Chaque année, des milliers de Japonais font le choix de disparaître dans la nature, sans laisser d’adresse. Au Théâtre de la Tempête, la comédienne Delphine Hecquet met en scène une pièce sur le phénomène qui touche la péninsule nippone.
En avril 2015, Delphine Hecquet s’est éclipsée. Douze jours au Japon pour un projet fou : interroger des Japonais sur le phénomène des « évaporés ». Chaque année sur l’archipel, un nombre effrayant d’individus — cent-mille selon la police — choisissent de disparaître sans laisser d’adresse. Ils s’évanouissent volontairement dans la nature. Certains ont même recours aux services d’« évaporateurs » !
De quoi susciter bien des questions, a fortiori chez une trentenaire native de Bordeaux, comédienne (formée au Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique), auteure et metteuse en scène de théâtre, travaillée par le thème de l’identité. « Qui n’a pas imaginé une fois de claquer la porte sur sa vie ? L’évaporation est une rupture violente, le résultat d’un empêchement, d’une voie sans issue apparente… »
À phénomène sidérant, approche hardie : Delphine Hecquet se rend sur place sans parler un mot de japonais. Elle rédige des questions qu’elle fait traduire et les soumet, face caméra, à qui comprend sa phonétique et accepte de briser le tabou. Sept quidams, c’est peu et beaucoup, ne s’enfuient pas en entendant l’impudente prononcer le mot « jōhatsu » (« évaporé »). Qui plus est, Delphine n’y comprenant goutte, devra attendre son retour pour faire traduire les réponses ! Tout cela aurait pu tourner au… vaporeux, s’il n’avait effectivement donné lieu à la création d’une pièce reprise en juin au Théâtre de la Tempête.
Ne parlons pas d’œuvre documentaire. N’imaginons pas plus percer le mystère de ces défections inouïes. « Je ne suis pas du tout spécialiste de ces questions, souligne Delphine Hecquet. Ce qui m’interpelle dans ce phénomène des évaporations, ce sont les fictions qu’il déclenche. J’ai écrit deux questionnaires, l’un pour évaporé et l’autre pour proche d’évaporé, en demandant à ces gens de choisir l’un des deux et d’imaginer les réponses. Il s’agissait d’inventer un personnage, ce qui les protégeait de toute confession trop intime. Pour ma part, foncer ainsi dans l’inconnu, aller jusqu’à éprouver mon propre sentiment d’évaporation, est la meilleure façon qui soit d’éveiller mon imaginaire. L’errance m’inspire. »
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— Texas Rangers Thu Oct 18 22:00:10 +0000 2018
Comme peut happer ce vertigineux « jōhatsu », signifiant autant la disparition qu’il ne désigne le passage de l’état liquide à l’état gazeux. « Dans la pièce, une jeune femme fille dit de son père qu’il s’est évaporé et non pas qu’il a disparu. Il s’est métamorphosé comme l’eau se change en vapeur»
Place donc à la fiction. Celle d’un journaliste français parti enquêter dans ce pays où l’échec se vit comme un déshonneur. C’est le fil rouge de la pièce et le regard occidental. À ses côtés sur scène, et à l’écran, interprétés par des comédiens japonais, des femmes et des hommes, plus là, toujours là. « Ceux qui restent m’intéressent sans doute plus que ceux qui sont partis. Quelles histoires s’invente-t-on pour accepter l’absence de l’autre ? Que faire du deuil impossible d’un évaporé ? Dans la pièce, il y a cette fille qui revient neuf ans après son évaporation. “Pourquoi reviens-tu ? Je ne t’aime plus, je t’ai trop attendue”, lui dit sa mère. »
Mêlant jeu dramatique, force poétique, scènes dansées et projections vidéo, la pièce est dite en japonais. Les surtitres en français sont projetés de manière à faire partie intégrante du décor. La marque d’un processus de création original. « A mon retour du Japon, j’ai dirigé les comédiens un mois en improvisation. Après quoi, j’ai pu écrire la pièce dans le cadre du Centre national des écritures du spectacle à Villeneuve-lès-Avignon. Le texte a ensuite été traduit en japonais. Les comédiens sont ré-intervenus. Il y a eu parfois de longues discussions. Certaines choses sont intraduisibles en japonais ou à l’inverse, difficiles à exprimer en français. De même qu’il n’a pas été évident de mettre en scène des acteurs dans une langue que je ne maîtrise pas du tout ! Il a fallu trouver par quels chemins passer. Quand on ne peut pas dire, on montre », sourit Delphine Hecquet qui creuse ainsi la question de l’identité. « C’est le sujet principal de la pièce. D’un côté, les évaporés choisissent de redéfinir leur identité. De l’autre, ceux qui restent, les proches, sont eux aussi forcés de se définir autrement, brutalement. En définitive, c’est une question universelle : comment nous construisons-nous ? »
A VOIR : Les Évaporés, texte et mise en scène Delphine Hecquet. Du 5 au 23 juin, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Route du champ de manœuvre, 12ème, du mar. au sam. à 20h30, dim. à 16h30, tarifs : 22 €, 16 €, 13 € et 10 €