Le choix du prénom fait toujours l'objet d'un débat lorsqu'on attend un enfant. Avant de l'appeler Flaurance, Plume, Hannibal ou Benjamyn, sachez que trop d'originalité pourrait avoir un impact néfaste sur la vie de votre progéniture.
Comme un tatouage
Dans son livre Le pouvoir des prénoms, paru il y a quelques mois, l'auteure Anne Laure Sellier démontre, études à l'appui, à quel point notre prénom influence notre vie et que son choix est d'une importance capitale. Entrevue.
«Le choix du prénom de vos enfants est la décision la plus grave et fondamentale que vous aurez à prendre dans votre vie, lance d'emblée Anne Laure Sellier, professeure et chercheuse en sciences cognitives à HEC Paris. On a désormais des données scientifiques et on sait que le prénom influence notre vie. On espère que ça va responsabiliser les parents, poursuit-elle. Car notre prénom, c'est l'acte fondateur de notre existence et une étiquette sociale que nous traînons toute notre vie.»
La professeure indique qu'il y a la volonté chez plusieurs parents d'hyper-individualiser l'enfant, de le rendre unique en lui donnant par exemple un prénom original. «Le culte de l'individu est à son paroxysme, mais ils ne se rendent pas compte de la portée de l'influence du prénom sur le plan psychologique, car le prénom, c'est comme un tatouage», explique Mme Sellier.
Elle ajoute qu'il a une influence sur notre vie personnelle et professionnelle, voire intime. «C'est logique, quand on y pense. On vous appelle par votre prénom 20 fois par jour depuis que vous êtes petit, on y met des intonations particulières, ça conditionne vos réactions et votre façon de vous comporter et, avec le temps, ça finit par forger votre personnalité et façonner votre vie, soutient-elle. Aujourd'hui, on a des données scientifiques, on a des outils, notamment avec l'intelligence artificielle, qui mesure ce qu'on peut apprendre sur la véritable portée du prénom.»
Elle cite une étude américaine réalisée par les économistes Saku Aura et Gregory D. Hess qui a démontré que certaines caractéristiques des prénoms ont une influence sur la réussite dans la vie. Par exemple, le nombre de syllabes, l'orthographe conventionnelle ou pas, les prénoms d'origine africaine ou non, si le prénom est fréquemment répertorié à l'échelle nationale, si c'est un surnom (Bob, Mike)... Leurs analyses (sur 6000 personnes) révèlent que les caractéristiques du prénom peuvent prédire le statut social, le niveau d'études et le salaire de la personne.
Selon Anne Laure Sellier, notre visage pourrait même porter les traces de notre prénom. Elle indique que la manifestation de notre prénom sur notre visage est l'aboutissement d'années de travail inconscient.
Elle écrit que «si le stéréotype d'une Julie correspond à celui d'une fille souriante et lumineuse, les gens vont s'adresser à Julie en s'attendant à ce visage. Julie, par imitation inconsciente, se met à sourire à la hauteur des attentes de son interlocuteur. Sur plusieurs années de ce comportement répété, au cours de milliers d'interactions avec les autres qui - à l'intérieur de notre groupe culturel - partagent ce stéréotype de Julie, notre Julie finit par porter la marque permanente d'un visage lumineux et souriant. Afin d'être reconnus et acceptés par les autres, on se met dans le pli de la représentation que les autres se font de notre prénom. C'est comme les couples qui finissent par se ressembler».
Anne Laure Sellier signale que l'intuition des jeunes parents est souvent mauvaise parce qu'on souhaite à nos enfants un destin hors du commun. «On se dit: "Je ne vais quand même pas l'appeler Louis." Alors, on est tenté de changer l'orthographe du prénom. Or, une des choses qui portent le plus préjudice, c'est lorsque vous donnez un prénom classique et que vous en changez l'orthographe. C'est la pire chose à faire, car toute votre vie, il devra épeler son prénom, prévient-elle. Ce sera Louys avec "y", sauf que ce petit truc en plus qu'on pense extraordinaire, ça va devenir un petit truc en moins pour la personne.»
Un prénom trop hors du commun peut aussi nuire à son détenteur. «Quand on répète son prénom deux ou trois fois et que les gens ne l'ont pas encore compris, vous imaginez l'enfer? L'effort que ça va demander à la société de systématiquement bien comprendre le prénom porte préjudice à la personne, explique la professeure. Sur le plan du cerveau, ce qui relève de l'inconscient, on aimera moins la personne simplement parce que c'est dur de toujours buter sur son prénom.»
On a tous envie d'avoir ou de donner un prénom extraordinaire à notre enfant, mais la chercheuse met en garde, car un enfant a besoin de simplicité et surtout d'être accepté.
«C'est déjà difficile pour un adolescent de se constituer une personnalité, il ne faudrait pas que le prénom vienne compliquer les choses.»
Depuis que son livre est sorti, elle n'imaginait pas recevoir autant de commentaires de gens qui ont souffert à cause de leur prénom et qui n'ont pas osé le changer. «Changer de prénom, serait-ce un reniement de soi? Un tabou social? Un travail de justification trop complexe? Des parents qui ne l'accepteraient pas? En tout cas, socialement, une chose est certaine, ce n'est pas bien admis.»
____________________________________________________________________
Le pouvoir des prénoms. Anne Laure Sellier. Éditions Héliopoles.
«Comment tu t'épelles?»
Témoignages de trois personnes qui doivent vivre avec un prénom inhabituel.
Kayou Lepage, né en 1972
«C'est lourd à porter et, surtout, je ne suis pas aussi excentrique que mon prénom. Ça m'oblige presque à développer une originalité parce qu'on se dit qu'avec un prénom comme celui-là, je suis forcément excentrique, alors que je suis réservé. Je ne m'identifie pas du tout à mon prénom. J'aurais pu le changer, mais en même temps, c'est si intime. Mes parents ont ajouté le prénom Aleksi (oui, oui, avec un "k") parce qu'à l'école, on riait de moi.
«Mes parents étaient des hippies qui utilisaient l'orthographe phonétique. Kayou est une référence à la chanson de Gilles Vigneault, Caillou Lapierre.»
L'orthographe de Kayou rend les choses encore plus compliquées. «C'est complexe de me présenter à de nouvelles personnes... Les gens se demandent si c'est mon vrai nom, d'où ça vient, pourquoi. Je dois raconter ma vie chaque fois et je répète la même histoire depuis 45 ans. C'est épuisant! Les gens me disent aussi que mes parents devaient en fumer du bon. Heureusement que je ne fais pas de politique ou que je ne suis pas devenu avocat. Maître Kayou, ça ne fait pas très sérieux.»
Il a publié un roman, et l'éditrice a refusé qu'il signe Kayou. «Alors je l'ai publié sous Aleksi K. Lepage.»
«Le seul avantage est que Kayou, c'est sympathique et on dirait un surnom. Ça me distingue vraiment. Kayou, c'est clair que c'est moi, il n'y a pas de doute!»
Notons qu'il est l'inspiration derrière le nom du personnage pour enfants Caillou. Sa créatrice était sa voisine.
Anie Deslauriers, née en 1984
Elle confie qu'elle passe sa vie à épeler son prénom et que malgré les années qui passent, elle ne s'habitue pas. «Depuis que je suis toute petite à l'école, on me demande s'il n'y a pas une erreur dans l'orthographe de mon prénom: "Tu es sûre qu'il n'y a pas deux "n"?" C'est ce que j'entends au quotidien.
«Je n'en veux pas à mes parents. Je leur en ai parlé et je leur ai demandé à quoi ils avaient pensé. Mes parents sont enseignants et savent pourtant ce que c'est qu'épeler! C'est ma mère qui a décidé de m'appeler Anie. C'était en hommage à une de ses étudiantes (avec deux "n"). Elle s'est dit qu'au pire, ça forgerait mon caractère.
«J'ai une fille qui s'appelle Ophélie et ma mère m'a dit: "Tu devrais l'écrire Aufélie." J'ai répondu NON!!! Je ne veux surtout pas qu'elle passe sa vie à épeler son prénom. Si je devais revenir en arrière, je dirais à ma mère de garder les deux "n".»
Chrystian Guy, né en 1970
Sa mère pensait qu'elle attendait une fille et voulait l'appeler Chrystine, qui s'est transformé en Chrystian à sa naissance. «Ma mère a choisi des orthographes différentes pour tous ses enfants : mon frère, c'est Erick, et ma soeur, Karoline. Je n'aime pas mon prénom. Je n'aime pas que les gens m'appellent par mon prénom, ça m'agresse de l'entendre. Le pire, c'est que j'ai découvert lorsque je me suis marié, à 30 ans, qu'à l'État civil, mon prénom s'écrit avec un "i" et sur mon baptistaire avec un "y". Ma mère m'a confié qu'elle a ajouté le "y" lors de mon baptême. Incroyable!
«Ça fait désormais partie de mon brand, moi qui travaille en marketing. Le fait d'avoir cette originalité a aussi des avantages, car tout le monde se souvient de moi et j'ai une bonne histoire à raconter. À 47 ans, je ne changerais plus de prénom. Je voulais le faire à 20 ans, mais mon père m'avait prévenu que ça ferait trop de peine à ma mère.»