• 02/07/2022
  • Par binternet
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Chez le tailleur des princes<

La porte s'ouvre avec un tintement de grelot, façon The Shop Around the Corner. Murs ocres, canapé en cuir olive, feu dans la cheminée à gaz et Financial Times du jour : un univers d'hommes, jusqu'à la petite table où sont disposées les bouteilles de sherry et de Macallan 10 ans d'âge. Au 32, Old Burlington Street, à Londres, est installé le tailleur Anderson & Sheppard, qui confectionne, entre autre pour le prince Charles, des costumes bespoke, cette variante anglaise et hyper exigeante du vêtement sur-mesure. Et le sur-mesure, particulièrement sa déclinaison masculine, est le nouvel eldorado du grand marché du luxe (voir Next n° 49).

Pour le dandy contemporain, Anderson & Sheppard fait donc figure de totem, type morceau de la vraie croix pour les croisés du XIe siècle. Chaque année, on y confectionne environ 1 500 costumes, pour lesquels ont été prises des mesures (27 au bas mot), des commandes (faites parmi plus de 10 000 étoffes) et des informations diverses sur les clients (venu comment, recommandé par qui). Au rez-de-chaussée, une fois passé le salon d'accueil très gentlemen's club, on trouve des cabines d'essayage au plafond classé, puis la salle des cutters (littéralement, ceux qui coupent), ces hommes chics et cravatés qui dessinent à la craie sur de larges étoffes puis les découpent, armés de ciseaux immenses.

Au sous-sol, chez les tailors (ceux qui cousent) on rassemble les étoffes en un premier jet de costume dont dépasse un fouilli de fils blancs. Y règne une odeur de teinturerie, le sol jonché de chutes de tweed, les tables recouvertes de fers à repasser, bouilloires électriques et autres instruments divers. Rosemary, cheveux blancs tassés sous un casque anti-bruit, s'affaire sur des gilets, Myron sur des réparations et retouches qui suivent la courbe du poids des clients («il y en a qui veulent des miracles») tandis que Derek, tailleur depuis plus de trente ans, qui a connu Alexander McQueen lors de son passage chez A&S, enseigne à une apprentie l'art de bien coudre un revers. Visite d'un univers très codé, qui repose sur quelques piliers bien identifiés.

Le registre

Autrefois, le client A&S venait surtout sur recommandation: de son père, d'un ami, d'un collègue. Dans les grands registres en cuir rouge où sont consignées toutes les commandes, on lit encore et de manière immuable les catégories suivantes: name and town, address and club, reference, la dernière mention établissant une filiation entre clients (en face de Marlene Dietrich, l'une des rares femmes, on lit Douglas Fairbanks). Ouvert sur la table de commandes, le registre en cours fait état, aux cinq dernières entrées, d'un client suédois, d'un Anglais, d'un Argentin et de deux Américains. Parmi eux, un seul est recommandé, en l'occurrence par son père; pour les autres, à la case reference, on lit chance. Un peu comme s'ils étaient entrés là parce qu'ils avaient vu de la lumière, alors qu'Internet, et un livre édité sous la direction de Graydon Carter, le rédacteur en chef de Vanity Fair, ont propagé la légende d'A&S bien au-delà de la Manche.

Ce qu'on trouve aussi dans le registre, c'est une séquence de numéros, qui correspond à des mesures détaillant longueur des bras, largeur du dos, etc… Il y a 27 chiffres en tout, 7 pour le pantalon et 20 pour la veste, dont le tout premier dit l'inclinaison de l'épaule droite (4 : presque droite, 2 : plutôt tombante). On appelle coat la veste, alors que ce n'est pas un manteau, qui lui s'appelle overcoat, la queue de pie s'appelant, elle, morning coat, même si on la porte à toute heure.

Le client

Qui a les moyens de se payer un costume A&S, au prix plancher d'environ 4 000 livres (4 600 euros)? Pas uniquement des financiers: on compte parmi la clientèle des photographes, des écrivains, des réalisateurs. Plus de la moitié sont américains, un tiers anglais, ensuite viennent ceux d'Europe continentale, d'Asie, et du Moyen-Orient. Dans le beau livre chargé d'installer durablement la mythologie maison, le parfumeur Frédéric Malle, le chausseur Manolo Blahnik et l'écrivain Jay McInerney ont pris la pose. Y a-t-il des femmes, parmi eux? «Ha, ha, s'amuse Colin Haywood, le gérant de la boutique. No.» Hormis une ou deux, qui recherchent un style résolument masculin, comme l'écrivain américaine Fran Lebowitz.

Aujourd'hui, la firme compte à peu près trois nouveaux clients par semaine, qui achètent en moyenne deux à trois costumes par an (la dernière commande vraiment ahurissante datant de 2004: en une visite, un client se choisit 80 costumes, 5 destinés à son yacht, 5 autres à son avion, et ainsi de suite pour ses maisons…). Que choisit le client? Dans l'idée, tout: modèle de veste croisée ou simple, étoffe, poches avec ou sans revers, fentes dans le dos (une ou deux). En vrai, c'est un peu plus subtil. «Certains clients veulent une seule fente dans le dos. Nous tentons alors généralement de les en dissuader, se permet d'expliquer Colin Haywood. Une fente centrale a tendance à s'ouvrir de manière disgracieuse, alors qu'avec deux fentes, la ligne du dos n'est pas interrompue.» Il avance un raisonnement imparable: «Nous avons conscience de ce qui fait la spécificité d'une veste Anderson & Sheppard. Si l'on s'écarte trop de notre modèle de référence, l'on n'obtient plus une vraie veste Anderson & Sheppard.»

Chez le tailleur des princes

Néanmoins, si le client le souhaite, il peut s'autoriser la folie d'une petite poche supplémentaire, appelée ticket Pocket (bien qu'on doute qu'elle serve pour des tickets de métro). Concernant l'usage des poches, il semble là encore assez réglementé: «Dans un monde idéal, les clients ne mettraient rien dedans. Pas de portables ni de clés, qui déforment le tissu. Mais, bon, ils ont besoin de ces petites choses.»

Le « cutter »

Il prend les mesures du client puis dessine le patron, le plus vite possible après son départ, car il doit avoir sa silhouette bien en tête. Sur une feuille de papier brun, il trace les lignes à main levée. Une fois le tissu commandé et arrivé, le cutter l'étend sur une large table en bois, s'empare d'une craie triangulaire, blanche et plate comme un galet, et fait son esquisse sur l'étoffe. Toujours à main levée. C'est lui qui décide ensuite à quel tailleur donner sa commande, selon la spécialité de chacun – manteau, tenue du soir, etc...

Le « Tailor »

Le tailleur a un spécialité: soit la veste, soit le pantalon. Chez A&S, il travaille dans le lumineux sous-sol. (Certains travaillent même depuis chez eux, ils ont parfois 80 ans). Le tailleur est payé à la pièce, avec un statut de freelance, alors que le cutter est salarié; un bon tailleur de vestes en confectionne deux par semaine. La tâche la plus difficile du tailleur? Coudre la manche au costume, car il faut trouver l'angle parfait, et le coup de main prend quelques années.

Le chef des « cutters »

Mister Hitchcock, 66 ans, costume marine trois pièces, mètre de couturière autour du cou, yeux bleu pétillant de malice. Chef des cutters, il est aussi manager et actionnaire minoritaire d'A&S. «Quand j'ai commencé ici, dans les années 60, aucun de nos clients n'allait travailler, mais tout le monde avait une affaire, enfin en possédait une. Aujourd'hui tout le monde travaille, ça change! (petit rire). C'était des gens qui déjeunaient au club, prenaient un verre ou deux, puis venaient en reprendre un chez nous. Ils se connaissaient tous, s'appelaient par leur surnom, avaient tous un surnom. (Tout en parlant, il laisse glisser sa craie d'un geste souple sur un tissu beige.) Avant, on apprenait le métier à l'école, le dessin, la coupe. On commençait à travailler à 16 ans, aujourd'hui nos recrues ont 20 ans et ne connaissent rien au métier. (Il dégaine de grands ciseaux aux anneaux couverts de morceaux de velours, pour éviter les ampoules).

A l'époque, Mr. Sheppard, le propriétaire, ne voulait pas qu'on parle avec les autres tailleurs de Savile Row, il avait peur qu'on leur donne nos petits secrets. Aujourd'hui, tout le monde se voit, on travaille ensemble à former les nouvelles recrues, on a besoin les uns des autres. (Pfffuit, les ciseaux taillent dans l'étoffe). Il y a cinq ans, tout le monde nous donnait pour morts, il n'y avait aucun employé en-dessous de 60 ans. Et aujourd'hui… (Il se redresse, remet ses lunettes sur son nez). Attendez, je vais vous chercher le carnet de rendez-vous de notre prochain voyage à New York, à l'hôtel Carlyle. (L'agenda est un Who's Who du New York qui compte – Martin Scorsese, le financier Peter Brant, l'animateur télé Morley Safer). Ca s'enchaîne toutes les demi-heures ! (Il reprend la découpe). Et puis comme le monde change, au coin de la rue, sur Clifford Street, nous avons maintenant un magasin d'accessoires et de pantalons de prêt-à-porter. Disons que vous êtes invité en week-end : vous pouvez faire un saut à Clifford Street, les retoucheurs vous feront rapidement un petit ourlet et hop, vous êtes prêt. (Air enthousiaste) C'est quand même pratique, non ? »

Le patron (de costume)

En papier épais et marron, il pend, parmi quelques milliers de semblables, dans la salle des cutters. C'est en fait un ensemble de panneaux qui correspondent aux morceaux de tissu à assembler, liés ensemble avec de la ficelle blanche. Prenons celui de Mr. C., que Colin Heywood décroche au hasard. Américain de Park Avenue, Mr. C. est client depuis le 4 octobre 1988, c'est écrit à la main sur le patron. Egalement sur le patron: les 18 commandes qu'il a passées depuis (la dernière remonte à septembre 2011), la séquence de chiffres que l'on retrouve dans les registres, des petites notes du type «épaule droite descendante», le nom du cutter et du tailleur (les clients ont tendance à garder les mêmes, d'une commande à l'autre).

Au bout de sept ou huit ans sans nouvelles de Mr. C, on se débarrassera de son patron, estimant que sa morphologie aura de toute façon beaucoup changé. Et s’il prend un peu d’ampleur, on rajoute des bandes de papier plus foncé. Que faire des costumes devenus trop étroits? Une simple retouche suffira, il y a du tissu en trop un peu partout, à dessein (coût pour un pantalon, 20 livres).

Le costume

Il prend vie en six à huit semaines, lors desquelles on aura vu le client trois fois: une pour les mesures et la commande, et deux pour les essayages. Un costume A&S est aisément reconnaissable, en tout cas pour les connaisseurs: épaule «naturelle» (le minimum d'épaulette), emmanchure très haute, car cela donne la taille fine, offre «une rotation complète du bras», et évite ce fâcheux faux-pas du col de veste qui remonte derrière le cou (horreur !). Le revers de la veste est proportionné au torse: ni trop large, ni trop fin. «La mode change souvent, concernant la largeur du revers, observe Colin Haywood. Nous tenons pour notre part à faire une veste hors du temps.»

A l'intérieur de chaque costume, une étiquette cousue où est imprimé un numéro: il indique l'étoffe utilisée, le cutter, le tailleur. Combien de personnes travaillent à un costume? Deux cutters (un pour la veste, l'autre pour le pantalon), deux tailleurs (idem), et un finisher, qui fait les boutonnières, ce qui fait cinq. Plus le trimmer, qui choisit la doublure et les boutons, et un vendeur qui aide au choix des tissus : donc sept, en fait. Le style a-t-il varié, avec les années ? «Assez peu, reconnaît Heywood. Le pantalon est peut-être un peu plus fuselé. Et l'étoffe est plus légère: pour un costume à porter toute l'année, les clients choisissent plutôt un tissu de 310 grammes. Il y a quinze ans, c'était 370 grammes.» La couleur la plus courante est le gris, du clair au foncé, mais le premier costume est généralement bleu marine, car on peut le porter partout. «On a parfois des choix farfelus, comme ce client qui voulait un costume à rayures orange…, se souvient Haywood l'air songeur. Mais c'est très rare. »

La directrice

Anda Rowland, 42 ans, pantalon cigarette noir très court, veste de garçonnet A&S, chaussons de velours noir, air affairé mais chaleureux. Propriétaire, seule femme à la tête d'une maison de Savile Row. «La plupart des maisons familiales appartiennent à 100% aux familles, mais quand mon père [le financier Tiny Rowland, ndlr] a racheté A&S aux Rothschild, il s'est associé avec quelques employés, car il aimait vraiment beaucoup cette affaire. J'y suis très attachée moi aussi, à cause de lui. C'était un homme très élégant, ma mère avait une toute petite garde-robe mais lui un immense dressing plein de belles chaussures, de vestes, de manteaux, et un butler pour s'en occuper. Aujourd'hui il y a trois actionnaires : ma mère, Mr. Hitchcock, et un ancien directeur (sa mère détenant 80 pourcent, ndlr). Je n'aurais jamais pensé travailler ici, j'ai étudié à l'Insead, j'ai travaillé pour Dior Parfums. C'est lorsque A&S a été forcé de déménager, en 2005, que ma mère m'a demandé si cela m'intéresserait de m'occuper de la transition. Notre ancienne boutique, sur Savile Row même, était intimidante, un vrai musée. Je me suis dit qu'il faudrait un environnement plus accueillant, qui plaise aux clients plus jeunes. Nous ne sommes pas obsédés par la jeunesse, mais il faut assurer un avenir aux employés que l'on forme.

A cette époque, le secteur était très morose, et nous avions 500 000 livres (près de 600 000 euros) d'impayés. (Le souvenir déclenche un début de fou-rire). ça fonctionnait comme dans les années 20 : un client avait beau nous devoir 25 000 livres, ça ne l'empêchait de nous commander toujours plus de costumes, et personne ne disait rien. J'ai changé cela, maintenant on demande un dépôt de 50 pourcent. Trois ou quatre anciens clients se sont sentis insultés qu'on leur demande de payer leurs dettes, ça ne se faisait pas. J'ai pris d'autres décisions qui n'ont pas plu, au début, comme de remplacer les sacs en plastique noir moche avec lesquels les clients emportaient leur costume par des housses de tissu. Pour un nouveau client, partir avec son costume bespoke dans un sac qui faisait mal aux mains, ce n'était vraiment pas possible ! Mais à Savile Row, les gens ne regardent que ce que font les autres maisons de Savile Row. Ma force c'est d'aller regarder du côté de Bond Street, même d'Abercrombie & Fitch ! Car nos clients vont partout. Il m'a fallu un peu de temps pour me faire accepter, mais nos clients ont aimé les changements, et les affaires ont bien repris. Alors j'ai trouvé ma place (ce que l'on constate, elle parle chaleureusement à tout le monde, plaisante, connaît tous les prénoms). Avant que je n'arrive, notre chiffre d'affaires était de 2,3 millions de livres, aujourd'hui il est de 4 millions, ce qui n'est pas une mauvaise progression, dans une industrie comme la nôtre. Nous avons bien sûr profité du regain d'intérêt pour le sur-mesure, et pour l'homme. La mode féminine, les marques, les gens en ont un peu assez. On me demande souvent comment nous réagissons à l'arrivée des groupes de luxe, à Brioni et Berluti. Je réponds que l'expérience que nous avons ne s'invente pas du jour au lendemain. Embaucher de bons tailleurs n'est pas la garantie d'avoir un style à soi.»