Comme un vestige de sa vie d'avant, Christian Lacroix porte au travail une blouse blanche impeccable. Depuis qu'il a délaissé les podiums et les salons haute couture, le créateur glisse de théâtres en opéras. Sa fin d'année est un feu d'artifice entre le vestiaire de Roméo et Juliette à l'Opéra-Comique et une première mise en scène, La Vie parisienne, promise à une longue tournée. Christian Lacroix n'a aucun mal à se dire costumier, d'une certaine façon il l'a toujours été. « Enfant, je jouais à être quelqu'un d'autre, je dessinais déjà des costumes, le plus souvent féminins. Je me déguisais également. »
Une troupe d'enfants, Les Moineaux, venue de Marseille, le faisait rêver. « Ils recréaient des tableaux historiques. Je n'ai jamais cessé d'être dans la nostalgie » raconte Monsieur Lacroix. « Je m'ennuyais, je ne voulais pas être dans le vrai monde. Il y avait le cinéma bien sûr. Toute la semaine j'attendais les séances du week-end. Ma vie alors recommençait. »
Douze spectacles pour enchanter les fêtes
L'étudiant en histoire de l'art monte à Paris suivre l'enseignement de l'Ecole du Louvre s'imaginant, un temps, conservateur de musée. Mais la mode le rattrape : d'abord directeur artistique de Jean Patou, maison à la dérive, puis en son nom propre. Une aventure de vingt ans. Dès la fin des années 1980, Lacroix revient au spectacle avec Les Anges ternis de la chorégraphe américaine Karole Armitage à l'Opéra de Paris. Les allers-retours entre la mode et la scène se multiplient. « Un costume est plus vivant qu'une robe haute couture. Lorsque vous travaillez pour le ballet, il faut tenir compte du confort, du nettoyage, c'est un costume qui se voit mais qui va également disparaître très vite. »
Il apprécie les costumes de danseuses de flamenco, de torero… « Cela bouge, cela vit. Je n'aime pas trop les expositions de mode, cela fige le mouvement. » Les propositions des théâtres affluent, de Vienne à Paris, de Berlin à New York. On plébiscite son goût de l'ancien, son érudition aussi. « Créer un costume, c'est réinventer l'histoire. Vouloir recréer l'époque en détail est illusoire. Je n'ai rien inventé dans ma période de couturier… pas une coupe, pas une silhouette. Je me suis inspiré du passé. »
Celui qui a dessiné des uniformes pour Air France ou illustré le Petit Larousse voit dans le spectacle un monde idéal. Deux productions importantes, Le Songe d'une nuit d'été à l'Opéra de Paris (2017), et L'Hôtel du libre-échange à la Comédie-Française (2019), dévoilent un autre Lacroix, décorateur. « L'historien de la mode Olivier Saillard m'a dit : 'Il te faut un nouveau challenge'. Je me suis souvenu du moment où j'ai remporté le concours pour 'rhabiller' le TGV. J'étais sorti de ma zone de confort. Ce projet de 'La Vie parisienne ' m'a fait le même effet. » Soit une production portée par plusieurs maisons d'opéra, des moyens importants et un retour aux origines avec la version intégrale de 1866 du chef-d'oeuvre de Jacques Offenbach.
« Les responsables de Palazzetto Bru Zane à Venise, comme le directeur du Théâtre des Champs-Elysées, Michel Franck, m'ont dit qu'ils ne voyaient que moi comme metteur en scène. Vous voyez, ce n'est pas une demande de ma part ! Jusqu'ici je me sentais à ma place, je me contentais d'être un coucou dans l'imagination des autres, faisant mes recherches sur les costumes, sur les époques. Et puis est arrivé ce projet de mise en scène. Offenbach, cela me parle. Ma mère chantait ses airs, j'ai en mémoire les films inspirés de cette époque. »
Après deux ans de préparation, cette Vie parisienne est devenue réalité. « C'est quelque chose qui m'appartient. Mais je n'ai pas travaillé tout seul. Je suis entouré d'artistes formidables, comme Laurent Delvert, Romain Gilbert (collaborateurs à la mise en scène), ou la chorégraphe Glyslein Lefever. Sans oublier le chef Romain Dumas. » Cette mise en scène joue sur plusieurs tableaux avec une rare intelligence, Christian Lacroix osant une vertigineuse lecture, tout sauf datée. Jusqu'aux costumes - qu'il signe bien sûr.
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— Glasgow St Patrick's Fri Mar 15 18:02:46 +0000 2019
« J'avais en tête l'idée d'un music-hall, car à sa création 'La Vie parisienne ' était interprétée par des acteurs sachant chanter. D'ailleurs, au fur et à mesure, Offenbach a supprimé certains passages trop difficiles. Nous les réintroduisons dans cette version au plus proche de l'original. Il y a également un côté cirque, avec des changements à vue, des danseurs et des acrobates. Sans oublier ce je-ne-sais-quoi de mélancolie, propre au compositeur. Je me suis inspiré de Degas, Toulouse-Lautrec, tout autant que des peintres du Nord pour donner une 'couleur ' à l'oeuvre. » Au final, les trois heures filent à toute allure, de l'ouverture dans un hall de gare au dénouement sous les flonflons de la fête.
Ce Paris de courtisanes et riches messieurs a-t-il existé ? Sans doute, même s'il représentait une frange infime de la population. « Mais il est tout autant une invention d'Offenbach et de ses librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Dans le livret, un des protagonistes dit cette chose incroyable : 'Un jour, Paris ne sera plus qu'un décor pour étrangers !' »
Christian Lacroix ne voulait pas jongler entre le passé et notre époque « avec des trottinettes électriques et des pigeons morts. D'autres metteurs en scène, Laurent Pelly en tête, font cela et très bien. Mais ce n'est pas mon style. J'ai préféré me plonger dans les albums de l'époque, découvrir les salons luxueux des gares, les photos des magasins du Louvre. Le Palazzetto Bru Zane a même des images prises à la création avec les interprètes des premières. »
En passant à l'Opéra de Liège, un des coproducteurs, Lacroix « fera les poubelles » . « J'y ai trouvé des costumes formidables. Vous voyez, je continue à collectionner, à faire des carnets de tendance ! » Le couturier devenu costumier avoue avoir amassé très tôt les albums de famille, les cartes postales. « S'il y avait eu Google et Instagram à cette époque, j'aurais été fou ! Ou je serais tombé malade… ».
En attendant, il enfile sa blouse, entre deux séjours à Arles. « Christian Lacroix est un grand costumier et sa grandeur vient justement de sa capacité quotidienne et opiniâtre à l'oublier. C'est la marque des grands de n'avoir aucun présupposé, ni orgueil au moment des premières esquisses et des discussions liminaires sur une production d'opéra ou de théâtre. Pour un homme qui, de son vivant, est inscrit dans tous les dictionnaires de l'histoire de la mode, c'est la marque d'une politesse étrange et d'une élégance rare », déclare Eric Ruf, administrateur général de la Comédie-Française. Les deux hommes se connaissent bien. Ensemble, ils ont travaillé sur un mémorable Peer Gynt d'Ibsen au Grand Palais. Et se retrouvent ces jours-ci à l'Opéra-comique pour le Roméo et Juliette de Charles Gounod d'après Shakespeare.
« Mon moteur de tous les jours, c'est l'étonnement. Voir quelque chose plus grand que la vie. Je ne suis pas très mondain, même monter sur scène pour saluer le public, c'est me faire violence. J'ai été très gêné d'être dans la lumière au moment de ma maison de couture. Jean-Jacques Picart (son associé), lui, aimait cela, moi je préférais l'ombre. »
Christian Lacroix a néanmoins bel et bien accroché la lumière, entre une commande pour le mariage de Catherine Zeta-Jones et une apparition dans la série anglaise « Absolutely Fabulous ». Surtout, ses pièces uniques ont marqué les esprits. « Il y avait peu de Médée ou d'Ariane dans les clientes haute couture. Pourtant, je les voyais comme des héroïnes. Sauf qu'elles ne le savaient pas… Avec les robes de mariée, les clientes se racontaient un conte, une histoire. Pour la dernière que j'ai créée, la future jeune mariée a demandé à être comme dans une enluminure persane. C'est très théâtral, non ? » se souvient-il.
Lorsqu'on demande à Christian Lacroix si son art est intemporel, il opine : « Le passé, on ne le regarde plus parce que c'est de l'histoire ; le futur est une utopie. Seul le présent compte. J'ai toujours essayé de faire le lien entre les trois. C'est peut-être cela, être intemporel. » Enfant, il adorait lire Alice au pays des merveilles. « Alice, c'est un peu moi. Je suis passé de l'autre côté. Mais il faudra bien revenir. Si le paradis existait, je voudrais que cela ressemble à une machine à remonter le temps. Histoire de voir Arles à l'époque des Romains ou le Paris de 1930. » En attendant, Christian Lacroix célèbre la vie à sa manière, avec panache.
La Vie parisienne, mise en scène Christian Lacroix : Opéra de Tours, du 3 au 7 décembre, Théâtre des Champs-Elysées Paris, du 21 décembre au 9 janvier.
Roméo et Juliette, mise en scène Eric Ruf, costumes Christian Lacroix : du 13 au 21 décembre, Opéra-Comique Paris.
Le Songe d'une nuit d'été, chorégraphie George Balanchine, costumes et décors Christian Lacroix : du 18 juin au 16 juillet 2022, Opéra Bastille Paris.