• 28/09/2022
  • Par binternet
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« À nous, les dirigeantes, d’endosser le costume de rôle modèle »<

Cinquième épisode de notre série de témoignages « Deux fois plus », qui donne la parole aux femmes pour raconter le sexisme ordinaire en entreprise. Anne de Bagneux, Directrice de la Stratégie et de la Transformation chez Transdev, expose sa vision optimiste de l’évolution des relations hommes-femmes en entreprise, et appelle les dirigeantes à assumer d’être des rôles modèles pour la nouvelle génération.

Le sexisme ordinaire ne s’arrête pas à la porte de l’entreprise. Au contraire. Dans un cadre corporate, il prend d’autres formes, parfois plus banales ou plus pernicieuses. Pour rendre compte de cette réalité, Usbek & Rica a choisi de donner la parole aux femmes, en se concentrant dans un premier temps sur celles qui occupent des postes à forte responsabilité.

Elles sont PDG, DRH, directrice innovation, directrice de la stratégie. Elles occupent des postes à forte responsabilité dans la communication, les affaires publiques, les assurances, les transports ou la banque. Elles ont la quarantaine, la cinquantaine, ou plus encore. Et elles ont toutes en commun d’avoir subi, en accédant à des sphères encore largement masculines, une forme de sexisme ordinaire.

Une expérience forcément perturbante, qu’elles choisissent aujourd’hui de partager en prenant la plume. Sans s’apitoyer sur leur sort. Pas dans un esprit de revanche. Plutôt pour inspirer les générations présentes et futures. Pour rappeler qu’en entreprise, quand on est une femme, il faut se battre deux fois plus – et parfois contre soi-même ! – quand on fait face à des vents contraires. Et enfin, pour contribuer, par la force et la sincérité de leurs témoignages, à engager les hommes comme les femmes sur le chemin de l’égalité.

Après Bénédicte Tilloy (Schoolab), Frédérique Delcroix (SNCF), Alexia Lefeuvre (Novotel) et Claude Nahon (Iddri, ex-EDF), c’est au tour d’Anne de Bagneux, directrice de la Stratégie et de la Transformation chez Transdev, de témoigner.

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De nombreuses études décrivent la solitude du dirigeant. Mais il y a un individu plus seul encore qu’un dirigeant, c’est une dirigeante !

Statistiquement, nous sommes encore seules dans les comités exécutifs des entreprises. Être une femme dans un comité de direction, c’est pourtant un signal fort pour les jeunes femmes qui se lancent dans la vie, comme pour toutes les femmes de votre entreprise. Au sein de mon comité exécutif, je prends ce poste comme une responsabilité qui dépasse mon périmètre opérationnel. Je serai jugée en tant que directrice de la Stratégie et de la Transformation mais aussi – et peut-être même d’abord – en tant que femme dirigeante.

Aujourd’hui encore, être une femme dans un comité de direction, c’est aussi un exercice de résilience et d’endurance. Il faut parler plus fort qu’à l’accoutumée. On reprend vos idées, on vous coupe la parole. Vos prises de positions se soldent parfois par des petits sourires complices, plus souvent par des regards de totale incompréhension. On ne parle pas toujours le même langage, en tous cas on n’aborde pas les sujets avec la même perspective.

« À nous, les dirigeantes, d’endosser le costume de rôle modèle »

Les études sociologiques démontrent que le mur de la minorité s’efface quand elle atteint 30 %. À deux femmes, on peut lutter contre l’invisibilité, on peut s’appuyer, se relayer et être entendues. À 30 % de femmes, sans qu’on ait besoin de rien faire d’autre, la culture change, elle s’hybride. La tentation des blagues sexistes et l’habitude de la minimisation tombe. Je suis à la fois très mobilisée sur l’égalité femmes-hommes en entreprise, mais aussi convaincue que les voies de résolution seront plus fluides et plus rapides qu’on ne le croit.

Je suis optimiste parce que nous avons enfin passé le mur de l’absence de son. La prise de conscience sur les inégalités femmes-hommes se répand à une vitesse inédite en entreprise. Souvent, déjà, il devient aussi inconvenant de faire une blague sexiste qu’une blague raciste. Je m’en réjouis. Les nouvelles générations jouent une belle partition dans cette nouvelle musique de l’égalité. Aujourd’hui, la plupart des jeunes hommes ont vu leur mère travailler et ne s’imaginent pas avec une conjointe qui les attend à la maison. Ils ont aussi envie de prendre plus de place à la maison, auprès de leurs enfants, que leurs aînés. Nos filles ont été moins exposées aux discours et aux vocations genrées que nous. Leur parole est déjà plus libérée que la nôtre.

Une anecdote pour illustrer cette évolution. Il y a trois ans à peine, lors d’une réunion à laquelle je participais ainsi que plusieurs hommes politiques, l’organisateur a présenté méthodiquement les cinq hommes présents, et puis il est passé à l’ordre du jour sans avoir dit un mot sur nous, les deux seules femmes également présentes dans la pièce ce jour-là. Nous nous sommes regardées sans y croire… Je me dis qu’en 2020 des jeunes femmes confrontées à la même situation se seraient rendues plus visibles.

Je suis optimiste parce que la France a mis en place des lois qui prouvent leur efficacité. Inutile de revenir sur le succès de la loi Copé-Zimmerman. Le nombre de femmes dans les conseils d’administration approche désormais les 40%. Est-ce que le mouvement aurait été si rapide sans lois ? Il est évident que non. L’index Pénicaud sur la parité est un excellent levier de progression, il s’impose désormais à toutes les entreprises de plus de 50 personnes. Je crois dur comme fer à la mesure objective, concrète, froide. Je crois à la publication des chiffres et à l’émulation qu’ils créent, puisque la réputation est devenue un actif fragile pour les entreprises.

Je suis optimiste car je crois que bientôt les financeurs, les actionnaires et même les clients se saisiront de la parité comme d’un sujet de performance de premier plan, comme d’une norme de civilisation et comme d’un critère d’engagement. Nous voyons déjà les prémices de ce monde-là.

Mais il nous reste beaucoup à accomplir, dans toutes les directions : étendre les quotas aux comités exécutifs des entreprises, poursuivre le travail sur la parentalité pour faire bouger les lignes dès le début des carrières… et dès les premiers mois des petites filles et des petits garçons qui auront d’autres modèles familiaux. Moi-même ingénieure, je suis sidérée de voir que nous ne réussissons pas à attirer les jeunes filles dans les filières scientifiques et technologiques. Et pourtant, nous ne pouvons pas laisser le monde de demain se construire et se coder à partir d’une vision du monde quasi-exclusivement masculine !

Au-delà des quotas, il nous faut faire évoluer notre conception du leadership. L’opinion n’a pas le même regard sur les leaders hommes et femmes, les critiques à l’égard d’Isabelle Kocher, l’ex-DG du groupe Engie, en sont la preuve flagrante. Certaines femmes, par le passé, n’ont pas eu d’autre choix que de se conformer à un modèle masculin caractérisé à l’époque par la dureté et l’autoritarisme. Ces valeurs ne font plus recette dans le monde d’aujourd’hui. Plus un seul jeune n’a envie d’un management rigide, sans vision, sans créativité, sans empathie. Les qualités dites « féminines » s’imposent partout pour produire de l’engagement. Et heureusement que ces qualités ne se retrouvent pas seulement chez les femmes ! Surtout, il est temps de juger le leadership d’une personne à l’intensité de sa vision, à sa capacité à produire du changement et à emmener tout le navire dans la tempête derrière elle. J’ai passé plusieurs années en Asie. Ce séjour a été un révélateur pour moi : si on espère la diversité du leadership tout en imposant que l’on se ressemble tous, la performance ne sera pas au rendez-vous. Devenir leader, c’est devenir la meilleure version de soi-même, en route vers un cap plus grand que soi.

Le temps joue pour nous. Cette époque en appelle d’elle-même à plus d’égalité. À nous, les femmes, de développer notre charisme, de lutter contre cette injonction à être parfaite, de mettre à distance notre peur du rejet. Osons prendre position, osons cliver, osons déplaire ! À nous de chercher nos propres rôles modèles en élargissant nos horizons. Quand j’avais 30 ans, je n’avais pas de rôle modèle, je n’imaginais pas progresser jusqu’à un stade que j’ai depuis longtemps dépassé. Cette incapacité à me projeter a été l’un des arguments de mon départ en Asie, mais combien d’entre nous ont eu cette opportunité ?

À nous, les dirigeantes, d’endosser le costume de rôle modèle, d’y consacrer du temps, de l’énergie et de l’authenticité. Récemment, j’ai échangé avec une lycéenne assez effrayée par mon parcours. Elle me disait : « Vous avez réussi, vous avez dû faire des sacrifices ». Des sacrifices, j’en ai fait sans doute quelques-uns, mais je retiens surtout beaucoup de satisfactions. Je me suis donnée les moyens de rester libre et d’aller là où mon envie me guidait. Je n’ai jamais fait de politique de la terre brûlée, je n’ai jamais eu la moindre intention de renoncer à ma famille. Je ne suis pas une superwoman.

Ce que nous sommes, ce que vous êtes, chacune d’entre vous, apporte au monde. Restons nous-mêmes, pas plus, mais certainement pas moins non plus !

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