• 16/02/2022
  • Par binternet
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Edouard Baer : « La vie sans Benoît Poelvoorde est moins intéressante »<

Ils se sont tous mis sur leur trente et un pour leur déjeuner annuel. Eux, c'est une bande d'amis, d'un certain âge, d'un milieu bien précis, celui de l'intelligentsia parisienne qui se retrouve à La Closerie des lilas pour faire un point sur la vie, et éventuellement dire du mal des autres. Cette année, l'un d'entre eux ayant dérapé est mis au ban de la petite sauterie et se retrouve seul au bar, tentant de faire bonne figure. Tel est le point de départ réjouissant d'« Adieu Paris », le nouveau film d'Édouard Baer qui, fidèle à lui-même, livre une partition baroque, avec une ribambelle d'acteurs aux reparties ciselées. François Damiens, Pierre Arditi, Bernard Le Coq, Daniel Prévost, Jackie Berroyer, particulièrement touchant en vieux combattant qui cherche ses mots, sans oublier Benoît Poelvoorde (le mis au ban !), dans un rôle qui lui colle à la peau, où il oscille d'un extrême à l'autre, de l'euphorie à l'humiliation. L'occasion rêvée d'organiser une rencontre entre le réalisateur et son acteur fétiche, amis dans la vie. Le Covid s'étant mêlé à l'affaire, Benoît sera bien présent, mais à l'écran. Ce qui n'empêche en rien la joie des retrouvailles.

Benoît Poelvoorde. Oh, mon Edouardino, comme je suis content de te voir !

Édouard Baer. Mais tu as une très bonne tête à la De Niro, mon Benoît, malgré la maladie. Alors, il paraît qu'il va falloir trouver des photos de nous, enfants !

B.P. J'en ai trouvé, tout en mignonnerie, où j'ai l'air d'un ange.

É.B. J'en ai toujours sur moi pour draguer. Il faut juste que je remette la main dessus. Bon, parlons un peu cinéma.

ELLE. Quel est le point de départ de votre film ?

É.B. Notre génération est encombrée de « C'était mieux avant ». Certains parlent de « leur » Saint-Germain-des-Prés, « leurs » Halles, « leur » Pigalle que nous n'aurions jamais connu, « Le Palace, c'était génial ! »… Il y a une foultitude de gens qui veulent nous convaincre que tout était mieux avec eux et qu'il n'y aura plus rien après. Cela m'amusait de faire un film sur ce thème. Moi, lorsque j'ai commencé, il y avait la bande à Sagan, celle de Castel, de Jean-Paul Belmondo… Des gens que j'admirais beaucoup. Et j'imagine que, lorsque l'on arrive de province, voire de Belgique, ils sont encore plus fascinants, on veut essayer d'en être, de les toucher au plus près. J'ai donc voulu raconter la réunion d'une bande d'amis qui auraient été les derniers rois de Paris.

B.P. C'est très bien vu, parce que c'est exactement ce que j'ai ressenti lorsque je suis arrivé à Paris. Édouard dit une chose très juste qui résume tout : « À quoi on reconnaît les acteurs belges dans la salle des César ? Eh bien, ce sont les seuls pour lesquels tout cela a encore beaucoup d'importance ! » Lorsque l'on monte à Paris, on est plein d'espoir, on voit la capitale comme un véritable terrain de jeu. Avec Édouard, nous nous sommes beaucoup croisés dans des bars d'hôtel, dans des boîtes, dans des lieux très amusants. Puis, un jour il m'a fait cette confidence : « Tu sais, Paris n'est pas qu'un Luna Park, il y a aussi des gens qui y habitent. »

©Boyer-Hahn-Marechal/Abaca

ELLE. Dans le film, Benoît, votre personnage est mis au ban, une situation que vous avez connue ?

B.P. Ce qui m'a beaucoup amusé, c'est que ni eux ni moi ne savons vraiment d'où vient cette fâcherie. Et je comprends qu'Édouard m'ait choisi pour ce rôle, parce que cela pourrait m'arriver dans la vie. Je peux, le soir, si j'ai trop bu, dire des choses navrantes, qu'il m'arrive de regretter le lendemain matin. Me concernant, cela n'a jamais eu aucune incidence, enfin, peut-être que si, finalement…

ELLE. Entre vous deux, est-ce que l'amitié a précédé le travail, ou l'inverse ?

B.P. Avec Édouard, on se connaît depuis longtemps, nous avons même tourné ensemble, et passé un certain nombre de nuits à discuter de choses et d'autres. Et c'est toujours très casse-gueule lorsqu'un ami vous propose un projet, parce que si vous ne l'aimez pas, c'est emmerdant à formuler. Heureusement, là, tout me plaisait : le pitch, mon personnage, le scénario.

ELLE. Édouard, comment le lui avez-vous présenté ?

É.B. En débarquant chez lui, à Namur, le projet sous le bras. Alors que je sais qu'il voulait être peinard. Mais j'ai un peu insisté.

B.P. Avec Édouard, on pense qu'il s'agit d'une visite de courtoisie, mais il y a toujours un petit quelque chose derrière. Tu te souviens quand tu t'es incrusté pendant le confinement dans ma maison au fin fond de la Casamance avec ton histoire d'interview en podcast qui devait durer vingt minutes ? Et qui nous a finalement pris cinq heures pour l'enregistrer. Oui, voyez-vous, il faut toujours se méfier lorsque Édouard débarque chez vous. Ou quand il vous appelle à 7 heures du matin, il vaut mieux être sur répondeur…

ELLE. Il a pourtant quelques qualités puisque vous avez accepté ?

B.P. Il est arrivé avec une feuille assez vilaine, assez torchée, qui avait traîné dans sa mallette avec trois lignes écrites dessus. Quand je lui en ai demandé un peu plus, il m'a fait une photo de la petite feuille, en me disant : « Tu vois que j'ai fait un plan. » Avec lui, on est assuré de partager des choses amusantes. De plus, il est vraiment généreux, même si ce mot peut paraître galvaudé. On ne peut pas le suspecter de faire cela pour gagner de l'argent ou pour se rendre intéressant. Il aime vraiment partager ce qui le fait réfléchir, lui fait peur, ou l'angoisse. Déjà, qu'il ait quelque chose à dire, c'est assez rare dans ce métier. Et, pour ce film, le scénario était remarquablement écrit, et je ne m'y attendais pas du tout.

ELLE. Et vous, Édouard, pourquoi être allé chercher Benoît ?

B.P. Pour la sobriété de mon jeu.

É.B. La vie sans Benoît est moins intéressante, moins vivante. Il a le don de transformer le quotidien, pas uniquement dans la guignolerie, mais aussi dans l'émotion. Sans lui, le film n'aurait pas été le même. Comme dans « Broken Flowers », si on n'est pas à côté de Bill Murray, on se fait chier.

B.P. C'est gentil de dire ça. C'est amusant, parce qu'il me donnait des indications, comme pour la scène d'entrée dans le restaurant, où il m'a dit : « Là, tu es en surdose sur toi-même. » Bon, pas la peine de me diriger là-dessus, je sais en faire des caisses quand j'entre dans une pièce. Puis il concluait par : « Fais confiance en tes silences. »

ELLE. Édouard, quel genre d'enfant étiez-vous ?

É.B. Un genre masculin ! Sérieusement, j'étais tout le temps en colère, contre tout et tout le monde.

B.P. Moi, j'étais un enfant adorable, ma mère peut en témoigner, toujours content, toujours heureux. Un enfant très sage.

É.B. On va l'appeler pour vérifier quand même…

B.P. Mon frère était beaucoup plus caractériel, du coup, je jouais beaucoup de ce contraste. Et j'étais assez bon élève jusqu'à l'adolescence. La cassure s'est faite au premier bouton, à la première masturbation. Après, j'ai beaucoup raté, j'ai dû beaucoup m'accrocher, et je suis devenu insupportable.

É.B. Je n'aime pas trop repenser à tout cela. Je n'ai pas tout réglé de mon passé, et le présent à peine. Mais j'étais très bon jusqu'en CM2, parce que j'étais dans une petite école à la Marcel Pagnol, les maîtres étaient sympas, les filles voulaient nous embrasser de force à la récré, enfin, c'était tout un petit monde idéal. Puis, je ne sais pas pourquoi, mes parents ont voulu me mettre dans un collège de jésuites, et là, tout a dérapé. J'avais la sensation d'être dans une prison, avec une ambiance très bizarre. En plus, pour que mon père m'admire, j'ai eu la mauvaise idée de choisir allemand seconde langue. Je n'ai retenu qu'une seule phrase, qui m'a valu entre 1 et 5 à chaque contrôle. Tout le secondaire a été abominable, les écoles de garçons, c'est une horreur.

©Nicolas Genin/Abaca

ELLE. Et avec les filles ?

É.B. Eh bien, je n'en connaissais pas, donc j'épousais ma cousine à chaque été.

B.P. Moi, j'ai eu beaucoup de succès petit, et, au premier bouton, c'est devenu la catastrophe. Jusqu'à mes 20 ans.

ELLE. Vous vouliez devenir quoi à 20 ans ?

B.P. Rien. Je n'ai jamais ambitionné quoi que ce soit, et c'est d'ailleurs ce que l'on m'a souvent reproché. Enfin si, je voulais être dessinateur, et j'ai fait les beaux-arts, mais, pour percer, tu comprends assez vite qu'il faut être doué. Ce qui n'était pas mon cas. J'aimais rester seul et dessiner mon univers, puis, très vite, j'ai vu que c'était plus facile de le jouer au cinéma.

É.B. Moi, je voulais faire de la politique, galvaniser les foules, faire de grands discours debout devant un pupitre. J'admirais Napoléon, un homme de petite taille qui arrivait à embarquer toute une armée derrière lui.

ELLE. Donc, acteur, ça n'a pas été une vocation ?

É.B. J'ai commencé par écrire des textes, puis, un jour, un ami de mon père m'a dit : « Si tu étais Proust, ça se saurait. » Voilà, voilà. Puis j'ai tenté Sciences Po, et je suis entré dans une banque où je m'ennuyais considérablement tous les jours, même si j'étais bien habillé, en costume et cravate. Je n'avais jamais envisagé de devenir acteur. Un jour, une amie m'a embarqué au Cours Florent, et j'ai passé une audition devant Isabelle Nanty sur « Léocadia » de Jean Anouilh. Et là, j'ai compris physiquement que c'était quelque chose que j'avais envie de faire, que j'étais à ma place. Restituer la vie en faux, j'aime ça, et je m'y trouve bien. Et puis, après, avec la troupe, on se retrouvait dans un bar, Chez Christiane et Mauricette, qui avaient été putes jusqu'à peu de temps auparavant, et j'ai beaucoup aimé cette ambiance. Les profs nous emmenaient, nous, les élèves, et c'était comme un petit théâtre. Et je regardais tout ce petit monde qui m'amusait beaucoup. J'ai aimé la mythologie des copains, des bandes.

« Benoît transforme le quotidien, pas uniquement dans la guignolerie, mais aussi dans l'émotion »

B.P. Moi, j'étais passionné par l'engagement des artistes maudits. Je m'y croyais. Je me trimballais adolescent avec une canne et un physique impossible. Je faisais des expériences avec des amis, ne pas sortir pendant trois jours, boire et manger pour voir qui devenait le plus gros, le plus vite. Puis j'ai rencontré Rémy Belvaux, qui, au lieu de se la raconter comme moi, faisait vraiment des choses. Je suis devenu acteur grâce à eux, même s'il a fallu des années pour me persuader que je l'étais vraiment. Il y a dix ans, lorsque l'on me posait la question, je faisais encore ma coquette.

ELLE. Avez-vous eu des moments de doute, où vous avez trouvé ce métier moins gracieux ?

B.P. Oui, et ça correspond pile au fameux passage de la quarantaine. Il paraît que tout le monde doit traverser une période de merde, et moi, j'ai d'un seul coup trop travaillé, j'ai tout mélangé, j'ai essayé de trouver des réponses à des questions que je n'avais pas à me poser. Le pire, c'est que je n'étais pas dans la difficulté. Je me suis créé seul des emmerdes à force de me les inventer. Heureusement, cette période de doute est derrière moi. Et je suis ravi d'en avoir fini. Aujourd'hui, il me tarde d'être un vieux con.

É.B. Je n'ai jamais vraiment traversé cela, car je n'ai jamais vraiment eu de pic non plus. Aujourd'hui, j'ai un peu peur des tournages comme acteur, car je crois que je m'ennuierais. J'ai adoré mes 40 ans, ma fête d'anniversaire, il n'y avait que des gens que j'aime autour de moi. Après, c'était moins drôle, je sais très bien me gâcher la vie aussi. J'espère juste ne pas lâcher prise, continuer à être curieux, à chercher. Pas forcément les mêmes gens, dans les mêmes lieux. Il ne faut pas aller chercher quelque chose que l'on a connu. Même si parfois j'aimerais tomber sur Jean-Claude Brialy qui me présenterait Marlene Dietrich.

B.P. Moi, je ne suis absolument pas nostalgique, je ne regrette rien, je me sens très bien avec moi-même et avec mon époque.

ELLE. Et ce Covid, vous le vivez comment ?

B.P. Je suis très fatigué. Je reste juste à Namur, dans ma cellule de réflexion et de travail, c'est assez austère, mais je m'y fais.

É.B. Attention, il a le Covid pour les Nuls. Dans les vrais milieux parisiens, on a eu le Delta, comme moi, un mois au lit sans voir personne. Pour Benoît, on ne parle que d'un « léger » Omicron. Ce qui ne m'empêche pas de l'embrasser. De loin.

« Adieu Paris », d'Édouard Baer, avec Benoît Poelvoorde, Pierre Arditi, Jackie Berroyer, François Damiens (1 h 36).