Un épais nuage de gaz chargé de cendres et de dioxyde de soufre cache le ciel bleu de La Palma. Des colonnes de fumée atteignant plusieurs centaines de mètres de hauteur s’échappent quasiment en continu de Cumbre Vieja, le « vieux sommet » en français, l’un des trois volcans de cette île des Canaries. Depuis des jours déjà, les avions ne se posent plus sur le tarmac de Santa Cruz sur lequel tombent régulièrement, en pluie fine, des morceaux de cendre gros comme des grains de sable. Partout, plusieurs fois par jour, les habitants s’affairent à nettoyer les sols et balaient ou aspirent les toits pour éviter qu’ils ne s’écroulent à la première averse. Sur les routes aussi, des machines ressemblant à de petits chasse-neige dégagent la cendre.
Les automobilistes ont été priés de rester chez eux, sauf urgence. Ceux qui roulent doivent le faire doucement, pour ne pas glisser. On entend battre à tout rompre le cœur du volcan : à l’intérieur, les explosions tonnent telles d’immenses vagues se fracassant contre un récif. La terre tremble à intervalles réguliers, fermant les portes laissées ouvertes et brisant parfois des fenêtres. Dans le pire scénario, les experts affirment que l’éruption pourrait entraîner le glissement d’une partie de l’île vers l’océan, provoquant un gigantesque tsunami : 600 mètres de hauteur et près de 2 000 mètres d’amplitude pour sa plus grande vague. « C’est un phénomène qui se produit tous les 300 000 ans, mais la probabilité est presque nulle », assure Stravos Meletlidis, volcanologue à l’Institut géographique national espagnol, avant de préciser : « C’est très compliqué de modéliser un volcan, on ne sait pas ce qui va arriver. »
Depuis la première éruption, dimanche 19 septembre à 15 h 13 précisément, les habitants de l’île vivent sous de multiples menaces : risques de coulées de lave, d’impacts de pyroclastes, de pluies de cendres ou d’exposition aux gaz. Plus de 6 200 d’entre eux, résidents dans cinq communes du sud de l’île, ont dû être évacués. Immense langue incandescente, le magma à 1 075 °C dévale les pentes du volcan en plusieurs coulées hautes d’environ 6 mètres, ravageant tout sur son passage : maisons, bananeraies, routes, écoles, églises… Déjà 258 hectares et 686 édifices ont été engloutis à jamais. Trois jours après l’éruption, les dégâts s’élevaient à 400 millions d’euros. Le lundi 27 septembre, les résidents non évacués des villages à proximité du volcan ont reçu l’ordre de se confiner et de calfeutrer portes et fenêtres à l’aide de linges humides : la lave s’apprêtait à rejoindre l’océan entraînant l’émission de gaz hautement toxiques et probablement de pluies acides. Et soudain, la sensation de huit clos sur l’île, déjà privée d’avions, devient suffocante : pourra-t-on encore la quitter en bateau ?
Qu’emporte-t-on quand on ne dispose que de quelques minutes pour remplir une valise des affaires d’une existence ? Pour Melisa Rodriguez, ce dimanche 19 septembre à 16 h 30, ce fut, sans hésiter, « les choses que l’on ne peut pas acheter ». Ses papiers d’identité, deux photos, ses animaux – un chat, un chien, un oiseau. Et, en vrac, le strict minimum : deux pantalons, deux tee-shirts, une paire de tongs, trois livres, une lampe. Quand, au lendemain de son évacuation, les autorités l’ont autorisée à revenir chez elle quinze minutes, elle a « ajouté des souvenirs, des affaires de famille, dont un petit meuble de [sa] grand-mère. » Architecte de formation, Melisa a 35 ans. Ses parents, originaires du Royaume-Uni, ont quitté leur pays il y a des dizaines d’années pour s’inventer une vie sous le soleil de La Palma. La « isla bonita », la « belle île », un paradis de 708 kilomètres carrés, mélange de montagnes volcaniques, de palmeraies, de forêts de pins, de villages aux tons blanc et ocre où 85 000 personnes vivent à l’année, principalement du tourisme et de la banane. On y vient pour ses paysages, ses plages de sable noir, ses 320 jours de soleil par an, son ciel, « le plus beau sur terre » (3 000 étoiles visibles à l’œil nu et l’un des principaux sites d’observation astronomique au monde), préservé par une loi qui limite l’éclairage nocturne.
Le 19 septembre au matin, Diana Gomez, 38 ans, une amie de Melisa, était à son bureau : « On a senti de forts tremblements de terre, on est sortis en courant et on a vu les glissements de terrain », raconte-t-elle. Diana est guide, spécialisée dans les volcans, et depuis qu’elle fait ce métier, tous les jours les touristes lui demandent : « Quand est-ce qu’aura lieu la prochaine éruption ? » Et tous les jours, elle répond : « La probabilité pour les vingt années à venir est très faible. » C’est ce que lui a dit le grand ponte des volcans. Ce même vulcanologue qui, aujourd’hui, squatte les plateaux de télévision pour donner ses analyses et ses prévisions sur l’éruption en cours. Cela fait à demi-sourire Diana : « D’un côté, confie-t-elle, je dois à ce volcan qui me fascine mon travail ; de l’autre, il risque de tout me prendre. »
Comme Melisa, ses parents, originaires eux d’Australie, ont émigré sur l’île il y a une quarantaine d’années. Ils y ont ouvert un restaurant, El Canguro (le kangourou), acquis une vaste maison familiale, un appartement pour chacun de leurs quatre enfants et des terres pour leur potager, leurs lapins, poules et oiseaux. Autant de biens que la lave menace, alors qu’ils se sont tous réfugiés plus loin, chez le petit ami de l’une des filles. Diana s’attriste : l’église de Todoque, son village, a été engloutie par la lave, « peut-être que cette nuit, ce sera au tour de notre maison ».
Anibal Diaz Garcia, 25 ans, est né et a toujours vécu dans une jolie bâtisse rouge et verte qui, au fil des années, s’est agrandie jusqu’à compter deux salons, trois chambres, une pergola, une piscine, un barbecue, un immense jardin où vaquent une dizaine de paons, des oies, des canards, des poules, des coqs… Il était au cimetière avec sa grand-mère quand le volcan a explosé. Lui aussi n’a eu que quelques minutes pour ramasser ce qu’il pouvait, « les trois chiens, le chat, le perroquet », tandis que son père s’emparait des papiers importants et de quelques habits. Anibal a ouvert la porte de la basse-cour, espérant que les bêtes trouvent un chemin pour survivre. Le lendemain, accompagné d’un conseiller municipal, il est revenu, avant de repartir à la hâte, en courant sous une pluie de pierres, une valise pleine dans chaque main. Trois jours plus tard, la maison était engloutie. Asuncion, sa mère, lutte pour ne pas pleurer, mais l’émotion l’envahit : « On avait une vie si magnifique… » Elle repense aux affaires abandonnées derrière eux, aux vêtements traditionnels cousus par sa grand-mère, qui n’ont pas de prix. Son mari travaille dans le bâtiment, elle met en boîtes des bananes destinées à être vendues sur le continent. Sa bananeraie a pour l’instant été épargnée par la lave, mais la cendre qui la recouvre entièrement la rend inexploitable.
Depuis l’évacuation, Anibal est arrêté « pour anxiété », dit-il. Malgré l’ombre de cette dépression nerveuse planant sur lui, il néglige l’arrêt de travail que le médecin lui a remis. Il est pompier, il se veut utile. Comme tous ici. Mille pompiers, gardes civils, militaires, dont une majorité venue du continent espagnol, s’affairent jour et nuit à l’évacuation et à la logistique. Grâce à leur implication, ni morts ni blessés ne sont à déplorer. « On gère l’urgence, mais aussi l’après, avec ceux qui ont déjà tout perdu. Ce n’est pas une course de vitesse, plutôt un marathon : on est là pour des mois, des années », déclare Iñigo Vila, responsable de l’unité espagnole de la Croix-Rouge en charge des catastrophes. La solidarité s’organise. Aux côtés de 500 personnes venues de La Palma, des autres îles des Canaries et même du continent, Melisa et Diana se sont portées volontaires dans le gymnase de Los Llanos, l’un des quatre lieux mis à disposition pour recevoir les dons de vêtements et de nourriture. Il y en a tant qui leur parviennent qu’il « n’est pas possible de les compter », assure Lorena Hernandez Labrador, adjointe au maire.
Dans l’immense gymnase, entre les piles de chemises, de tee-shirts, de pantalons, les centaines de paires de chaussures, les manteaux accrochés aux cages de handball, les jouets et peluches pour les enfants, la vaisselle, les étagères remplies de vivres et de produits de première nécessité, un immense panneau indique : « Volcan : 0. Solidarité : 10 ». José Andrés, star mondiale de la cuisine, propriétaire de plusieurs restaurants aux États-Unis et fondateur de l’association World Central Kitchen qui vient en aide aux réfugiés, a traversé l’Atlantique pour livrer des plats chauds ou froids aux déplacés. « On en fournit chaque jour plus de mille », détaille le chef Olivier Chastelain De Belleroche, membre de l’association. Une semaine après la première évacuation, seuls 176 des 6 200 déplacés dorment encore dans des hôtels. La plupart ont trouvé refuge chez des proches, ou, comme Anibal, dans un appartement prêté par don Antonio Carrillo, un riche propriétaire de l’île. « Nous allons d’ici à un mois acheter 200 habitations », promet Mariano Hernandez Zapata, le président de l’autorité locale de La Palma.
Lire aussi.Aux Canaries, l’île de La Palma s’agrandit avec le torrent de lave qui se jette dans l’océan
Il y a cinquante ans déjà, le volcan s’était réveillé. Il avait à l’époque emprunté une route plus au sud, moins habitée. « Parce que, se souvient, Norberta, 87 ans, qui a déjà connu trois éruptions, l’île était aussi moins construite. » Cette fois, la lave a choisi le parcours des humains, s’emparant au passage de leurs maisons. Les autorités ont tenté de dévier le cours de ce magma incandescent, mais ont dû vite y renoncer. « On peut lutter contre un incendie, rappelle Diana, mais contre un volcan, c’est impossible ! On ne pourra même plus trouver trace des maisons englouties. » La lave stérilise les sols, rendant impossible toute construction. Faute d’eau, d’électricité, de route, même les maisons épargnées seront inhabitables. Ils sont nombreux à La Palma à se demander si elles seront remboursées par les assurances.Un jour, sans doute, Diana reprendra le cours de son existence, menant à nouveau les touristes sur les pentes de Cumbre Vieja, apaisé et rassasié, en pensant avec nostalgie aux temps heureux, à la maison de ses parents qu’elle arpentera peut-être sans le savoir, puisqu’il n’en restera nulle trace. En attendant, elle tremble avec cette terre qui l’a longtemps nourrie avant de tout reprendre. 
Toute reproduction interdite