulier et bravache, drôle et touchant, à l’image de son héroïne, experte en lexicologie et arts martiaux.

« En mêlant dialectes vernaculaires, comique bilingue et ethnique, humour de connivence, excentricités verbales et bizarreries linguistiques, ce roman éblouit par sa capacité à mettre volontairement à l’épreuve les capacités de son lecteur, comme si Fran Ross écrivait pour un public qui n’existe pas encore », observe, dans la postface à l’édition française, Harryette Mullen, professeure en littérature comparée à l’université de Cornell (Ithaca, Etat de New York). C’est à elle que cette comète littéraire doit sa sortie du purgatoire. Alors qu’elle furetait, en 1994, dans les rayonnages encombrés d’une librairie d’occasion spécialisée dans les ouvrages d’extrême gauche et la littérature afro-américaine, une couverture poussiéreuse l’intrigua. Une femme à la coupe afro y portait en pendentif une étoile de David. « J’ai lu ce roman avec une grande curiosité et découvert une perle rare, confie-t-elle au « Monde des livres ». Une satire inventée par une Noire américaine. Pourquoi n’en avais-je jamais entendu parler, ni mes collègues et amis ? » Elle chercha à rencontrer l’auteure, apprit que celle-ci était décédée à l’âge de 50 ans et recueillit à son sujet quelques éléments biographiques.

Née à Philadelphie, Fran Ross, issue de la petite bourgeoisie afro-américaine, se plongea précocement dans les livres. Curieuse, elle aimait écouter les conversations en yiddish qui se tenaient dans le magasin à côté de chez elle, ainsi que dans un bazar où était employé l’un de ses frères. Sa licence de communication, journalisme et théâtre en poche, elle partit pour New York en 1960, où elle travailla dans plusieurs maisons d’édition et collabora avec l’humoriste Richard Pryor pour une émission de télé.

Contagieuse fut la ferveur d’Harryette Mullen pour Oreo, puisqu’elle convainquit sans peine un responsable des presses de l’université Northeastern (Massachusetts) de le rééditer en 2000. Six ans plus tard, Paul Beatty, l’auteur de Slumberland (Seuil, 2009) et d’American Prophet (Passage du Nord-Ouest, 2013), lui réservait une place de choix dans son anthologie de l’humour afro-américain. C’est ainsi que la traductrice Séverine Weiss découvrit à son tour le livre et se prit de passion pour lui. « Elle a fait un travail de traduction d’une qualité remarquable, par simple conviction, avant de me l’adresser ; j’​ai été immédiatement convaincu », explique Sébastien Raimondi, à la tête de Post-éditions, une toute jeune maison créée au mois de mars. « Roman anti-œdipien par excellence, Oreo témoigne de ce que son époque avait de formidablement libre et inventif, une décennie qui a ouvert la voie à des formes d’expression inouïes. L’identité, le genre, l’origine, en un mot l’héritage, n’y sont pas considérés comme une fatalité, mais comme un espace de conflits ouverts dont la littérature peut disposer subjectivement, jusqu’à les dynamiter joyeusement. Alors que les motifs “identitaires” connaissent aujourd’hui un retour de flamme particulièrement préoccupant, il m’a paru urgent de donner à lire Oreo, roman irrévérencieux, “sang-mêlé”… et fier de l’être ! »

Voici un roman picaresque qui ressemble à un vin de garde, conservé quarante ans dans une cave. Avec le temps, ses saveurs se sont épanouies. Elles éclatent en bouche, dans un grand éclat de rire.

Oreo, de Fran Ross, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Séverine Weiss, Post-éditions, 292 p., 19 €.

Thésée, coupe afro

Lorsque la grand-mère paternelle de Christine, alias Oreo, apprit que son fils Samuel allait épouser une Noire, elle mourut d’un infarctus ; du côté maternel, à la nouvelle de cette alliance avec un juif, son grand-père se trouva paralysé en forme de demi-croix gammée. Christine, elle, ne se sent en rien marginale ou doublement discriminée. Au contraire, elle navigue avec aisance dans tous les milieux, toutes les langues. « En plus de son talent précoce pour l’écriture spéculaire, elle tenait de sa mère l’amour des mots, de leur nuance et de leur cadence, de leur jus et de leur zeste, de leur cadencé et de leur torsion. » Parvenue à l’adolescence, la jeune fille quitte Philadelphie pour New York afin de retrouver son père. Munie d’indices cryptiques que celui-ci lui a laissés lorsqu’il a abandonné le foyer conjugal, elle fait des rencontres qui constituent autant d’obstacles à franchir ou d’énigmes à résoudre. Fille d’une féministe pour qui « un bon farfallocrate noir est un farfallocrate mort », elle a fait sienne la devise des régiments écossais : « Nemo me impune lacessit » (« Personne ne me provoque impunément »). Dans la seconde moitié du roman, chaque chapitre a pour titre un personnage tiré du mythe de Thésée, qu’incarne ici Oreo, sa mère étant Ethrée, son père Egée, son oncle Héraclès, Toro le bouledogue le minotaure, etc. Fran Ross trousse ici un conte féministe, foisonnant de jeux de mots et de calembours, à mi-chemin entre James Joyce et Mel Brooks. M. S.

Oreo, de Fran Ross, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Séverine Weiss, Post-éditions, 292 p., 19 €.

Extrait

« Du côté juif de la famille, Christine a hérité de cheveux frisés et d’une peau sombre et fine (elle est classée autour de 7 sur l’échelle des couleurs, et il ne faut pas la chatouiller). Du côté noir de la famille, elle a hérité de traits anguleux, du sens du rythme et d’une peau fine (il ne faut vraiment pas la chatouiller). Deux ans après la fin de cet ouvrage, elle sera l’idéale beauté dont parlent les légendes et le folklore – à vous de choisir la nationalité et de préciser le groupe ethnique. Quels que soient le visage et la silhouette que vos légendes et folklore font surgir dans votre esprit, mon petit chou, elle l’incarnera à la perfection. Christine n’est pas une enfant ordinaire. Elle était née coiffée d’une membrane que son premier et vigoureux hurlement déchira en huit. »

Oreo, page 55

Le Monde

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