• 01/10/2022
  • Par binternet
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René-Paul Secondi, tailleur ajaccien : "J'en ai taillé des flacchini" | Corse Matin<

Il est l'un des derniers représentants de sa profession qu'il exerce depuis 77 ans. Le tailleur ajaccien évoque ce métier d'art qui a fait les belles années de la société ajaccienne où l'élégance et la bonne tenue étaient des soucis quotidiens

La vieille machine Singer est à l'image de son propriétaire. Elle pique encore le tissu avec une précision et une énergie intactes. Dans son atelier au premier étage du 4 rue Maréchal-Ornano, René-Paul Secondi s'affaire comme au premier jour.René-Paul Secondi, tailleur ajaccien : René-Paul Secondi, tailleur ajaccien :

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Autour d'un mannequin posé au milieu de la pièce, il virevolte encore comme une abeille autour de sa fleur.

Ici une aiguille, là un tissu. Et ce mètre ruban qui n'est jamais loin. "Il m'a donné du travail celui-là", marmonne le tailleur devant un manteau pour homme qu'un client a voulu entièrement doublé en vison, avec de la fourrure sur les rabats et les extrémités des manches.

Le maître en a vu d'autres. Il fêtera ses 90 ans le 8 février prochain et il pousse l'aiguille depuis 1946.

Soixante-dix-sept ans sur mesures, au service de l'élégance et de l'habillement. Un parcours qui a pourtant débuté par hasard, en 1945.

René-Paul a 13 ans lorsqu'il quitte l'école. "J'ai fait comme les copains, je ne voulais plus y aller, ça ne m'intéressait pas. Je voulais être électricien mais il fallait un peu plus de bagage", confie-t-il. Ses parents acceptent qu'il soit déscolarisé mais pas question de rester sans rien faire.

Sa grand-mère Florine Secondi, qui l'a élevé, était lingère à l'hôpital militaire qui se dressait sur la place Diamant, en lieu et place de l'actuelle résidence Diamant II. "Après la guerre, il n'y avait plus rien alors elle fournissait la mère d'un tailleur avec de vieux draps fatti di cutunacciu dont les chutes lui servaient à réaliser l'entoilage (la doublure, ndlr) des costumes. Ma grand-mère lui a parlé de moi et c'est comme ça que j'ai commencé le métier", raconte le tailleur.

Le pré-adolescent pousse la porte de l'atelier des frères Laudato et Carcopino, situé alors au-dessus du cinéma Laetitia.

L'époque bénie a concentré à Ajaccio jusqu'à vingt tailleurs qui réalisaient les costumes pour hommes. Olmi, Vignali, Fornacciari, Doddoli en étaient les principaux représentants et pour apprendre leurs secrets, il fallait se lever tôt. Dans tous les sens du terme.

"Notre journée commençait à 6 heures, développe René-Paul Secondi, et la première corvée était d'allumer les fers à charbon pour qu'ils soient chauds et sans fumée à 8 heures. Les fers à repasser électriques ne sont arrivés que bien après !"

Le jeune garçon s'attelait ensuite à ranger le désordre laissé par les ouvriers qui avaient travaillé parfois jusqu'à minuit. Avant de réaliser quelques courses pour l'un des patrons qui habitait au-dessus de l'atelier. "Il m'envoyait chercher le lait et le pain pour sa famille", ajoute-t-il.

René-Paul Secondi, tailleur ajaccien :

René-Paul devait se débrouiller pour que tout soit prêt avant l'arrivée d'"i cacchi", les ouvriers aux mains d'or. "Ils avaient une certaine aura à Ajaccio mais ils ne nous formaient pas facilement. Alors on se mettait bien avec l'un d'eux, on l'aidait en lui faisant quelques courses car le métier, il fallait le voler !"

Les premiers jours, il fallait apprendre à tenir l'aiguille et à faire les points avec le dé troué. "C'est le dé des hommes, explique-t-il, tout en montrant un exemplaire, car nous poussions l'aiguille sur le côté, contrairement aux femmes qui poussaient plutôt avec le bout du doigt."

"On reconnaissait le tailleur en un coup d'œil"

Dans la capitale des monta sega, les jeunes apprentis n'échappaient pas au bizutage. "On nous envoyait chez le menuisier le plus antipathique pour demander "a petra arruta l'aghi" (une pierre pour aiguiser les aiguilles) et on se faisait mettre dehors avec perte et fracas, raconte-t-il avec malice.

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Ou alors on demandait aux jeunes d'aller chercher la presse à velours chez le tailleur Doddoli. Ce dernier, au courant du manège, se cachait pour emmailloter une grosse pierre dans un linge, la faisant passer pour la fameuse presse.

Il la remettait au jeune en lui disant d'aller demander l'autorisation à un autre tailleur d'emprunter la presse. Les tailleurs étaient tous dans le coup et comme ça, ils demandaient au jeune chargé de la lourde pierre de faire le tour de tous les ateliers.

Lorsque les apprentis épuisés arrivaient enfin à l'atelier et qu'on ouvrait le linge, certains piquaient des colères phénoménales devant les ouvriers hilares !" René-Paul en rit encore.

Après une semaine très chargée, le travail se poursuivait parfois le dimanche. "Les ouvriers nous faisaient livrer les costumes le matin. On râlait un peu car nous voulions dormir, nous étions jeunes. Mais on était très contents parce que les clients nous donnaient la pièce pour aller au cinéma", glisse le tailleur, les yeux encore émerveillés par les stars hollywoodiennes du grand écran.

"Le métier de tailleur ? Il fallait le voler"

À 15 ans, il devient demi-ouvrier, confectionne lui aussi les costumes "sans toucher aux cols ni aux manches, parce que c'était le plus difficile". Et ce n'est que trois ans plus tard, à 18 ans, qu'il est autorisé à confectionner un costume intégral.

Il y a la technique mais également l'esprit, propre à chaque tailleur. "Nous donnions les formes au fer, chacun avait sa propre touche, à travers l'utilisation de certains tissus également", développe-t-il.

Et avec l'expérience, le jeune homme d'alors reconnaît le travail de chacun en un coup d'œil. "Sur le grand cours et le petit cours, les hommes et les femmes déambulaient, tous plus élégants les uns que les autres. Alors avec les collègues, on s'entraînait à reconnaître le tailleur pour chaque costume que l'on voyait passer. Et on ne se trompait quasiment jamais."

En plein âge d'or, jusque dans les années 1960-1965, René-Paul Secondi confectionnait jusqu'à cinq costumes par semaine. "J'en ai taillé des flacchini !", lâche goguenard le pur Ajaccien, dans un jeu de mots subtil, amateur lui aussi, comme tous ceux de sa génération, de la "découpe de veste" aux dépens d'autrui.

À l'entame des années soixante-dix, les modes comme la société ont bien changé.

Le marché envahi de costumes confectionnés à la chaîne a sonné le glas d'un savoir-faire prestigieux. Les ventes s'effondrent et les tailleurs ferment.

En 1974, le patron de René-Paul Secondi, M. Coggia, n'y échappe pas mais décide d'ouvrir l'inoubliable Glacier du port, éternelle référence de ceux qui ont eu la chance de goûter à leur Fraise melba et leur Banana split.

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Et voilà que René-Paul Secondi suit la reconversion. "Je suis parti six mois en Italie pour apprendre à faire les glaces. Cela a duré deux ans mais ça ne me plaisait pas. Du coup, j'ai décidé de monter une clinique de vêtements !"

Les retouches au service des magasins d'habillement de la ville deviendront sa spécialité qu'il exerce encore aujourd'hui.

"À mon époque, l'éboueur mettait un costume le dimanche, aujourd'hui, même les banquiers sont en stracci !"

Avec son épouse Annie qu'il a formée à la confection des ourlets à la main, ils ne comptaient plus les heures.

"Nous avons travaillé pour vingt-trois boutiques en même temps. On se levait à 3 heures du matin, on cousait jusqu'à 6 heures avant une pause jusqu'à 8 heures et nous reprenions jusqu'au soir."

Malgré une semaine démente, le samedi soir n'était pas synonyme de repos pour le couple, grand amateur de danse de salon. "À 23 heures, j'enfilais un smoking, mon épouse une robe et nous sortions danser toute la nuit."

L'Ajaccien de la fête, de la joie de vivre.

L'univers de René-Paul, c'était l'élégance en toutes circonstances, avec comme seul dress code le costume cravate. Pour déambuler sur le cours, aller au casino, sortir entre amis.

"Et maintenant ? Pauvre de nous ! Les hommes sont habillés en jean, tee-shirt et doudoune d'un bout de l'année à l'autre. À mon époque, l'éboueur mettait un costume le dimanche, aujourd'hui, même les banquiers sont en stracci !"

Les stracci, justement. Ils désignent les tissus qui n'ont "plus rien à voir avec ce que nous avions la chance de travailler".

Il tend des échantillons anglais de laine fine, mohair ou vigogne - la plus chère au monde - dans lesquels il confectionnait des costumes "qui duraient vingt ans".

"Un costume avec ces tissus aujourd'hui peut monter jusqu'à 6 000 €, alors que le moindre costume coûte entre 800 et 1 200 €. Ils ne valent rien, mais les gens ont vite fait leur choix."

Il ne confectionne plus les trois pièces mais continue, inlassablement, à retoucher les vêtements qu'on lui confie avec un savoir-faire immense que beaucoup ne soupçonnent pas.

Arrêter ? Ce n'est franchement pas le genre de la maison. "J'aurais le sentiment d'être fini", lâche-t-il, assis devant sa machine à coudre.

Ses nombreux clients, bien qu'adeptes du "jean-tee-shirt-doudoune", ont encore bien besoin de lui.