• 17/01/2023
  • Par binternet
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Jack Lang, l'indétrônable<

Il a traversé la pandémie sur un nuage. Un léger Covid asymptomatique, rien senti, ses habituelles virées à Marrakech ont préservé sa belle humeur et sa bonne mine. Le visage est tout doré, cheveux mousseux, chemise outremer et sourire étincelant, ravi de voir la Seine s’épanouir sous les fenêtres de son bureau, au 8e étage de l’Institut du monde arabe. « Monsieur le président… le masque », rappellent gentiment ses conseillers et il hausse les épaules, décroise ses baskets Camper, demande un thé vert, un soupçon de sucre. Jack Lang savoure, le printemps s’annonce languien.Jack Lang, l'indétrônable

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Les commémorations du 10 mai 1981 vont honorer le plus fidèle et le plus populaire des mitterrandiens. Il sera le maître d’un colloque organisé à la Bastille avec Mazarine Pingeot, et la star de nombreuses festivités, d’émissions, d’ouvrages saluant son héritage. « Que vive la loi unique du prix du livre ! » (association Verbes), publie Marie-Rose Guarniéri, libraire à Montmartre, qui a tenu à célébrer la législation ayant sauvé sa profession contre les géants de la distribution. Un collectif de chercheurs dissèque « Les années Lang » (La Documentation française), tandis que le sociologue Frédéric Martel, connu pour son enquête explosive « Sodoma » sur les mœurs du Vatican, s’est plongé dans des centaines d’archives pour éditer « Une révolution culturelle. Dits et écrits » (Robert Laffont). « J’avais l’image d’un Lang un peu dilettante, faisant de grands discours et dansant sur les chars de la Gay Pride, dit-il. J’ai découvert un travailleur acharné. »

On le voit jeune ministre lancer avec François Mitterrand les grands chantiers – de la pyramide du Louvre à l’Opéra Bastille –, on l’entend le flatter, le couvrir d’idées, le servir, rarement le contredire. On le voit batailler, visionnaire, technique, s’accrochant à son budget, harcelant de notes tout l’appareil d’État, imaginant la Fête de la musique, du patrimoine ; défendant la liberté, les artistes, tous, écrivains, rappeurs, cinéastes – « Le ministère c’est leur maison », disait-il. Au front contre l’impérialisme américain, Disney, La Cinq, Chirac qui le traitait de « pape du sida mental » ; manœuvrier, passionné, obsessionnel, toujours, sur 1 312 pages.

« Dieu, c’est trop », s’exclame Lang de son petit ton poudré qui enchante les humoristes. Caresse sur sa veste à col Mao puis, plus bas : « Tout ça est venu à moi, je n’y suis pour rien. » Pas tout à fait vrai. Jack Lang a ouvert ses archives, impulsé ces ouvrages comme tant d’autres ces dernières années, dont une autobiographie achevée avec une plume de « Libération », qu’il refuse de publier : « On est trop loin du compte. » Et les Mémoires auxquels il s’attelle, de sa fine écriture bleue, ne le satisfont pas davantage : « Je suis beaucoup trop perfectionniste. »

L’élection de Macron a secoué Lang : « J’aurais dû avoir son audace, court-circuiter le PS », ruminait-il au printemps 2017.

Jack Lang voudrait cimenter sa légende. Mais il sent bien qu’il ne peut tout verrouiller. Curieux animal, à la fois lucide et borné, sincère et vernissé, coriace et empêché, populaire et controversé. Il sait qu’il restera, avec André Malraux, le grand ministre de la Culture, mais il s’en veut à jamais de n’avoir pas conquis Paris, et plus encore l’Élysée. Mitterrand, qui à force de fidélités finit par l’aimer comme un fils, l’avait poussé à se présenter. Lang se souvient de ses mots à Latche : « Allez-y, foncez, me disait-il. » L’héritier a voulu se présenter en 2007, il avait chargé ses fidèles de commencer à récolter des fonds, dicté un essai programmatique intitulé « Moi, vieux ? ».

Lui aussi est resté à la cave, l’élan n’a jamais pris au PS. Ségolène Royal lui a grillé la politesse puis, en 2011, DSK, qu’il a toujours soutenu – même pendant le scandale du Sofitel – et qu’il continue de voir à Marrakech. Ce fut Hollande qu’il rallia in fine et qui, reconnaissant, le nomma à l’Institut du monde arabe. L’élection de Macron a secoué Lang : « J’aurais dû avoir son audace, court-circuiter le PS », ruminait-il au printemps 2017. La victoire de Joe Biden, rencontré il y a quelques années au Met de New York, le galvanise : « Génial, quelle pêche. Si j’osais, je ferais comme lui… » Il lui a envoyé, en janvier, un petit mot de félicitations, avant de twitter sa joie de voir déguerpir Trump, « cette saloperie humaine ». Lang, qui espérait bien quelques réactions, a aussitôt accepté une interview sur Europe 1.

Et là, bam. La journaliste Sonia Mabrouk l’a entrepris sur l’affaire Duhamel, évoquant les « rumeurs », sans expliciter, mais rappelant sa signature au bas d’une tribune demandant la décriminalisation des rapports sexuels entre adultes et mineurs, publiée dans « Le Monde » en 1977 avec Sartre, Beauvoir, Barthes, Kouchner. « Une connerie », a regretté Jack Lang avant de quitter le studio furieux. Il n’ignore rien de la « boue » qui circule à son sujet, ses petites-filles chéries lui en parlent, Internet garde tout en mémoire, notamment ses propos tenus en 1991 au magazine « Gai Pied » – « La sexualité puérile est encore un continent interdit, aux découvreurs du XXIe siècle d’en aborder les rivages. »Jack Lang, l'indétrônable

« Si vous êtes venue pour ça… Abject. Assez de toutes ces histoires. »

D’anciens collaborateurs se souviennent d’avoir vu leur « Jack » honteusement interpellé lors de Gay Prides sur le thème : « Alors, tu aimes les petits garçons ? » Depuis toujours, les suspicions bruissent. Difficile d’éviter le sujet, quitte à le mettre en rage, sa voix effectivement tonne : « Si vous êtes venue pour ça… Abject. Assez de toutes ces histoires. » Elles ont prospéré dès son ascension en 1982, notamment lors de l’affaire du Coral (du nom de ce centre pour enfants en difficulté victimes d’abus sexuels), qui préoccupa Mitterrand, comme le révèle le commandant Christian Prouteau, alors chargé de la sécurité à l’Élysée : « Le président m’a demandé de regarder, l’affaire faisait du bruit dans la presse. Je n’ai rien trouvé et, croyez-moi, j’ai cherché ! C’étaient de sales rumeurs qui bizarrement n’ont jamais cessé. »

Jack Lang, l'indétrônable

En 2011, au « Grand Journal » de Canal+, Luc Ferry évoque un ancien ministre qui « s’est fait poisser à Marrakech dans une partouze avec des petits garçons ». « Mauvaise langue », note, sourire entendu, Alain Duhamel. À l’époque, le Tout-Paris glose. Jack Lang mandate Maître Laurent Merlet, qui l’a défendu avec succès contre les attaques du polémiste Jean-Edern Hallier. Un huissier, porteur d’une « sommation interpellative », frappe alors au domicile de Luc Ferry, qui botte en touche, affirmant n’avoir « jamais accusé personne ».

Cette même année 2011, Laurent Merlet a poursuivi en diffamation un homme prétendant, dans une vidéo très regardée, que sa fille de 4 ans avait été violée par des amis de son ex-femme, dont Jack Lang, lors d’une partie fine sur une péniche en 1999. Il a été condamné, n’ayant apporté aucune preuve, ni même établi sa bonne foi. « On réagit à chaque fois mais comment poursuivre toutes les ignominies sur Twitter ? C’est un puits sans fond », se désole l’avocat.Jack Lang, l'indétrônable

Et voilà que la brigade financière s’intéresse aussi à ses costumes reçus en cadeau, entre 2003 et 2018

Son client enrage : « Des hyènes sans courage… L’anonymat, c’est terrible, la négation de la démocratie. Si j’étais ministre, j’en ferais mon grand combat. » Les réseaux se sont encore enflammés lorsque le site Atlantico a révélé qu’une étrange association liée à Lang, « pour la promotion de la politique culturelle nationale menée dans les années 1980 et 1990 », avait été financée par Jeffrey Epstein, en 2018, un an avant son incarcération pour crimes sexuels. « Stupide histoire », balaie-t-il, jurant n’avoir rien su de la face obscure du milliardaire, qui lui a été présenté par Woody Allen et lui a versé, via sa fondation, près de 58 000 dollars pour un projet de documentaire… sur ses années rue de Valois.

Et voilà que la brigade financière s’intéresse aussi à ses costumes reçus en cadeau, entre 2003 et 2018, pour un montant qui avoisinerait 500 000 euros. Des bons de commande au nom de Lang ont été trouvés lors d’une perquisition chez le patron de Smalto. « Comment oser évoquer ce truc ridicule ? s’agace-t-il. J’ai toujours été un ambassadeur de la mode, d’autres noms bien plus prestigieux ont désiré que je porte leurs tenues. » Alaïa, Miyake, Gaultier ont effectivement habillé les époux Lang, ainsi que Thierry Mugler, qui s’est récemment fendu d’une lettre de défense, louant leur action pour la « maison mode ». « Lisez-la », insiste l’incorrigible Jack.

Rien ne le démonte. L’époque a changé, pas lui. Quarante ans dans les mers du pouvoir, son aura rue de Valois l’ont rendu insubmersible. Et il vogue, d’un président à l’autre. Il a fini, après l’avoir tant combattu, par conquérir Chirac, tout comme Sarkozy qui, sous sa présidence, lui a confié quelques missions et l’a encore récemment invité à déjeuner. Hollande aussi a appris à apprécier Jack : « C’est une star », observe-t-il, presque nostalgique « des petits mots à l’ancienne » qu’il recevait à l’Élysée « quasiment chaque jour sur tout sujet ». C’est Emmanuel Macron qu’il inonde aujourd’hui de notes, concoctées avec les mêmes collaborateurs. Et Monique, fidèle au poste.

Elle est tout, l’épouse, mère de ses deux filles, la vigie, sensible, piquante, la « patronne », comme l’appelait Coluche, celle qui apaise quand il dit « j’ai trop d’idées dans la tête », celle qui ramène sur terre et figure au bas des archives, d’un trait de stylo Waterman : « Voir avec Monique ». Au ministère de la Culture, hier, comme à l’Ima aujourd’hui, elle a toujours eu son bureau. Elle n’est jamais loin, à l’instant au téléphone, annonçant son arrivée pour visiter, avec son amie Isabelle Huppert, l’exposition sur les divas arabes, actuellement fermée au public. La voilà, toute pimpante, yeux vifs, baskets à talons, petit corps sculpté par 10 kilomètres de marche quotidiens. Il admire son rouge à lèvres fuchsia, agrippe sa main. « Voyez comme elle est belle, ma femme… Sans elle, je ne serais rien. »

Elle sourit, mi-attendrie, mi-philosophe. L’âge adoucit les hommes, le sien lui en a fait voir de toutes les couleurs. Mais enfin, la complicité est là depuis leur rencontre au conservatoire de Nancy. Ils avaient 17 ans et se rêvaient comédiens ; elle, Monique Buczynski, à peine 1,50 mètre, une poupée, choyée par des parents bijoutiers, lui, futur étudiant en droit, à Sciences po, tout en cheveux et en verve. Deux enfants nés en 1939, juifs, Jack, seulement par son père qui, en bon anglophile appelé à résister, voulut d’abord l’appeler Winston. « Il m’a plu tout de suite, se souvient-elle. Il était original, il avait de l’allure, ce langage distingué, cette passion pour la mode. Il m’a séduite en me faisant des glaces au caramel. À l’époque, j’étais potelée, un peu nounouille, Jack m’a entraînée dans sa vie, j’ai compris plus tard ses démons, ses blessures. »

À 15 ans, il a vu son père, un grand actif, franc-maçon, héritier d’une prospère entreprise de récupération, foudroyé par une crise cardiaque. Lui, l’aîné des cinq enfants, s’est retrouvé en première ligne, au côté de sa mère adorée, Marie-Luce. Elle lui ressemblait, paraît-il, un peu théâtrale, esthète. Il parle de sa « beauté sidérante » et du veuvage douloureux : « Elle est tombée sous la coupe d’un homme peu fréquentable, qui a voulu prendre le pouvoir à la maison. Je l’ai alors convaincue de partir chez des amis au Cameroun. » Inouï, on imagine l’influence du grand-père paternel, les déchirements… Il bredouille : « Allez, assez, c’est loin dans ma mémoire… La famille s’est alors disloquée. » À Douala, Marie-Luce a conquis un Français, un commercial qui la ramènera à Paris dans un bel appartement avec vue sur la tour Eiffel. Jack alors la retrouvera.

À 20 ans, il n’avait qu’une idée : tracer sa propre route. Monique était enceinte, il l’épouse et crée en 1963 le Festival mondial du théâtre universitaire de Nancy. C’est la matrice de tout, le lieu où se construit l’enfiévré qui, au même moment, joue « Caligula », approche Mendès France et Mitterrand, décroche l’agrégation de droit public. L’acteur, le politique, le juriste. Déjà, il a l’art de s’entourer des meilleurs, de capter les idées, les concrétiser, sans craindre d’épuiser son entourage. Ça pulse à Nancy avec des spectacles dénichés dans le monde entier, et voilà sur scène des comédiens en jeans, dénudés, des ouvriers, des marionnettes, des créateurs d’avant-garde comme Bob Wilson ou Pina Bausch. Chaque année, quinze jours, trente salles, un festival et, en pleine révolution sexuelle, de sacrées bamboches, des happenings avec des dissidents communistes, des réfugiés chiliens.

Ministre de la Culture, c’est le rôle de sa vie, celui qu’il n’a au fond jamais cessé d’occuper.

Jeunesse conquise, presse bluffée, Mitterrand vient voir le phénomène. Jack brille, toujours sur des charbons ardents mais en maîtrise, moins déluré que ses camarades homosexuels qui le charrient joyeusement. Monique virevolte en minijupe, affairée à gérer les artistes, les journalistes, les mécènes ; elle tient les cordons de la bourse – son mari plane, jamais un sou en poche – et la jolie bâtisse qui abrite l’intendance avec, au dernier étage, leur appartement. Parfois, tout se mélange, la nounou des filles est rémunérée par le festival, alors qu’il y a tant de bénévoles et de techniciens payés trois kopecks. La grogne monte en 1975, grève, demande de comptes, le directeur est menacé, son frère sort les muscles : « Laissez-le tranquille. » Claude Lang est revenu ravagé d’Algérie, hanté par la guerre, tête brûlée au point de tuer un homme dans un bar de Nancy, un soir de juin 1981. (Jack, qui venait alors d’être nommé rue de Valois, proposera sa démission à Mitterrand, qui la refusera puis graciera, en 1985, ce frère aujourd’hui décédé.)

À Nancy, la fête a mal fini. Les frondeurs ont obtenu la démission de Lang et récupéré les comptes, confiés à un jeune avocat. « Ce dernier nous a dit un jour qu’il était désolé mais qu’il avait tout perdu, se souvient un ancien pilier du festival. On a fini par découvrir qu’il avait eu Jack comme prof. » Au diable Nancy, l’artiste juriste a alors déjà conquis Paris, après avoir brièvement dirigé le théâtre de Chaillot, puis fêté son limogeage par le pouvoir giscardien, sur scène, chemise ouverte, sous le regard de Mitterrand. Il s’est ainsi mué en icône de la gauche, secrétaire national du PS, en route vers la gloire.

Tout le monde connaît la suite. Ministre de la Culture, c’est le rôle de sa vie, celui qu’il n’a au fond jamais cessé d’occuper. Ses successeurs ont du mal à exister ; certains ont cherché son onction – Frédéric Mitterrand « ému par sa bienveillance », Roselyne Bachelot dès sa nomination –, d’autres ont maudit son influence. Lang s’est reconstitué à l’Institut du monde arabe, comme il était rue de Valois. Survolté, créatif, no limit. Dès sa nomination, en 2013, il a refait un bureau, tout en cuir blanc, pour Monique, demandé des émoluments de ministre (9 000 euros par mois) et recruté deux fidèles : son historique communicante, aussi futée qu’inépuisable, Catherine Lawless, et l’indispensable Claude Mollard. Cet énarque de 79 ans, photographe, peintre à ses heures perdues, a toujours servi dans l’ombre, sans revendiquer ses réalisations, des colonnes de Buren au musée de la Mode, entre autres.

« Dans ces pays où compte tant la longévité des hommes, Jack Lang est apprécié », note l’ambassadeur Bertrand Besancenot.

« Jack, il lui faut ses grognards », s’amuse-t-il en se souvenant des fines lames de la rue de Valois, dont l’un, Jean-Paul Claverie, parti créer l’empire culturel du fondateur de LVMH, Bernard Arnault. À l’époque, les budgets étaient colossaux, à l’Ima, ils sont faibles : 12 millions d’euros du Quai d’Orsay, théoriquement autant des pays de la Ligue arabe, qui rechignent à payer. Le trio s’est démené pour dénicher des mécènes, proposer des projets ciblés – une exposition sur le hadj en Arabie saoudite, sur l’art marocain au royaume chérifien, sur le foot au Qatar – d’autres, formidables, Osiris, le canal de Suez, les chrétiens d’Orient, et même bientôt les Juifs d’Orient, malgré les réticences en interne… Lang s’est imposé, éternel apôtre du dialogue, avec sa judéité dont il ne parle jamais et son profond attachement à la culture et à la langue arabes, qu’il défend ardemment. Révolution aussi sur le parvis, avec le débarquement de l’Orient-Express, puis d’une soucoupe volante récupérée d’un défilé Chanel, d’un boutre venu d’Oman…

« Ouvrir, ouvrir », répète-t-il aux artistes, au-delà de ses amis célèbres comme Jamel Debbouze et Tahar Rahim, au public qu’il accueille parfois lui-même, programmes en main. Le président a aussi mis son grain de sel en cuisine, en gourmet obsessionnel, fana d’abats et de poissons qu’il mitonne et sert chaque dimanche sur des tables impeccables, en demandant parfois à ses convives de se vêtir de mauve ou de bleu, par souci d’harmonie. Noura, le traiteur libanais en place, lui déplaisait malgré les efforts du patron qui a recruté des cuistots de la Mamounia, le palace favori de Lang à Marrakech, avec le Royal Mansour où le roi du Maroc lui met à disposition une suite. Ça n’a pas suffi, contrat rompu, Noura révéla alors avoir offert pour 41 000 euros de repas, avant de faire condamner l’Ima. Un chef étoilé, Guy Martin, prendra la suite avant de jeter l’éponge. Il arrive que Lang se perde dans sa folie des grandeurs. Sa mère le rêvait diplomate, il se vit comme tel, voyage sans cesse du Maghreb au Moyen-Orient. « Dans ces pays où compte tant la longévité des hommes, Jack Lang est apprécié, note l’ambassadeur Bertrand Besancenot. Il saisit bien l’âme orientale, les renvois d’ascenseur, l’importance de la parole donnée. »

Lui seul ose défendre, à la télé, ses mécènes du Qatar, accusés après les attentats de 2015 de financer le terrorisme, et ne pas s’émouvoir de l’assassinat barbare du journaliste saoudien Jamal Khashoggi. La voix qui vibrait jadis pour Salman Rushdie et les dissidents de Tiananmen a appris à se taire. Realpolitik, les intérêts avec Riyad sont trop forts ; le président de l’Ima préfère décorer discrètement les princes saoudiens, demander que l’on démonte le bar à chichas et que l’on construise une tente ultra-sécurisée pour accueillir, en 2018, MBS, qui s’est finalement décommandé. Il reviendra, Lang n’oubliera jamais sa rencontre avec le jeune héritier : « C’était il y a quelques années, lors d’une visite au roi Salmane. J’ai été saisi par ce mec au physique incroyable, puissant, sensuel ; il griffonnait des messages à son père, j’ai senti qu’il deviendrait important. »

Sans doute rêve-t-il que tout recommence, que Macron soit son Mitterrand

Le potentiel de Macron l’a aussi saisi, dès sa nomination à Bercy. Il l’a convié à des rencontres économiques et lui a vendu son éternel projet de « France arc-en-ciel », pour promouvoir les entrepreneurs de la diversité. L’entente fut bonne, même libéralisme économique, sociétal, avec une vision d’une « laïcité apaisée ». Mais quand l’ambitieux s’est mis en marche, Lang a dénoncé sa traîtrise. « En vérité, se souvient un collaborateur, il était fou de jalousie. » Jack en rit : « Effectivement, c’était pas chaud, chaud… » Puis il a naturellement félicité le président. Petits mots, gentillesses, arabesques. Macron a embarqué Lang pour un voyage en Égypte et l’a convié à nombre de dîners officiels. Monique a ressorti ses robes de soirée, même si tout semble dérisoire depuis la disparition de Valérie, leur fille chérie , comédienne engagée, emportée en 2013 par une tumeur au cerveau.

« J’ai changé », souffle-t-elle pudiquement. Jack, lui, fait toujours mieux semblant. Il s’accroche, lisse ses rides, fait de la gym chaque matin avec un coach. Quand Notre-Dame a brûlé, il a posté un selfie devant la flèche en flammes, puis a conseillé à Macron d’annoncer une reconstruction rapide, avec un comité commando. « Je crois, glisse-t-il, qu’il m’a écouté. » Il ne cesse de louer « son intelligence prodigieuse, sa véritable culture ». Sans doute rêve-t-il que tout recommence, que Macron soit son Mitterrand. Au premier confinement, Lang a fait porter à l’Élysée une note pour un « new deal culturel ». Le président l’a reçu et l’a entendu dérouler son idée de « grande radiographie de la France scientifique et culturelle ».

Lang sait qu’il n’a pas été bon, il affine sa copie et poursuit, en attendant, ses projets : créer un grand musée d’art arabe contemporain, et un Ima à New York, un à Singapour… Cet après-midi, sa petite-fille Anna passe une tête dans son bureau. Elle lui ressemble, complicité, baisers, à vite, dimanche pour un bar à la plancha. Il ferme la porte, s’arrête sur une photo de lui en compagnie de danseurs de hip-hop : « Ça, c’est la vie, l’action, la beauté… » Silence, un éclair triste dans les yeux ardents : « Si je baisse le rideau, je disparais. »

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