« Choquante », « bâclée », « irrespectueuse » et même « raciste » : c’est peu dire que la couverture du dernier numéro de l’édition américaine du Vogue, où figure la future vice-présidente des Etats-Unis, Kamala Harris, n’a pas fait l’unanimité. En cause : le choix de l’image de « Une », où cette dernière apparaît dans une pose décontractée (on dirait presque qu’elle se tourne les pouces) et un look casual (veste noire toute simple et paire de Converse aux pieds). Une allure générale considérée comme trop légère au regard de son nouveau statut de femme de pouvoir et, aussi, des défis importants auxquels le pays est actuellement confronté.
C’est évidemment des Etats-Unis que sont venues les plus premières critiques, mais en France aussi, l’image passe mal. Ainsi, la journaliste mode Alice Pfeiffer ne mâche pas ses mots : « Une codification de puissance aurait été plus judicieuse. Quelque chose rappelant son importance, son pouvoir bien réel - plutôt que d’insister sur le côté « girl next door » - aurait été une marque de respect et de reconnaissance, qu’Anna Wintour ne lui a visiblement pas accordée. On peut y lire une forme de dénigrement de la femme, malgré son poste. Une façon de souligner que malgré tout, elle n’appartient pas à l’aristocratie Vogue, puisque ce dernier semble refuser de lui accorder le traitement luxueux habituellement réservé aux femmes en couverture ».
Dans un premier temps, l’équipe du Vogue a été accusée d’avoir artificiellement blanchi la peau de la première vice-présidente noire de l’histoire des Etats-Unis. Mais à l’heure actuelle, rien ne le prouve et c’est plutôt la mauvaise qualité sur l’éclairage qui est pointé du doigt. Car ce n’est pas la première fois qu’il est reproché à la « bible de la mode » de ne pas savoir mettre en valeur les corps noirs. En août dernier par exemple, la couverture avec la gymnaste Simone Biles avait elle aussi été violemment critiquée. La peau de la jeune femme y apparaissait comme grisâtre.
D’autre part, la photographie de couverture choisie au tout dernier moment par Anna Wintour elle-même, n’est pas celle qui avait la préférence de Kamala Harris et de son équipe. Dès sa publication, le journaliste américain Yasha Ali révélait qu’ils avaient validé une autre image, où la vice-présidente apparaît les bras croisés, en costume poudré, dans une posture bien plus powerfull.
Yasha Ali assure que contrairement aux codes en vigueur dans la presse mode, Anna Wintour serait passée outre l’accord conclu avec Kamala Harris, et ce sans la prévenir. Un « manque de respect » qui vient relancer une polémique qui colle aux stilettos de la patronne du Vogue depuis plusieurs mois déjà : Anna Wintour serait-elle raciste ? Cette dernière s’en est défendue dans un communiqué, affirmant qu’il n’y avait jamais eu « d’accord formel » avec l’équipe d’Harris et assumant le choix d’une image « moins formelle, très très accessible, ancrée dans le réel, qui reflète la marque de la campagne Biden/Harris ».
Mais ces déclarations ne suffiront pas à éteindre le feu, car la « papesse de la mode » peine à se sortir d’une controverse née au printemps dernier. Et ce, alors même que le groupe Condé Nast a depuis 2019 mis en place de « référents diversité » dans chacune des éditions nationales des nombreux titres qu’elle détient (Vogue donc, mais aussi Vanity Fair, GQ ou The New Yorker…).
En mai 2020, André Leon Talley, son ancien collaborateur et ami de 30 ans, publiait ses mémoires peu de temps après avoir été brutalement renvoyé du Vogue. Il y dessinait un portrait au vitriol d’Anna Wintour : « une femme coloniale, appartenant à un environnement colonial, qui ne se remet pas en question et ne laissera rien mettre en péril ou questionner son privilège blanc ».
@grok___ Sounds like the one fun team building exercise, learning how to build a cool brick wall.
— Busty Shackleford Thu Oct 01 21:57:03 +0000 2020
Début juin, le compte instagram @dietprada enfonçait le clou en publiant les témoignages d’anciens salariés du Vogue dénonçant les discriminations salariales et brimades récurrentes dont sont victimes les personnes racisées au sein de la rédaction.
Quelques jours plus tard, après l’assassinat de George Floyd et l’avènement du mouvement #Blacklivematter, Anna Wintour est de nouveau mise en cause. Cette fois, c’est le faible nombre de personnes racisées ayant figuré en couverture du magazine qui est fustigé.
Dans la foulée, le hashtag #voguechallenge fait florès sur les réseaux sociaux : près d’un million d’internautes ont ainsi reproduit une couverture de Vogue avec une photo d’eux, dans le but de prouver à Anna Wintour que les personnes racisées pourraient avoir davantage de place dans les pages du magazine et célébrer une vision plus inclusive de la beauté.
Une démarche ludique, mais aussi très politique, comme l’explique la journaliste et autrice française, Rokhaya Diallo, grande défenseuse d’une plus grande diversité dans les médias : « Comme tous les magazines de mode, Vogue dicte les codes de la beauté légitime et participe à ce que les femmes noires, mais aussi grosses ou handicapées, se sentent dévalorisées ».
Acculée, la boss du Vogue a été contrainte de présenter ses excuses, dans un mémo interne qui a fuité sur le site Page Six : « Je voudrais dire que je sais que Vogue n’a pas trouvé assez de moyens de promouvoir et de donner assez de place aux éditeurs, écrivains, stylistes et créateurs noirs. Nous avons aussi commis des erreurs, en publiant des images ou des histoires blessantes ou intolérantes. J’en assume l’entière responsabilité ».
Un mea culpa passé inaperçu au moment où sa consœur Samira Nasr devient la toute première femme noire à diriger Harper’s Bazzar, le principal concurrent de Vogue.
Samira Nasr, première femme noire à la direction de « Harper’s Bazaar »Dans une vidéo publiée sur Instagram, elle annonçait sa volonté de se servir du magazine pour accroître la visibilité des personnes racisées.
Dans un tel contexte, les excuses de Wintour ont été considérées comme une tentative maladroite de sauver son poste. Car à l’époque les rumeurs sur une mise à la porte d’Anna Wintour allaient bon train. On murmurait ainsi qu’Edward Enninful, à la tête de l’édition britannique du Vogue, était sur le point de la remplacer. Il faut dire que ce journaliste de 48 ans est, lui, en pleine ascension sur l’échelle de la hype. Il a d’ailleurs été sacré en septembre 2020 par le magazine Time « homme noir le plus important de la mode mondiale ».
Son ambition, clairement affichée, de mettre en valeur la diversité de la société britannique dans le magazine, se voit à chaque numéro. Pour le premier qu’il a dirigé, il a ainsi fait figurer la mannequin et activiste métisse Adwoa Aboah. Et en juillet dernier, les trois couvertures mettant en lumière les « travailleuses en première ligne » au temps du Covid, ont fait le tour du monde.
Alors qu’au même moment, le Vogue américain d’Anna Wintour était fustigé pour sa « Une » peu flatteuse de la gymnaste Simone Biles…
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En octobre, c’est carrément la curée : la publication d’une grande enquête dans le New York Times révèle « l’environnement raciste » qui règne dans les couloirs du Vogue. Et notamment l’usage du mot « pickaninny » à l’égard des personnes noires. Un terme aujourd’hui unanimement considéré comme raciste, né au temps de l’esclavage, pour désigner les enfants noirs trop jeunes pour ramasser les champs de coton…
Un mois plus tard, elle est pourtant confortée par le groupe Condé Nast, qui lui offre même une promotion et la propulse « responsable mondiale de tous les contenus du groupe ».
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Mais pour combien de temps ? La polémique sur la couverture avec Kamala Harris ne s’éteint pas aux Etats-Unis. Et nombreux sont ceux qui exigent aujourd’hui son départ. Après 33 ans de règne incontesté sur la planète mode, Anna Wintour est aujourd’hui en pleine disgrâce. Comme le résume Alice Pfeiffer, « on peut effectivement y voir une attaque face à la toute puissance de Wintour. « De ’papesse de la mode’, elle devient la traîtresse de l’Amérique actuelle ». Ironie du sort, c’est bien sur cette « New America » que le magazine Vogue titrait la couverture de son dernier numéro…
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