• 21/10/2022
  • Par binternet
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Jean Touitou : de la politique à la mode, le complet militant<

Tout d'abord, on a consulté l'oracle. Car rencontrer Jean Touitou, l'homme qui a redessiné la silhouette du bobo germanopratin au tournant des années 2000, ce n'est pas uniquement pour parler chiffons mais s'engager dans une discussion qui embrasse tout à la fois littérature (Camus, ­Beckett, Proust), musique (Dylan, Bowie, Miles Davis), philosophie et, bien sûr, ­politique. Alors difficile, à l'approche d'une présidentielle vouée à déjouer tous les pronostics, de résister à l'envie de ­sonder l'ancien militant de gauche dont les saillies sociétales sur Twitter lui ont valu le surnom de Jean Tweetou. "2017?! Moi, je peux vous dire ce qui va se passer, mais surtout ne l'écrivez pas", demande-t-il à propos de l'homme – la femme? – qui remportera le prochain suffrage universel. Pas envie en sortant ce nom surprenant du chapeau d'enflammer les réseaux sociaux, pas envie non plus d'affronter la "police de la pensée". Et puis, la politique… "Je suis passé au stade complètement cynique, je pense que c'est plié. Tout a été écrit par Michel Houellebecq." S'en référer donc à l'auteur de Soumission?

Surprendre avec ce qu'on connaît déjà

(Eric Dessons pour le JDD)

Si le fondateur de la maison APC a accepté de nous recevoir au début de l'été, ce n'est pas pour nous faire une leçon sur le prêt-à-penser mais pour nous présenter l'homme tel qu'il l'envisage stylistiquement pour 2017. Dans deux jours, la presse, de Vogue au New York Times, découvrira la prochaine collection printemps-été de la célèbre marque de prêt-à-porter française – 67 boutiques dans le monde, 85 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel et quelques pièces iconiques dont son fameux jean à la recette de fabrication aussi jalousement gardée que la formule du Coca-Cola.

C'est là, rue Madame, dans cet ancien entrepôt des éditions Casterman réinvesti en 1994 dans une ambiance immaculée, que défileront devant un décor minimaliste grillagé une douzaine de modèles. Des vestes à l'esprit vêtement de travail aux chemisettes et bermudas très college boy en passant par les imperméables renvoyant aux belles heures du salariat, des lignes à l'inspiration sixties, ces années où s'ouvraient joyeusement toutes les perspectives. "C'est très compliqué de révolutionner la mode masculine.

"Pour faire la blague, on peut faire défiler des mecs en porte-jarretelles, ça va attirer un peu de presse, mais, en définitive, tout reviendra à la question de nos mains, nos montres, nos chemises, nos chaussures, nos pantalons", explique le créateur en chemise bleu ciel, jean maison et sandales façon Birkenstock sous une chaleur caniculaire. "Si la mode féminine offre plus de liberté, c'est que les femmes possèdent plus de beauté universelle ; cela leur donne de l'avance. En homme, on se limite à des états d'esprit, quelques images amenant ailleurs. Tout le challenge consiste à surprendre avec ce qu'on connaît déjà. C'est ça, la mode homme. Il y a des propositions nouvelles, mais ça bouge très lentement."

Nous fonctionnons comme un bureau politique

Jean Touitou : de la politique à la mode, le complet militant

Rue Madame, la ruche a commencé à s'agiter en décembre 2015. Sous la vigilance bicéphale de Jean Touitou et de son épouse, Judith, une ancienne journaliste désormais à la direction artistique des collections APC, une trentaine de personnes ont été mobilisées dans l'enceinte pyramidale aux parois de verre du siège social, plutôt des femmes d'ailleurs, à l'exception du designer Louis Wong qui a ajouté une touche hip-hop à cette collection résolument british. "Nous fonctionnons comme un bureau politique avec un comité central, assez impliqué dans la gestion et le processus décisionnaire, poursuit le maître des lieux. Sous cette cellule dirigeante se trouve toute une équipe de salariés qui travaillent de manière autonome tout en étant contrôlés les uns par les autres."

Des feuilles A4 sont épinglées au mur du studio de création. Des pièces qui, à partir de 10.000 exemplaires, seront un succès commercial. "Il est très dangereux pour une entreprise d'être dépendante d'un seul modèle", explique Judith Touitou. Est-ce pour cette raison que la marque a toujours tenu à limiter la production de son jean à 125.000 pièces par an quand il pourrait s'en écouler vingt fois plus?

Ici, la matière est reine, donc rare. Tout part d'elle : le concept, le style, le dessin. "Tous nos tissus sont exclusifs, rappelle Jean Touitou. Malheureusement, les fournisseurs n'ayant plus de stocks, cela nous oblige à nous organiser beaucoup plus en amont pour les commander. Les délais des collections se sont allongés. Nous commençons dorénavant à réfléchir un an et demi avant la mise en boutique. Nous nous fournissons au Japon, en Italie, un peu en Angleterre et un peu en Turquie ; en France, il n'y a plus rien." Cela n'empêche pas la marque APC de contribuer à l'effort économique de la France.

Depuis ses débuts en 1987, avec ce style cintré rompant avec le look épaules larges immortalisé par la série Miami Vice et ses costumes en lin ­Armani, et fort heureusement ­jamais revenu au goût du jour, on peut dire que la maison de Jean Touitou a pesé dans la balance du commerce extérieur français.

Membre du service d'ordre des communistes

L'entrepreneur ne s'attendait à aucun remerciement de la part du gouvernement mais il restait curieux de ce que la nation lui offrirait en échange de ses bons et loyaux services durant toutes ces années. Avant de s'atteler à sa nouvelle collection, qui marquera donc les 30 ans de la marque, il s'est rendu à sa caisse d'assurance retraite. À 62 ans, il y avait droit et il n'a pas été déçu du voyage. Les plus beaux ne sont pas les plus lointains. L'organisme de redistribution se trouvait à un endroit qu'il connaissait bien pour y avoir guetté jadis son avenir. C'était derrière la Mutualité. À 18 ans, le fils du Tunisien venu en France briser le plafond de verre du destin y donnait souvent le coup de poing. Membre du service d'ordre de l'Organisation communiste internationaliste, il lui revenait de protéger la salle durant les réunions où débattaient la moitié des cadres actuels du PS.

S'il s'était engagé en politique, c'était parce que, contrairement à son père dans les affaires, Jean ­Touitou refusait d'exercer un métier en lien avec l'argent. Naïveté de la jeunesse… En même temps, ça n'était pas si dépaysant pour le fils du négociant en cuir toujours tiré à quatre épingles grâce à son tailleur avenue Matignon : chez les trotskistes aussi, on soignait son style. "C'est peut-être ça qui me plaisait finalement.

. Même pour se battre avec la CGT ou l'Unef, on s'habillait bien." Il ne s'attendait probablement pas à revenir à la Mutualité. Alors? "Contrairement à beaucoup de mes anciens camarades qui se sont embourgeoisés, je n'ai pas l'impression de m'être trahi. Sans avoir fait de théorie, j'ai réussi à créer une entreprise de 300 salariés qui sont fiers et heureux de travailler ici. C'est très concret. Je n'ai pas honte de le dire : le tissu social, ça passe par les entreprises et leurs dirigeants. Camus disait qu'il n'ambitionnait pas de changer le monde mais d'éviter son délitement. C'est ce que je fais, je crois, à ma manière."

Ascenseur social

Ne pas renoncer à ses idéaux, c'est refuser de se vendre au plus offrant. Resté maître de son capital, Jean ­Touitou n'a pas cédé aux sirènes des grands groupes. Indépendant jusqu'au bout des dents. "J'ai été approché mais, sans paraître prétentieux, les financiers sont de piètres gestionnaires. Ils ne savent faire que de l'argent. On le voit bien, dans la mode, avec cette affaire de sacs. Ils sont obnubilés par ça. Ça permet de redistribuer des dividendes aux actionnaires mais ils vont en crever comme les maisons de disques sont mortes de leurs excès. Tout ça, c'est ce que l'idéologie est par rapport à la science : de la m… chargée de gros bénéfices." Houellebecq n'aurait pas dit mieux…

Touitou se réfugie dans son âge d'or. Les années 1960. Le jeune juif tunisien dont le père avait acheté sur plan un appartement dans le premier gratte-ciel de Paris (la tour Albert, dans le 13e arrondissement) avait eu l'espoir de prendre l'ascenseur social à son tour. Il lui a suffi de changer de quartier. Un médecin avait conseillé d'envoyer l'adolescent souffrant de dyslexie à l'école Alsacienne.

L'établissement huppé du 6e arrondissement n'accueillait pas encore des fils de pubards ou d'as du CAC 40, mais plutôt des fils d'artistes, d'intellectuels. Époque bénie nettement moins bling-bling. L'élève Touitou se retrouve ainsi à la table de Jérôme Lindon, l'éditeur de Samuel Beckett – qui inspirera à Jean Touitou son nom d'emprunt chez les trotskistes (Dublin). Et Bettina Rheims, la fille du célèbre commissaire-priseur Maurice Rheims, l'invite à ses boums. "Un jour, il était allé saluer les amis de sa fille. Il y avait là tout le Bottin mondain. Quand il est venu vers moi, je lui ai dit : 'Ne cherchez pas, Maurice, je ne suis pas référencé dans votre inventaire'."

C'était une autre époque, où la mixité sociale n'était pas un vain mot. Un garçon au nom inconnu rêvait devant les films de Buñuel (Belle de jour, avec Catherine Deneuve) en écoutant les Kinks. Aurait-il songé qu'il habillerait un jour tous les enfants d'un quartier qui lui avait tant donné envie de s'élever?

Source: JDD papier