William Blanc est historien. Il est notamment l’auteur de Winter is Coming. Une brève histoire politique de la fantasy, de Super-Héros, une histoire politique et de Le Roi Arthur. Un mythe contemporain. Il a également participé au Dictionnaire de la fantasy dirigé par Anne Besson.
Enfin l’Univers cinématique Marvel est de retour dans les salles avec Black Widow, un préquel se déroulant avant les événements d’Avengers – Infinity War et d’Avengers – Endgame. Cette fois, le public est invité à se plonger dans le passé de Black Widow, incarnée à l’écran par Scarlett Johansson. Tous peuvent d’emblée se rassurer : les ingrédients nécessaires à un film à grand spectacle sont bel et bien là : combats, cascades, poursuites, pléthore de stars – David Harbour de Stranger Things ou Rachel Weisz, qui s’était fait connaître en 1999 avec La Momie –, sans oublier un humour et un sens de l’autodérision qui sont en train de devenir autant de marques de fabrique des productions Marvel. Il s’agit également du second film de cette franchise, après le plus sérieux Captain Marvel (2019), à mettre au centre de son intrigue un personnage féminin.
Black Widow est l’aboutissement d’une longue transformation de sa protagoniste, qui de Némésis s’est muée en une des super-héroïnes les plus célèbres de la franchise Marvel. Pour le comprendre, il faut revenir en arrière, avant même qu’elle n’apparaisse en fait. Dès le début du XXe siècle, la peur des espionnes devient en effet une obsession. Celles-ci sont toujours des étrangères, et usent de leur charme pour arriver à leur fin. L’histoire célèbre de Mata Hari, exécutée en mars 1917 à Vincennes alors que les combats font rage dans les tranchées, donne naissance dans l’entre-deux-guerres à un nombre important de films. Les actrices les plus populaires de l’époque y incarnaient des femmes fatales séduisant des soldats pour les inciter à leur livrer des secrets cruciaux. Toutefois, la morale restait sauve puisque la terrible espionne finissait la plupart du temps par s’amouracher de sa « victime ». Une façon de rassurer le public masculin, angoissé par le pouvoir sexuel de ces diablesses, au final totalement maîtrisé.
La guerre froide relance la mode des femmes fatales. Notamment avec le serial (feuilleton de films courts produits pour le cinéma) The Black Widow sorti aux États-Unis en 1947 dans lequel une mystérieuse séductrice appelée Sombra, venue – évidemment – d’un pays oriental, tente de s’emparer de secrets atomiques. Elle est interprétée par l’actrice Carol Forman qui, un an plus tard, dans un autre serial consacré cette fois à Superman, jouera la Spider Lady (la « dame araignée »), reine des bas-fonds de Metropolis qui s’oppose au super-héros.
Mais c’est dans la littérature, puis dans le cinéma d’espionnage triomphant des années 1950, alors que le conflit entre l’Est et l’Ouest atteint son paroxysme, que les espionnes connaissent leur heure de gloire. Dans le roman de Ian Fleming Bons baisers de Russie (1957) adapté au cinéma en 1963, la Soviétique Tatiana Romanova, sur ordre de sa supérieure Rosa Klebb, tente de séduire 007 incarné à l’écran par Sean Connery. Mais, exactement comme dans Agent X 27 ou Matricule 33, la jeune femme tombe finalement sous le charme de l’agent de Sa Majesté.
Sans aucun doute influencés par le succès de la franchise James Bond, Stan Lee, Don Rico et Don Heck créent en 1964 le personnage de Black Widow. Celle-ci, de prime abord, est une femme fatale venue d’URSS qui séduit des hommes afin qu’ils combattent pour elle. Pour sa première apparition sur la couverture de Tales of Suspense n° 52 (avril 1964), lookée façon vamp du cinéma de l’entre-deux-guerres, elle est ainsi placée au second plan comme si elle manipulait l’homme qui tente de détruire Iron Man. Son nom, comme celui des deux antagonistes des serials des années 1940 renvoie d’ailleurs aux araignées, notamment à une espèce particulièrement venimeuse, la veuve noire, réputée – à tort – pour sa fâcheuse tendance à dévorer ses partenaires sexuels masculins. La veuve noire devient bien vite le symbole des empoisonneuses. C’est que la peur des espionnes fait aussi écho à des stéréotypes bien plus anciens, certains datant de l’Antiquité, qui tissent un lien entre fourberie, poison – l’arme des lâches – et gente féminine. Avec en figure de proue, Agrippine, la mère de Néron. Cette imagerie ressurgit notamment au XIXe siècle, dans une période où la presse, friande de faits divers, fait ses choux gras des meurtres à l’arsenic commis par des épouses ou des maîtresses délaissées.Mais la Veuve noire de Marvel, personnage de comics, médium foncièrement sériel où les héros et leurs antagonistes doivent revenir chaque mois, est vouée à réapparaître et donc à évoluer. Comme nombre d’espionnes de fiction, elle est tout d’abord domptée, charmée par un jeune Américain, Clint Barton alias Hawkeye, qu’elle croyait tenir dans ses rets. Puis, elle cède peu à peu aux sirènes de l’Ouest, notamment à partir d’Avengers n° 30 (juillet 1966).
Libérée des entraves du régime soviétique, la super-espionne devient aussi, aux États-Unis, le symbole d’un autre combat émancipateur en incarnant un nouveau genre d’héroïne qui convient mieux à un lectorat de plus en plus influencé par les discours féministes. Elle n’utilise alors plus seulement sa sexualité pour affronter ses adversaires, et apparaît, dès Tales of Suspense n° 64 (avril 1965), comme une lutteuse accomplie. Dans les pages d’Amazing Spider-Man n° 86 (juillet 1970), elle adopte enfin un costume moulant noir (le même qu’aujourd’hui) qui semble directement inspiré de celui de l’espionne et karatéka Emma Peel, protagoniste centrale de la série britannique Chapeau melon et bottes de cuir entre 1965 et 1967.À LIRE AUSSI« Black Widow » : charge antipatriarcale stéréotypée, mais distrayante
Mais c’est toujours la franchise James Bond qui sert de base aux créateurs de Marvel lorsque ceux-ci révèlent finalement dans Daredevil n° 82 (décembre 1971) le vrai nom de Black Widow : Natasha Romanoff, patronyme qui rappelle fortement celui de la protagoniste de Bons Baiser de Russie. Cate Shortland, la réalisatrice de Black Widow rend d’ailleurs hommage à l’influence qu’a pu exercer l’agent secret créé par Ian Fleming dans une scène placée en début de film, dans laquelle la super-espionne regarde – et récite par cœur – une scène du long-métrage Moonraker (1979) avec Roger Moore dans le rôle de 007.
Si Black Widow s’inscrit dans la plus pure tradition du cinéma d’espionnage, c’est qu’il fait aussi nettement écho à une nouvelle guerre froide que se livrent l’Est et l’Ouest. Certes, il n’est plus question d’opposer communisme et capitalisme, mais il est clair que les démocraties occidentales se sentent aujourd’hui menacées par des autocraties, dont la Russie est l’archétype. Les clones de Black Widow qu’infiltre l’antagoniste principal du film, le général Dreykov, à tous les échelons des cercles dirigeants mondiaux sont une référence aux pirates informatiques et aux politiciens d’extrême droite téléguidés par le Kremlin. Dreykov lui-même fait nettement penser à Vladimir Poutine : ancien des services soviétiques obsédé par le contrôle, il incarne aussi, à l’instar du dirigeant russe, un machisme violent, qui diffuse des discours virilistes.
D’ailleurs, Black Widow ne cache pas ses opinions féministes post #MeToo, en mettant en scène des femmes fortes – avec une bonne dose d’autoparodie – tout en se moquant avec tendresse de certains hommes, comme Red Guardian, super-héros âgé et bedonnant, maladroit mais attachant. Autant d’éléments qui nous feront regretter la disparition des écrans de Natasha Romanoff (que l’on a vu mourir dans Avengers – Endgame). Mais le flambeau est aujourd’hui dans les mains de sa jeune sœur qui apparaîtra dans la série télévisée Hawkeye à venir fin 2021 sur Disney +. Désormais, les Veuves noires sont des héroïnes. Ultime transformation ? Oui… en attendant la prochaine !