• 20/07/2022
  • Par binternet
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Chanel : les chiffres en or que la marque de luxe garde secrets !<

Des entretiens avec cinq directeurs différents, plus de dix pages de clauses de confidentialité à signer, des questions ultraprécises sur son caractère… Cécile (appelons-la ainsi) a vécu trois journées éprouvantes pour se faire embaucher chez Chanel. S’agissait-il de pourvoir un poste de commerciale chevronnée ? Celui d’une directrice marketing tout-­terrain ? Vous n’y êtes pas. Cécile postulait pour un simple stage.

On savait les maisons de luxe chatouilleuses sur la qualité du revers de leur petite robe hors de prix. Mais chez Chanel, ce souci du détail se manifeste dans tous les domaines, y compris dans le choix d’un sans-grade. On ne pénètre pas dans le temple du chic parisien sans montrer patte blanche. Et sans promettre le ­silence absolu sur ce qu’on a vu. Surtout, pas un chiffre ne doit filtrer. Il y aurait pourtant de quoi se vanter. Entre 2010 et 2014 (les comptes 2015 n’ont pas encore fuité), les ventes mondiales ont grimpé de 63% pour atteindre 6,7 milliards d’euros, et le résultat net a plus que doublé, à 1,2 milliard. Rien qu’en France, l’an dernier, la marque au double C a écoulé pour 291 millions d’euros de parfums et de cosmétiques. Mais chut ! Cette info a été arrachée sous le sceau de la confidence.

Nous aurions d’ailleurs bien tendu le micro aux patrons. Mais lesquels ? Les deux frères actionnaires et vrais décideurs, Alain et Gérard Wertheimer, se cachent à New York et Genève, et n’ont jamais donné d’interview. Au siège français de Neuilly, dissimulé derrière 30 mètres de façade muette, personne n’est disponible. La P-DG Maureen Chiquet, basée à New York, s’est fait débarquer le 27 janvier sans que l’on s’en aperçoive. «Je ne connais pas cette dame», snobait récemment Karl Lagerfeld, qui ne semblait pas l’adorer. Pour le grand public, c’est lui le patron de la maison. Raté, il n’est ici que free lance. Le directeur artistique aux 12 millions d’honoraires annuels estimés (non compris ses shootings photo pour Chanel ou Dior, et ses collaborations chez Fendi, etc.) ne parle jamais business. So trivial !

Bien sûr, cet immortel de la couture, que l’on croirait cryogénisé derrière ses lunettes noires, son col droit et son catogan, est une des clés du succès de Chanel depuis trente-trois ans. Son génie ? Contrairement aux apparences, le gourou de la mode a su s’effacer derrière le style inventé par Coco Chanel voilà cent ans. Un mélange de simplicité et de sophistication, symbole de la Parisienne d’un bout à l’autre du monde et identifiable grâce à des signes distinctifs : camélia, sautoirs de perles, chaînes, noir et blanc, tweed, etc. «Chez Chanel, Karl fait du Chanel, pas du Lagerfeld», résume le consultant Jean-Jacques Picart. Les rédactrices de mode avouent même en privé trouver ses collections un brin ennuyeuses. Alors, pour faire oublier qu’elle raconte toujours la même histoire, vend toujours la même veste, la maison Chanel investit des sommes folles dans son image et alimente la machine à rêves.

Ses défilés sont les plus fastueux de la profession : 3 millions d’euros en moyenne, 5 pour les plus grandioses. Depuis 2005, ils ont lieu dans la nef du Grand Palais à Paris, 13 500 mètres carrés réservés en exclusivité. A chaque fois, les décors rivalisent dans le grandiose : banquise de glace importée de Suède, champ d’éoliennes sur 140 mètres de podium ou encore, en 2014, supermarché reconstitué avec des milliers de bouteilles, conserves, paquets, siglés Coco – si bien que des invités ont piqué ces objets collectors. «Karl ne se soucie ni du budget ni du temps d’installation», nous explique son ­décorateur, Stéphane Lubrina. L’investissement vaut le coup. Grâce aux défilés, la marque est connue jusqu’à Oulan-Bator et adulée sur Facebook, Weibo (équivalent chinois) ou WeChat. Plus intimistes, les défilés des métiers d’art (ils mettent en valeur plumassiers, bottiers et autres sous-traitants rachetés par Chanel) sont l’occasion chaque année d’inviter les 600 plus influentes journalistes de mode à Singapour, Dubaï et désormais Cuba. Le tout en classe business et dans des hôtels cinq étoiles comme l’Hôtel de Russie, en décembre, à Rome. «Le seul carton d’invitation pèse 40 grammes, passe du vinyle plastifié au carton gaufré, est calligraphié à la main et arrive ­toujours par coursier», s’émerveille Alexandra Senes, ex-rédactrice en chef du «Harper’s Bazaar Paris». Recevoir un de ces flyers de luxe – la marque dépense plus de 10 000 euros par an pour ça – est un signe d’appartenance à la caste.

Chanel sait d’ailleurs chouchouter comme personne les «amies» de la maison, celles qui ont droit au premier rang lors des défilés : stars du show-biz (Diane Kruger, Vanessa Paradis), mannequins (Cara Delevingne, Anna Mouglalis) et journalistes incontournables (Anna Wintour, Suzy Menkes). Pour ces shows, ces divas ont droit à toutes les attentions. Maquilleurs et coiffeurs se déplacent dans leurs chambres d’hôtel, les robes leur sont prêtées, souvent offertes. Et elles croulent sous les cadeaux (sacs, parfums, soins…). C’est Noël toute l’année ! «Chanel personnalise ses étrennes et Karl est l’un des rares à toujours rédiger un petit mot», confie l’une d’elles. Ainsi adoubées par la marque, les journalistes – appelées plus justement «influenceuses» – et les stars peuvent ensuite manier le superlatif et s’extasier dans leurs papiers ou sur Instagram. Virginie Mouzat, directrice mode de «Vanity Fair», qualifiait le dernier défilé Chanel de «totally legend material» et le précédent de «stunning and amazing». Autant que ça ?

Chanel : les chiffres en or que la marque de luxe garde secrets !

Les happy few ont donc droit au sur-mesure, mais le grand public est lui aussi courtisé. De L.A. à Hong-Kong, difficile de passer une journée sans croiser le double C blanc sur fond noir. Chanel investit ainsi en ­publicité, marketing et promotion entre 800 millions et 1 milliard d’euros chaque année ! Rien qu’en achat média en France, elle était en 2015 deuxième annonceur derrière Dior avec 79 millions d’euros. Les spots de pub sont des petits bijoux. On se souvient d’Audrey Tautou mise en scène par le cinéaste Jean-Pierre Jeunet dans l’Orient-Express. Ou plus récemment de Cara Delevingne en Sissi dansant avec Pharrell Williams sous la direction de Karl Lagerfeld. Soucieux de maîtriser l’image à 100%, le designer photographie lui-même toutes les campagnes de mode. Et que ce soit à la télévision ou dans la presse (la radio fait trop populaire), une publicité Chanel ne sera jamais précédée ou suivie par une réclame pour la dragée Fuca ou le Justin Bridou. Même topo dans les pages mode des magazines. Une veste ou un sac Chanel ne peuvent être portés avec une jupe Zara ou Uniqlo, mais seulement avec une marque de même standing. «Si l’on s’avise de mélanger, on peut perdre l’annonceur. Or Chanel assoit le statut haut de gamme d’un magazine», explique la responsable publicité d’un titre people.

Encore plus fou, la griffe consacre des fortunes à des événements promotionnels où… rien n’est à vendre. En 2012, une exposition photo sur la Petite Veste noire a fait le tour du monde. L’an dernier, une autre, baptisée Mademoiselle Privé, illustrait l’univers de Coco à la galerie Saatchi de Londres. Soit un budget de 5 millions d’euros pour deux semaines d’exposition gratuite.

Alors, Chanel, de l’art ou du business ? Comme chez ses confrères de l’industrie du luxe, sa logique est toujours la même. La haute couture prouve l’excellence, mais ne rapporte pas, malgré des prix variant de 20 000 euros pour une simple robe de jour à plus de 70 000 pour une pièce brodée du soir. Les ventes se font ailleurs. Sur le prêt-à-porter et les accessoires. Selon nos informations, ils repré­senteraient 50% du chiffre d’affaires. «Leurs ventes ont doublé depuis la crise de 2008», confie un ancien cadre. Normal, grâce à son style intemporel (la veste noire est presque devenue un basic de l’élite au même titre qu’un sac), Chanel est une marque icône qui rassure en temps de crise. Surtout, Karl Lagerfeld entretient habilement la modernité en créant quelques pièces ultrapointues : sac Lego jaune, legging fuchsia troué, etc. Réalisées en très petits nombres, elles sont offertes à Rihanna et consorts pour faire la une des magazines, pendant que les boutiques écoulent les mêmes tailleurs droits à 6 300 euros et sacs 2.55 matelassés noirs à 4 750 euros.

Les parfums et cosmétiques sont l’autre pilier du business. N°5 est la vache à lait du groupe depuis sa création en 1921. Numéro 1 des ventes dans le monde pendant des décennies, sa marge brute dépasse les 85%. Oui mais voilà, les jeunes apprécient moins son jus boisé, jugé trop «dadame». Et sa déclinaison en Eau Première n’a pas fonctionné. Selon nos informations, une grande relance se prépare pour septembre. Le nouveau jus visera les 15-30 ans et aspirera tout le budget communication de l’année. Mais même les équipes commerciales en interne n’en savent pas plus. Secret oblige. Une chose est sûre, il suivra le standing Chanel : flacon lourd, belles matières, double C embossé à l’intérieur du bouchon. Comme pour les soins ou le maquillage, la communication sur les bénéfices du produit sera, quant à elle, très épurée. Voire inexistante. «Ici, on ne s’abaisse pas à parler ­réduction de rides», souffle-t-on en interne. Le soin en est laissé aux conseil­lères beauté, totalement ­dédiées à Chanel.

Au niveau commercial, la marque impose sa loi. Tous les deux ans, Chanel envoie des enquêteurs chez Sephora, Nocibé ou aux Galeries Lafayette. Leur mission : remplir des «fiches d’appréciation» en 30 questions, notées de 0 à 3. Tout y est évalué dans la boutique, jusqu’à la qualité du plafond ou la présence d’une poissonnerie (jugée dégradante pour l’image) à proximité. Et gare au non-respect des consignes. A moins de 62 de note générale, Chanel boycotte le point de vente. Elle en a ainsi déserté près de 200 en cinq ans. Idem chez les opticiens (lire l’encadré p. 62). Grâce à ce régime draconien et à sa force d’attraction auprès de consommateurs ultrafidèles, la marque se permet aussi d’être radine. «Ils nous reversent 10% de marge arrière contre 30% pour les autres marques de luxe», s’insurge un distributeur, qui se venge en écartant Chanel des meilleurs emplacements à l’entrée du magasin.

Le principal capital de Chanel, on l’a compris, c’est son image. Son chiffre d’affaires pourrait être bien supérieur si elle ne privilégiait ainsi la rareté. La marque n’a par exemple ouvert que 11 boutiques en Chine contre 40 pour Louis Vuitton. Elle se refuse à écouler ses parfums à bord des avions. En 2015, elle a aussi voulu mettre fin au marché gris entre l’Europe et l’Asie. Comme l’écart de prix, renforcé par les effets de change, pouvait dépasser les 60%, les «daigou» (émissaires chargés de rapporter des sacs moins chers) se multipliaient. Pour corriger le tir, Chanel a fait grimper ses prix de 20% en Europe et les a réduits d’autant en Asie. Une opération en l’occurrence menée trop brutalement : à Shanghai, des clientes ont demandé à être remboursées après que le sac qu’elles venaient d’acheter 5 100 dollars était passé à 4 800.

Espérons que Chanel gérera mieux la succession de Lagerfeld. Les rumeurs de départ du maestro enflent. A plus de 80 ans (le cachottier tait son âge précis), il serait un peu las. Le 31, rue Cambon survivra-t-il à son ­départ ? Les experts assurent que oui, car la marque est plus puissante que lui. Mais ce recrutement sera autrement plus compliqué que celui d’une simple stagiaire.

>> Les méthodes musclées de Chanel avec les opticiens :

Pour écouler le maximum de lunettes, la marque, via son licencié Luxottica, impose à chaque opticien de commander 180 paires de Chanel par an, ce qui représente, en moyenne, 20% de ses ventes. Sinon, elle lui retire ses produits. A 250 euros la monture, les opticiens doivent avoir du bagout.

Les boutiques sont soumises au contrôle tatillon des émissaires de Chanel, qui évaluent le standing de chaque point de vente à partir d’une batterie de critères très pointus – nombre de lunettes alignées par rangée, localisation du magasin, entretien des sols, murs et plafonds… «Aucune marque n’est aussi stricte», déplore un opticien.

>> Le chat qui valait 3 millions :

Le roi Karl a carte blanche pour développer son propre business. Sa dernière passion : sa chatte, Choupette. Quand il ne pose pas avec elle dans «Vogue», il utilise son minois pour vendre des sacs ou du maquillage. La bête a sa servante, des comptes sur Instagram,Facebook,Twitter, et même une biographie officielle… Son maître lui a aussi ouvert un compte en banque. Car la belle a gagné 3 millions d’euros pour la seule année 2014. Pas question en revanche de lui mettre un pull Chanel. «Je n’habille pas les animaux, on n’est pas au cirque», dit-il.

Sophie Lécluse