Elles n’ont pas besoin de campagnes publicitaires, car le bouche-à-oreille de leurs clients leur suffit. Installées dans d’élégants appartements du Triangle d’or parisien, ces quelques maisons perpétuent avec orgueil l’art du tailleur, le sur-mesure. C’est-à-dire la création ex nihilo d’une pièce unique parfaitement ajustée et faite à la main.
Dans les années 1950, la France comptait près de dix mille tailleurs. La Fédération nationale des maîtres tailleurs recensait l’année dernière cent cinquante ateliers, dont une poignée employant plus de dix artisans. Pourtant, ce secteur se porte bien. À l’image de l’atelier des Cifonelli, une maison familiale installée à Paris en 1926, qui fait aujourd’hui travailler quarante ouvriers et ne réalise pas moins de huit cents costumes par an.Un chiffre qui illustre le nouvel engouement que connaît ce marché de niche, couru par une clientèle désormais internationale et rajeunie. Aux côtés du schéma traditionnel - un père, lui-même introduit par son propre père, initie son fils -, de jeunes quadras, plus self-made-men que fils à papa, décident de franchir le pas du sur-mesure. « Ils sont tous différents, certains sont des fidèles. Leur point commun, c’est leur envie de faire réaliser un vêtement unique pour lequel ils auront choisi le moindre détail, la forme, la matière, la couleur », explique Véronique Nichanian, directrice artistique de l’univers masculin d’Hermès. Lancé en 2009, son service de commandes particulières est florissant.
Institution parisienne depuis 1838, la maison Charvet accueille elle aussi de plus en plus d’hommes jeunes séduits par un vêtement, voire un vestiaire sur mesure. La démarche, synonyme d’excellence, a évidemment un coût. Entre 4 000 € et 6 000 € comme premiers prix de costumes, 400 € et 700 € pour une chemise. Tout dépend de la qualité du tissu et de la complexité de la demande. Luxe oblige, les tailleurs préfèrent parler coupe plutôt qu’argent. Chez Lanvin, dont le département masculin date de 1926, le maître tailleur Patrick Nogueira Je n’ai pas pu vérifier l’identité de ce monsieur. résume son métier par le credo d’Alber Elbaz : « Simplement rendre les gens beaux et heureux. » Pour cela, il faut comprendre les attentes de son interlocuteur : un businessman qui passe sa vie dans les avions n’a assurément pas les mêmes besoins qu’un dandy recherchant l’audace vestimentaire. Le premier appréciera la performance de tissus ultralégers infroissables que développent les grands tisseurs comme Loro Piana, Ermenegildo Zegna, Dormeuil, Scabal, Holland & Sherry. Le second sera plus sensible à l’originalité de matières inédites, tel le yak exclusif proposé en cinquante coloris chez Cifonelli, particulièrement apprécié des clients asiatiques.
Un tailleur doit aussi disposer d’un œil de lynx pour scanner la morphologie de son client. Ce dernier compte sur lui pour gommer ses défauts - une épaule tombante, un embonpoint naissant, un bras plus court. « Chaque corps présente ses difficultés, les hommes maigres sont assez osseux, il faut donc leur donner du volume ; les physiques plus forts vont, à l’inverse, devoir être affinés. C’est la vocation du sur-mesure : réaliser un vêtement qui sublime le corps », souligne Lorenzo Cifonelli.
Lorsqu’il est question du choix du tissu, l’expérience montre que les hommes, particulièrement les jeunes générations, discutent volontiers cachemire, tweed, velours ou flanelle. Au même titre qu’un grand vin, une montre d’exception ou une voiture de sport, le sur-mesure possède son propre vocabulaire. Ici, rouleaux et liasses se déclinent en Super 150, 180…, la valeur métrique du tissu. Plus le chiffre est élevé, plus le tissu est fin, le toucher doux. Les laines australiennes mérinos possèdent ainsi un diamètre n’excédant pas 15,5 microns - un cheveu humain en mesure 50. Un simple coup de vapeur leur suffit pour retrouver tout leur gonflant. Aujourd’hui, les Harris Tweed sont deux fois moins lourds et le smoking foulard de Smalto en crêpe de Chine n’a jamais été égalé - 380 grammes seulement.
Se faire couper ses chemises dans un coton ultra-fin comme un West Indian Sea Island de la Barbade ou un Giza 45 d’Égypte, est-ce le comble de l’épicurisme ? Pour certains, oui. C’est ce que leur offre le sur-mesure, le rare. Une notion qui demande de savoir repousser le champ des possibles : réaliser un blouson en croco teint dans une couleur reprenant exactement la couleur d’une fleur chez Zilli, tisser l’or 24 carats chez Pal Zileri, reproduire à l’identique un fil chez Hermès.
Même si le nombre de fils varie, vingt-six pour une chemise Charvet, cinq pour un pantalon Berluti, la prise de mesure requiert une virtuosité qui ne s’apprend qu’avec l’expérience. Six fois par an, Lorenzo Cifonelli rend donc visite à ses clients de New York, auxquels s’ajoutent ceux de Londres, Tokyo, Genève, Moscou, Monte-Carlo. Fidèle à la fiche imaginée par son ancêtre à la fin du XIXe siècle, le tailleur consigne la morphologie de son client en vingt mesures notées en inches, le pouce de Savile Row ,ce temple de l’élégance britannique joliment décrite dans un nouveau livre dédié à l’illustre maison Gieves & Hawkes *. Chez Lanvin, l’envoi d’échantillons permet aux clients vivant à l’étranger de faire leurs commandes à distance, à condition, bien sûr, de ne pas changer de morphologie - une fiche client doit nécessairement être actualisée au bout de quelques années.
Véritable géométrie de la perfection, le patron est réalisé avec toutes les indications de pinces, découpes et détails spécifiques - les adeptes de chronographes apprécient par exemple que leurs poignets de chemise s’adaptent au volume de leur(s) montre(s). Col, épaules, poches, doublure, boutons, entoilage : les soixante-dix pièces nécessaires à la construction d’un costume sont assemblées. Un premier essayage va permettre de vérifier l’aplomb, c’est-à-dire le parfait équilibre entre les lignes du corps et le vêtement. Corriger une épaule, reprendre un revers ou une pince. Viennent ensuite les finitions, boutonnières et surpiqûres, emblématiques du métier. Un vêtement sur mesure prend du temps. De six à huit semaines et soixante-dix heures de travail pour un costume parfaitement cousu, ajusté et équilibré.
Loin des diktats de la mode, les ateliers de sur-mesure n’en possèdent pas moins leur patte. Chez Smalto, l’épaule roulée légèrement remontée dessine une ligne près du corps, d’ailleurs saluée par Françoise Sagan : « C’est un de ces rares hommes à pouvoir mêler luxe et sobriété, quotidien et éclat. C’est un artiste et un seigneur. » Travaillée de manière incurvée vers l’avant, l’épaule Cifonelli vient quant à elle amplifier l’aisance. Chez Camps de Luca, une légère cassure dans le dos de la veste, au-dessus des fentes, vient marquer la taille.
Subtils, ces détails permettent pourtant de distinguer le sur-mesure d’un phénomène en plein essor, la demi-mesure et son cortège de synonymes anglo-saxons qui prêtent à confusion (« made to measure », « bespoke », « tailoring »…). Créée dans les années 1970, la demi-mesure s’engouffre aujourd’hui nettement dans le sillage des maisons traditionnelles - qui ouvrent, elles aussi, des services de personnalisation de modèles préexistants. C’est là que réside le fameux « demi », dans ces modèles témoins griffés des grands de la mode : Prada, Dior, Giorgio Armani, Burberry, Gucci, Hugo Boss. Pour une veste, Lanvin propose 19 coupes ; Ralph Lauren Purple Label, 11 ; Hackett, 3. Les mesures du client permettront d’ajuster la longueur des manches et de reprendre certaines pinces, quand les finitions, dites sartoriales (initiales, bord de col et même boutonnières), offrent un avant-goût du sur-mesure… mais seulement un avant-goût.
* « Une histoire de l’élégance masculine, 1, Savile Row, Gieves & Hawkes » (relié sous jaquette). Flammarion, 240 p.
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