• 11/08/2022
  • Par binternet
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Le temps où la jupe entravait les femmes<

En partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BnF

Outil d’émancipation ou de domination? La jupe est revenue dans l’actualité avec l’agression de trois jeunes filles à Mulhouse et Strasbourg au motif qu’elles portaient ce vêtement. En 2020 encore, la tenue des femmes- jupe courte, décolleté plongeant, crop top -est l’objet de tous les regards, commentaires, injonctions et malheureusement violences.

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La jupe pourtant, longtemps vecteur de la domination masculine selon l’historienne Christine Bard, est devenue dans les années 60 un moyen d’émancipation féminine. Au gré des modes et de l’évolution de la société, elle enferme ou libère celle qui la porte. Dans cette longue histoire de la mode féminine, arrêtons-nous sur un vêtement symbole de cette dualité, la «jupe entravée» qui donna naissance au début du 20e siècle à la jupe-culotte.

Naissance de la robe «petite vitesse»

Au début de l’année 1910, la mode se joue des femmes et impose dans les garde-robes une jupe resserrée sur le bas par une large bande assortie d’une martingale intérieure nommée entrave. Elle est doublée d’un dispositif qui sous le jupon restreint la marche et empêche le déchirement du vêtement.

«Robe petite vitesse», «robe tortue», «rode piétinante», «robe ataxie». L’imagination des Français s’emballe pour se gausser de la robe ou jupe «entravée». Les caricaturistes s’en emparent pour mieux la ridiculiser.

La paternité en revient au couturier Paul Poiret qui avait pourtant libéré la femme du corset. «J’ai libéré le haut de leur corps, mais j’entrave leurs jambes», s’amuse le styliste. La jupe entrave ou entravée est reprise par toutes les couturières et fait scandale. Pour plusieurs raisons. Elle est d‘abord suggestive, laissant deviner les formes. Les évêques italiens la jugent «immodeste», et bannissent des églises les élégantes qui en sont vêtues. L’absolution serait même refusée aux «entravées», rapporte la presse. En Angleterre, elles ne sont plus admises à la cour. Selon les journaux de l’époque, «il est interdit de courir devant le roi et la reine les dangers que comporterait une révérence trop prononcée dans une de ces robes très ajustées.» La reine Mary la jugerait d’ailleurs inconvenante.

Paris, capitale de la mode, offre le spectacle d’une gigantesque «course en sacs»

La robe entravée est accusée de tous les maux. Etriquée, elle provoquerait la ruine des fabricants de tissus de Roubaix. «Il ne faut plus que quatre mètres [de tissu] pour la robe qui en exigeait jadis huit ou dix!...», se désole L’Excelsior le 25 novembre 1911 qui appelle les «gracieuses trotte-menu» à sauver l’industrie textile.

Le temps où la jupe entravait les femmes

De la grâce, la plupart n’en trouve pas à cette nouvelle tendance qui ligote les femmes et leur donne une démarche ridicule. On se moque de ces pauvres âmes soumises aux diktats de la mode au point d’abandonner toute dignité. Dans Le Figaro, la leçon est cinglante mais la faute est rejetée sur l’époque qui porte aux nues des artistes tout à fait excentriques. L’écrivain et poète Miguel Zamacoïs s’en donne à cœur joie dans l’édition du 25 juin 1910:

«Il convient de consacrer quelques lignes à ce qui est et restera sans doute un des plus curieux exemples du degré d’aberration où peut parvenir une société raisonnable. Je veux parler de la robe à la mode, serrée dans le bas, grâce à quoi une moitié de Paris donne à l’autre le spectacle imprévu d’une gigantesque course en sacs. Ces quelques lignes, il ne faut point les écrire pour les contemporains, pour ceux qui comme vous et moi sont les témoins impuissants et ahuris de cet accès d’aliénation mentale, que dis-je, vestimentale! Notre responsabilité vis-à-vis de la postérité, et de lui faire savoir que nous n’avons été ni les dupes ni les complices de cette attaque de délirium des jupes très minces.[…]

Nous aurions bien tort de nous indigner contre l’apparition de la jupe-entrave. Elle n’est, après tout, qu’un des chaînons naturels, presque obligatoires, de révolution du goût contemporain. Une époque doit avoir la robe qu’elle mérite, et nous ne méritons peut-être que cette robe-là. […] Car, en y réfléchissant, en quoi une jupe qui empêche la marche qu’elle devrait faciliter est-elle dans son genre plus étrange que ce que l’on nous montre tous les jours dans les expositions?»

Une course en sac oui, mais jalonnée d’obstacles. Les journaux font concurrence d’anecdotes sur les chutes qui émaillent la journée d’une «entravée». Les marchepieds des véhicules sont coupables d’entorses ou de fractures, on ne compte plus les chutes parfois mortelles dans les escaliers, même les coups de vent sont risqués. Les femmes doivent se résoudre à être hissées comme des paquets dans les automobiles. Et le moindre trajet prend des allures de course d’endurance. Les médecins s’inquiètent même de cette «gaine inexorable» qui «ralentit les fonctions de la peau».

Les élégantes, bravaches, font fi de ces inquiétudes: «La robe entravée sera encore toute-puissante pendant l’hiver 1910-1911, avertit la chronique mode du journal L’Action. Le mieux est donc d’en prendre son parti bravement, et de ne plus en parler. Il est entendu que nous continuerons encore pendant de longs mois à trottiner, les genoux joints, à la vitesse de deux kilomètres à l’heure...»

La jupe-culotte nouveau scandale

Aux États-Unis, les Américaines, bien plus pragmatiques, réclament l’abaissement des marchepieds. Ainsi la présidente d’un club féminin: «Nous n’allons pas abandonner notre mode parce que les marchepieds sont trop haut, déclare-t-elle. Qu’on les abaisse! Les femmes prétendent s’habiller comme elles le veulent et exiger qu’elles abandonnent la jupe entravée, s’il leur plaît de la porter, est outrageant.»

Mais le journal La Gazette, qui le 20 mars 1912, rapporte cette affaire, aimerait faire remarquer «aux dames de Boston que la jupe entravée ne se porte plus à Paris». Moins de deux ans après son apparition, l’éphémère jupe entravée n’est plus. Elle a laissé place à la jupe culotte, nouvel objet de scandale.

Ce nouveau vêtement est la suite logique de la robe entravée. La jupe resserrée en bas se scinde en deux et libère les jambes des femmes. Elle vient cette fois-ci d’Angleterre, portée par les cavalières, fières amazones soucieuses de confort. À Paris, Paul Poiret, là encore, est à la manœuvre. Il propose des modèles orientalisants bouffant au niveau des chevilles. Dès le 11 février 1911, il se confie à L’Excelsior:

«On a beaucoup plaisanté déjà à ce sujet: on a dit - c’était facile, d’ailleurs -que la femme allait enfin porter la culotte. C’est un méchant mot de petit vaudeville. Mais quand on verra, on appréciera mieux qu’au lieu de “masculiniser” la femme, le costume tant contesté se propose uniquement de la montrer dans toute l’harmonie de sa ligne et dans toute la liberté de sa souplesse native.»

Las, la jupe culotte n’est pas seulement jugée laide ou offensante. Elle attise la haine de certains. Des jeunes femmes qui osent la porter au Bois ou aux courses se font huer et même agresser. La romancière Marcelle Tinayre s’en indigne dans le journal Le Matin le 22 mars 1911:

«Ce qui m’a paru beaucoup plus laid que les plus laides fantaisies de la mode, c’est l’attitude de la foule devant les malheureuses femmes qui exhibèrent ces nouveautés. Aux courses, sur le boulevard, place de l’Opéra, des mannequins, employées de grands couturiers, vêtues de jupes-culottes par la volonté des patrons, furent grossièrement huées et même bousculées.À Londres, à Madrid, on les insulta. À Vienne, on passa des injures aux voies de fait. Il y a des gens qui trouvent cela très drôle. Je trouve cela révoltant. Il n’y a rien de plus laid que la jupe-culotte, sinon l’accueil qu’on lui fait. […] En réalité la foule se moque bien de l’esthétique et de la morale. Elle saisit avec joie l’occasion offerte de satisfaire, sans risque, un brutal instinct, quelquefois même un instinct sadique. Des hommes très courageux commencent par invectiver une malheureuse femme qui ne répond rien et qui s’affole. Ils finissent par la molester, la tirailler, la déchirer, et si on les laissait faire ils taperaient dessus, bravement.»

Très vite les journaux la donnent pour mort-née mais elle sera remise au goût du jour dans les années 40. C’est alors un vêtement fonctionnel adapté aux trajets à bicyclettes des Françaises confrontées à la pénurie d’essence. Dans les années 60, il reviendra à la mini-jupe et au pantalon de provoquer le débat.

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