• 08/01/2023
  • Par binternet
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Du mouton au tricot, le renouveau de la laine française<

Quand les premiers froids hivernaux ont commencé à rosir les joues, les aiguilles à tricoter sont ressorties des fonds de tiroirs. Tricoter c'est comme se lover près d'un feu de cheminée imaginaire. C'est aussi retrouver le contrôle sur la fabrication de ses habits, leur redonner de la valeur, loin de la spirale infernale de la fast fashion. Seulement, la quête de pelotes de laine sans fibres synthétiques (et donc issues de pétrole) et fabriquées en France se transforme vite en épreuve. Après plusieurs heures de recherches sur le web, le constat est vertigineux : la filière laine française a quasiment disparu en quelques décennies. Cela alors que l'Hexagone voit brouter plus de 6,8 millions de brebis dans ses prairies.Du mouton au tricot, le renouveau de la laine française Du mouton au tricot, le renouveau de la laine française

On entend encore cet éleveur, dans le Médoc, regretter de jeter tous les ans ses dizaines de kilos de laine de brebis de races anciennes. L’alternative pour les agriculteurs ? La vendre au rabais pour qu’elle soit exportée, exploitée, et très souvent mêlée à du synthétique, en Chine ou en Turquie.

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Pourtant, le travail de la laine n'est-il pas une des activités économiques où les besoins humains et ceux de l'animal sont le plus en adéquation ? Si vous avez déjà vu un mouton se débattre avec sa laine accrochée dans des ronces, risquant de mourir de faim si on ne l'en libère pas, vous ne pouvez que répondre oui. «Descendants des mouflons sauvages, les moutons domestiques n'ont pas toujours eu une toison laineuse : ils étaient initialement poilus, explique l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) dans une étude de 2017. Les attributs actuels du mouton sont le fruit de siècles de sélections et de croisements génétiques.»

Pour leur bien-être, les moutons doivent être tondus une fois par an, au printemps. Mais cela coûte plus cher aux éleveurs français que ce que la vente des toisons ne rapporte. Pour être exploitable, la laine doit en plus être lavée, cardée, puis filée ou feutrée. Il n’y a ainsi qu’une seule usine en France à laver la laine, le Lavage du Gévaudan, en Haute-Loire, et elle a été relancée en 2018. Les autres étapes reprennent aussi vie peu à peu.

Des nuages de barbe à papa

Dans un petit vallon resplendissant de couleurs automnales, à 70 kilomètres au nord-ouest de Clermont-Ferrand, dans la Creuse, la filature Fonty survit vaillamment face à la concurrence italienne, allemande et scandinave. Une des dernières usines à filer et teindre la laine du pays (elles se comptent sur les doigts d’une main), elle emploie aujourd’hui 22 salariés dans une région où le travail est rare.

Derrière les grandes fenêtres de la bâtisse aux murs blancs, entre les machines ronronnantes et les sourires des ouvriers affairés, difficile d’imaginer que l’usine émerge de trois décennies de déprime économique, ayant frôlé la liquidation judiciaire en 2006. La filature est pourtant une étape essentielle dans cette métamorphose, de la toison animale à son utilisation humaine.

Du mouton au tricot, le renouveau de la laine française

Benoit de Larouzière, 50 ans, le regard paisible derrière ses lunettes cerclées, fait visiter son usine, vieille de 140 ans, comme un conservateur de musée. Cet ancien cadre haut placé d'Airbus a décidé de tout plaquer, il y a deux ans, pour reprendre en main cette filature et sa marque Fonty, un incontournable dans les années 60. «Touchez cette laine, comme elle est douce», invite-t-il au milieu d'énormes ballots d'où s'échappe ce qui ressemble à des nuages de barbe à papa. Du mérinos d'Arles, de l'alpaga, du duvet de yack de Mongolie, du coton, de la soie, du chanvre, de l'ortie. «Lors des portes ouvertes, la première chose que les gens me demandent est si ça leur fait pas mal aux moutons quand on les tond. Au contraire. Et puis l'animal, si vous le nourrissez bien, il fera de la bonne laine. C'est un cercle vertueux.» Les combinaisons de textures et de couleurs, fabriquées dans un laboratoire aux allures de cafétéria, semblent infinies.

On suit les amas de poils, leur évolution, dans les souterrains de l'usine. Une fois les dernières impuretés nettoyées, ils refont surface, nuages de chevelure animale emmêlés, prêts à passer dans les crocs mécaniques de la cardeuse. «Un outil très dangereux», avertit le directeur, au côté d'Eric, petit homme sec très énergique chargé de manipuler le monstre qui martèle nos tympans. Il en sort un «préfil», ébauche de ce qui, dans une dizaine de mètres, quatre machines plus tard, prendra la forme bien connue des pelotes.

«Faire redécouvrir la richesse des cheptels français»

Des cheveux gris courts taillés en brosse, les joues roses, l'air jovial dans une grande salopette, Alain, 56 ans dont 38 de filature, s'affaire sur une énorme machine en ferraille chargée de tordre les fils pour qu'ils tiennent ensemble. En surveillant qu'aucun nœud ne se forme, il lance avec le sourire : «Mon père travaillait aussi dans l'usine et ma compagne est juste-là», en montrant une petite femme qui passe derrière nous. Jusqu'à l'année dernière, il tenait les deux bouts de la laine, entretenant un cheptel de 72 moutons en plus de son travail à la filature. «Pour la viande», précise-t-il.

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Ce choix des éleveurs de la région, Jules Kister, le connaît par cœur. Depuis un mois dans l'usine, ce grand homme brun aux larges épaules est avant tout tondeur de métier. La laine, il pourrait en parler pendant des heures. «Vous savez, explique-t-il en montrant un fil qui passe à toute vitesse dans une machine vieille de 50 ans. Au microscope, la laine ressemble à un bananier. Ce sont ces écailles qui permettent une telle cohésion du fil.» Membre de l'association Lainamac, il a fait du renouveau de la filière laine dans sa région un acte de militantisme.

En pleine zone blanche, la filature Fonty se trouve aussi le point de convergence de milieux humains en crise. «La Creuse a le niveau de développement de la Seine-Saint-Denis, assène Jules. On doit recréer des liens entre les quelques activités qui restent dans la région, c'est une question de survie.» Son objectif : convaincre les éleveurs de faire transformer leur laine dans le coin plutôt que de la jeter. «La laine française a mauvaise réputation à l'étranger, poursuit-il. Si bien que les agriculteurs sont surpris de savoir tout ce qu'ils peuvent faire avec la leur – vêtements, matelas, isolation. Nous devons faire redécouvrir la richesse des cheptels français. Un mouton en haute montagne n'aura pas la même laine qu'en plaine.» Et d'ajouter : «La laine est une matière aux propriétés incroyables. Elle a servi au mouton avant l'homme. A la différence des vaches et des cochons, elle leur permet de vivre dehors plus longtemps pendant l'année et de leur garantir de meilleures conditions de vie dans les fermes.»

Des produits français en laine venue d’ailleurs

Actuellement, la grande majorité de la laine utilisée dans les produits français provient d'Australie et de Nouvelle-Zélande pour le mérinos, d'Amérique latine pour l'alpaga et de Mongolie pour le cachemire. «Nous utilisons 30% de laine française dans nos pelotes, admet Benoit de Larouzière. On espère atteindre bientôt les 50%. Mais c'est valable pour tout le secteur. Les belles matières sont produites dans l'hémisphère sud et consommées dans l'hémisphère nord.»

Fil frisé, fil épais, fil touffu, lisse, soyeux ou torsadé, les touffes des moutons prennent peu à peu forme sous les mains agiles des ouvriers de Fonty. Et ce sont des femmes qui assurent les étapes de finition. Magalie, pelotonneuse depuis cinq ans, repère à l’œil les pelotes qui ne pèsent pas les 50 grammes standards et plonge les autres dans des sachets plastique, prêtes à l’envoi.

Acheter 1,50 euro le kilo de laine brut aux éleveurs (soit deux fois le coût de la tonte), rémunérer au smic les 22 salariés, payer la création de la teinture, l'entretien des machines et l'expédition des commandes se répercute forcément sur les prix des pelotes. Benoit de Larouzière a décidé de ne plus faire «dans le pétrole», pas de synthétique chez Fonty. Si bien que, par exemple, leur produit phare, la pelote BB Mérinos est vendue 6,10 euros. Pour tricoter un pull pour femme, cela revient à un peu plus de 40 euros. Un prix rédhibitoire pour beaucoup de Français.

Laetitia Modeste, 32 ans et créatrice de la jeune marque à son nom, rencontre le même problème. Le «Tricòt», le nouveau pull de sa collection, 100% mouton mérinos élevé sur la plaine de la Crau (Bouches-du-Rhône), sans teinture, filé dans les filatures du Parc et tricoté à l'atelier Missègle, dans le Tarn, elle le vend 190 euros… «Je me suis posé la question du prix mille fois, argumente la jeune femme installée à Montpellier depuis un an. On doit changer le regard des consommateurs. Je ne peux pas baisser mes prix si je veux rémunérer correctement tous les artisans impliqués dans la fabrication et les éleveurs. Je préfère que les gens m'achètent un vêtement pour le garder longtemps et qu'ils aient conscience que ce prix est nécessaire pour conserver des savoir-faire sur le point de disparaître.»

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Comme le directeur de Fonty, la créatrice a quitté Paris et lâché son emploi bien payé dans une grande entreprise de mode pour «retrouver du sens». Ce sont des citoyens dans la même dynamique qu'ils visent avec leurs produits. «Nous ne faisons pas du luxe, mais du haut de gamme, de l'artisanat», se défend Benoit de Larouzière.

La préoccupation croissante pour le bien-être animal, tout comme celles du local et du respect de l’environnement, pourrait bien réussir l’exploit de redonner vie à la filière laine française. Et pourquoi pas relancer la passion du tricot qu’ont tenté de transmettre tant de grands-mères.