(Articles initialement parus en 2016 dans le hors-série de Paris Match consacré à Jean-Paul Belmondo)
Le nez de Cyrano était trop grand, celui de Belmondo trop cassé. Mais celui de Pierre Dux, un de ses professeurs, aura singulièrement manqué de flair. Au début des années 1950, personne ne voit en Belmondo un jeune premier, il n'entre pas dans les standards des beaux ténébreux. Le Jean-Paul, c'est plutôt un tumultueux, un lumineux. Ses 18 ans sont un feu d'artifice qui effraie l'ordre dramatique établi. Alors, on ne fait que lui entrouvrir la porte du Conservatoire, ce sanctuaire où se fabriquent les grands comédiens de demain. Admis comme simple auditeur libre, le fougueux Belmondo a juste la possibilité d'écouter. Interdiction de monter sur les planches, de donner la moindre réplique. Lui qui, pendant toutes ses jeunes années, s'est servi de ses poings pour s'affirmer, voilà qu'on lui refuse d'aller au combat! Spectateur, ce n'est pas son emploi. Quand il pense qu'il a raccroché les gants de boxe de ses rêves d'enfant pour les troquer contre des costumes de scène... Mais il ne va pas se laisser mettre K.O. par une institution de vieux cons qui ne reconnaissent même pas le talent quand on le met sous leur nez. Encore ce fichu nez. Une chose est sûre, c'est bien au Conservatoire qu'il se le sera le plus cassé ! Après une année sur le banc de touche, l'apprenti-comédien parvient enfin à passer une scène devant René Simon, son professeur principal. Le verdict lui est asséné comme un uppercut : «Mon garçon, tu n'es pas fait pour ce métier. On ne peut rien pour toi.» Le choc est rude.
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Imaginez qu'après la révélation de sa foi, une Bernadette Soubirous se soit vu refuser l'entrée de l'église. Toutes proportions gardées, c'est un peu la même chose qu'a vécue Jean-Paul Belmondo. Non, bien sûr, il n'a pas eu de visions, n'a vu apparaître ni la sainte Vierge ni Molière pour lui intimer l'ordre de brûler les planches, mais il a eu droit à son illumination. Lui, le mauvais élève, le dissipé, l'indiscipliné, lui, pas encore Bébel, mais déjà rebelle, s'idéalise en Cerdan, s'imagine en Louison Bobet. Aux sports cérébraux, le gamin préfère l'effort physique, le don de soi... et des coups. Se surpasser pour exister, pour s'affirmer. Mais à 16 ans, l'adolescent se retrouve... à bout de souffle. Une sale primo-infection, antichambre de la tuberculose, l'arrache à la vie parisienne. Le voici en convalescence à Allanche, dans le Cantal. Coupé de ses racines urbaines, ce garnement pas si robuste ne va pourtant pas s'étioler, ni sombrer dans la déprime. Ce qui l'a mis sur le chemin de sa vocation, ce sont les kermesses, ces fêtes pastorales où, en parallèle aux courses de vélo, sont proposées diverses animations. Et, parmi elles, des concours de camelots où le meilleur tchatcheur remporte la mise. Et pour le Parigot, c'est l'occasion de faire le pitre. Et les gens rient. Et ces éclats de rires lui arrivent en plein coeur comme des shoots d'adrénaline. Oubliés les poumons encombrés, il respire à fond, pour la première fois, l'odeur exquise du succès. Bien sûr, il ne sait pas encore mettre des mots sur cette sensation, il ignore le pouvoir de son charisme en herbe, mais ce qu'il sait, au fond de lui, c'est que, désormais, il veut faire l'acteur. Amuser la galerie, être le centre d'intérêt, provoquer l'émotion du public, voilà la seule et saine drogue forte dont il a besoin.
Il rêvait de rings, la scène sera le sien, le plus beau de tous, là où il mènera ses plus grands combats. Bien sûr, c'est sur les écrans qu'il brillera bientôt comme une étoile, mais il avouera plus tard: « Le cinéma, pour moi, ne fut qu'un accident de parcours.»
En attendant, nous sommes toujours en 1951, et ses rêves de gloire se brisent sur la porte de ce satané Conservatoire... Il y sera finalement admis, intégrant ainsi une fourmilière de talents - Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, Bruno Crémer, Claude Rich, Pierre Vernier... - dont il deviendra l'ami à la vie, à la mort, à la ville comme à la scène. Il ne quittera cette institution qu'en 1956 en faisant un bras d'honneur, devenu légendaire, aux jurés du concours de sortie. Son jeu différent, sa gouaille, son énergie auraient dû lui valoir un premier prix. Ces juges d'un autre âge artistique ne lui accorderont qu'un méprisant premier accessit pour son interprétation d'une scène d'«Amour et piano» de Georges Feydeau, et un second accessit pour sa prestation dans un extrait des «Fourberies de Scapin» de Molière. Les spectateurs eux, riaient si fort que l'huissier a été obligé d'intervenir pour les calmer. Déçus et révoltés, ses copains montent sur scène et portent leur héros en triomphe. Une façon spontanée de lui décerner un premier prix... de camaraderie alors que les portes de la Comédie- Française se ferment pour lui.
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A l'inverse du loup solitaire qu'aura été Alain Delon, son grand «concurrent», Bébel restera toujours un homme de troupe, un chef de bande. Le bon pote dont on rêve tous. Son énergie contestataire, sa fougue rigolarde et iconoclaste annoncent déjà les prémices d'un courant artistique novateur et libérateur. Ce tsunami créatif qui va tout emporter sur son passage, c'est la nouvelle vague. Hissé sur cette crête par Godard et Chabrol, Jean-Paul Belmondo va devenir Bébel, le plus «bankable» des acteurs français. Mais même la tête dans les étoiles, l'acteur «qui joue comme on boxe» gardera toujours les pieds sur scène, le seul endroit où il peut vivre sa passion, le théâtre.
Flambeur... de planches, invétéré joueur de rôles, il les aura tous endossés, du plus humble au plus prestigieux. Le fringant hallebardier dans « Gloriana sera vengée ! » de Jean Toury, en 1952 au théâtre de la Huchette, c'est lui. L'inénarrable femme (!) du concierge dans «Crinolines et guillotine» de Henry Monnier, c'est encore lui. Légionnaire dans «César et Cléopâtre» de George Bernard Shaw, il croise le fer, les cuisses à l'air, avec François Chaumette. Les échelons du théâtre, Belmondo les a gravis un à un, d'un pas léger mais sûr. Les tournées rigolotes avec Guy Bedos, Annie Girardot, Michel Galabru le forment au métier de saltimbanque. Sa devise? «Faire du vrai théâtre pour le vrai public sans sodomisation intello de la mouche.» Dix ans durant, le jeune comédien va enchaîner les pièces. A partir de 1950 (c'est son baptême des planches, attifé en prince Charmant dans une version scénique de «La belle au bois dormant » de Charles Perrault), on le verra dans 27 pièces! Insatiable, il se met aussi bien au service de Barillet et Gredy qu'à celui de Goldoni, Racine, Musset, Claudel, Sartre et même Shakespeare... L'un de ses grands regrets aura été de refuser de jouer
«Les fourberies de Scapin» au TNP, sous la direction de Jean Vilar. Sa peur : être comparé à l'indétrônable Gérard Philipe. Il s'en voudra aussi d'avoir dit non à Pierre Dux qui lui proposait - un peu tard sûrement - d'entrer par la grande porte à la Comédie-Française.
En Cyrano, il se déplace sur la scène comme un grand fauve qu'aucune cage ne peut retenir
C'est sur la scène du modeste théâtre La Bruyère qu'il salue une ultime fois les spectateurs venus l'applaudir, en 1959, dans «Trésor Party » de Bernard Regnier. Puis rideau. Plus rien. Le comédien a tourné le dos aux planches au profit de la toile des écrans. Un gouffre s'est ouvert non pas au-dessous de ses pieds, mais au-dessus de lui. Cet abîme, c'est le cinéma qui finira par l'engloutir corps et âme. Belmondo a laissé la place à Bébel, son double populaire, son alter ego qu'aucun autre acteur n'égale dans les sommets vertigineux d'un box-office qui le retient prisonnier. «Quand referas-tu ton vrai métier?» lui demande son père. «Lequel?» lui répond, étonné, son fiston. «Celui de comédien de théâtre, bien sûr ! Je mourrai sans t'avoir vu dans 'Cyrano'», aurait-il ajouté. De quoi donner mauvaise conscience à l'infidèle qui reconnaît: «Le cinéma a fait de moi une star mais, au fond de moi, le théâtre était enfoui. J'attendais le bon moment pour revenir.» L'entracte durera vingt-sept ans !
Après plus d'un quart de siècle, Belmondo se décide enfin à venir réchauffer son talent sur le feu des planches, attisé par le metteur en scène Robert Hossein. «Les feux de la rampe, moi, ça me donne bonne mine... Mais mon retour au théâtre, c'est peut-être une cascade que je vais rater», confie-t-il quelques jours avant la première. Son problème, ce n'est pas le trac: « Le trac, ce n'est pas un truc si désagréable. Si je n'aimais pas ça, je ferais autre chose.» Non, l'obstacle à sauter, c'est d'apprendre par coeur son rôle. Parce qu'entre balancer les répliques d'un film au coup par coup, plan par plan, et sortir le texte de «Kean», un des plus longs du répertoire, l'artiste ne joue pas dans la même discipline. D'un côté, on court un petit 100-mètres devant la caméra, de l'autre, c'est un match en 15 rounds, un marathon devant le public du théâtre Marigny, avec le risque de tomber dans un trou... de mémoire. Mais comme il l'affirme luimême, «on ne devient pas, on naît acteur». Et lui est un acteur-né. «Kean » sera le triomphe théâtral de l'année 1987. Un tremplin pour le rôle de sa vie qu'il créera deux ans plus tard. Son père ne sera plus là pour le voir, mais Jean-Paul lui aura fait, tout de même, le plus beau des cadeaux: incar... nez Cyrano.
A 56 ans, l'athlète des mots se lance dans l'escalade à mains et âme nues du vertigineux chef-d'oeuvre d'Edmond Rostand. Tapis dans l'ombre, les fantômes de Talma, Frédérick Lemaître, Mounet-Sully, Coquelin retiennent leur dernier souffle. Sur scène, métamorphosé par ce pif, que dis-je, ce pic, cette péninsule, Belmondo est comme hanté par ces géants. L'interprétation est modernisée, mais l'envergure du personnage, sa poésie désespérée, son amour infini pour Roxane, jouée par Béatrice Agenin, sont tels que les spectateurs ont le sentiment de redécouvrir et la pièce, et l'acteur. Sur scène, il se déplace comme un grand fauve qu'aucune cage ne peut contenir. Sa voix tire sur les voyelles pour les mettre à la bonne taille. Quant aux consonnes, il les enveloppe, les chérit pour les modeler, les ajuster à la démesure de ce texte magique d'où jaillissent des rires noyés de larmes. Avec Cyrano, Jean-Paul Belmondo est parvenu à aller au bout de lui-même. «On joue, at- il dit un jour, pour ne pas se connaître et parce qu'on se connaît trop». Après des années à faire le « Guignolo », ce retour sur les planches aura été à la fois sa thérapie et son passeport pour la maturité. «Le droit de vieillir, je le dois au théâtre», a reconnu ce jeune fou devenu un vieux sage. Du coup, on aurait rêvé voir Shakespeare et Belmondo sur la même affiche. Imaginez- le sous la couronne d'un Roi Lear...
Après «Cyrano de Bergerac», considérant qu'il venait de gravir l'Annapurna du théâtre, l'artiste pouvait se permettre de viser moins haut, mais plus drôle. Alors, c'est Feydeau qu'il choisit, faisant entrer «Tailleur pour dames » dans son répertoire personnel. Entre ces deux pièces mises en scène par Bernard Murat, il s'offre une folie en se portant acquéreur du théâtre des Variétés. «Bien sûr, j'aurais pu m'acheter un yacht, avouera-t-il en souriant. Mais je n'aurais pas connu la même joie.» Sans son initiative, l'établissement serait devenu un parking. Avec ce capitaine intrépide aux commandes, le navire traversera bien des saisons théâtrales, les voiles gonflées par le vent des succès. Non seulement le bonhomme est un grand acteur, mais il est aussi un brillant programmateur. Ceux qui lui refusèrent l'accès au Conservatoire oseraient-ils encore lui dire qu'il n'a pas la gueule de l'emploi? Son bonheur sera de jouer «La puce à l'oreille» dans son propre théâtre, niché sur les Grands Boulevards.
C'est sur la scène de Marigny qu'il remportera son dernier combat théâtral dans « Frédérick ou le boulevard du crime » d'Eric-Emmanuel Schmitt. Le 27 mars 1999, monsieur Belmondo que, désormais, plus personne n'oserait appeler Bébel, est acclamé près d'une demi-heure. Le rideau va tomber sur sa carrière théâtrale. Une dernière tournée pour la route et la plus grande star française quittera le corps de cet extravagant Frédérick, joueur, séducteur qui lui ressemble tant. Se mettre dans la peau d'un acteur pour son dernier rôle, c'est ce qu'on appelle boucler la boucle. Avec élégance. En sortant de scène, Jean-Paul Belmondo est entré, à jamais, dans la légende du théâtre.
par Ghislain Loustalot
La scène se déroule à la fin de l'année 1956 au théâtre de l'Odéon qui accueille le concours de sortie du Conservatoire, rampe de lancement pour les meilleurs élèves L vers la Comédie-Française. Le saint Graal. Dans la salle, se trouvent les membres du jury, des réalisateurs, des metteurs en scène, des critiques, des comédiens. Jean-Paul est confiant. Sa fougue, son pouvoir comique et ses copains l'encouragent à y croire. Il incarne Scapin, son personnage fétiche et les rires fusent. Après deux heures de réflexion, le verdict tombe: sixième place, deuxième accessit. Aucun premier prix n'est attribué. Ses potes, Michel Beaune et Dominique Rozan, obtiennent un second prix ex aequo. Jean-Paul ravale sa fierté, pense avant tout à l'épreuve de comédie moderne du lendemain. Son va-tout. «Amour et piano» de Feydeau, la scène VI, plus quelques ajouts personnels: «Wagner? Le pharmacien? Le pharmacien de Toulouse? Le musicien? Ah! Oui, Wagner. J'en ai entendu parler... Oui, il paraît qu'il fait de la musique.» Jean- Paul redouble d'énergie en accord avec le texte, il donne tout, et au-delà. Le public suit et il le sent.
Le public le porte et il décolle, transfigure Edouard, son personnage, il le porte au firmament de la roublardise provinciale et de la folie, «mais, dit-il, les 16 hommes gris du jury,devant, restent de marbre, peut-être parce que j'ai poussé l'anticonformisme au seuil de la provocation».
Les candidats transis d'espoir sont tous alignés derrière le rideau rouge, la peur au ventre. Michel Aumont et Jean- Claude Arnaud emportent le premier prix. Roger Ferdinand, le directeur du Conservatoire, en vient à Jean-Paul Belmondo et la décision est foudroyante: rappel du premier accessit de 1955. «Une vieille récompense mitée datant de l'année précédente », dit Jean-Paul, et il voudrait mourir. Mais les machinistes, en coulisses, le happent, le poussent sur scène. Michel Beaune, Dominique Rozan et Victor Garrivier le soulèvent et le portent en triomphe. Jean-Paul vole sur les planches, bondit, fait un bras d'honneur en apesanteur. La salle hurle de joie et entame une bronca quand les pachydermes du jury battent en retraite. Le public l'a reconnu, acclamé, certes, et il se référera toujours au public. Mais le chagrin l'anéantit. Et l'esprit de vengeance sourd dans ce corps impétueux, cet esprit rebelle qui ne demandait qu'à être reconnu, intégré, aimé par ses pairs. Un sentiment qui se transformera petit à petit en rage puis en hargne saine «pour montrer à ces Messieurs du Conservatoire qu'ils s'étaient largement égarés à mon sujet... ». Finalement, cette humiliation aura peut-être été la chance de sa vie.