• 10/03/2022
  • Par binternet
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Bourdieu : vingt ans après, une œuvre toujours sur le métier<

Le 23 janvier 2002 disparaissait à Paris l’un des plus grands sociologues et intellectuels contemporains : Pierre Bourdieu.

Il faut brièvement rappeler la trajectoire singulière de fils d’une famille modeste du Béarn né en 1930, que d’excellents résultats scolaires vont conduire à une importante mobilité inséparablement sociale et géographique, et l’amener à fréquenter les établissements les plus prestigieux : lycée Louis-le-Grand, Ecole normale supérieure (ENS), Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et, finalement, le Collège de France avec, entretemps, des expériences sociales contrastées en tant qu’enseignant en lycée à Moulins, à l’université de Lille et en tant qu’appelé en Algérie.

Une même mobilité caractérise son parcours intellectuel. Formé à la philosophie, Pierre Bourdieu s’est peu à peu émancipé de la spéculation intellectuelle pour se tourner petit à petit vers des sciences sociales, alors nettement moins prestigieuses, et en explorer toutes les possibilités méthodologiques : ethnographie (observation, entretiens), statistiques, archives, mais aussi travail théorique qui lui permettra d’inventer de nouveaux concepts grâce auxquels il livrera des analyses décapantes du système éducatif, des pratiques culturelles, des mondes artistiques et, plus généralement, des mécanismes de domination.

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Sous le signe du champ

Il importe de noter, conformément à la méthode préconisée par le sociologue lui-même, que cette trajectoire est indissociable des transformations des espaces institutionnels où elle s’est inscrite, ce qu’ont bien analysé certains de ses biographes intellectuels1. Autrement dit, Pierre Bourdieu est autant le « produit » des champs – intellectuel, scientifique, académique notamment – dans lesquels il a évolué, qu’il n’a contribué à en modifier les règles de fonctionnement.

Ce concept de champ constitue précisément le cœur d’une approche théorique qu’il n’a cessé de développer, appliquer et affiner dans quantité d’ouvrages et d’articles – publiés notamment dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales qu’il a créée et qui demeure à ce jour l’une des plus importantes de la discipline.

Autre héritage institutionnel : le Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), l’un des plus importants en France dans ces domaines, qui descend directement du Centre de Sociologie européenne (CSE), fondé par Raymond Aron mais que Pierre Bourdieu a dirigé de longues années, et du Centre de sociologie de l’éducation et de la culture qu’il a créé en 1968.

En 1995, Pierre Bourdieu avait entrepris la rédaction d’un ouvrage de synthèse qu’il n’a pas eu le temps de mener à bout, mais que plusieurs de ses continuateurs se sont efforcés de reconstituer à partir du plan et de divers écrits, publiés ou non, qu’il a laissés.

Intitulé Microcosmes, cet ouvrage posthume qui paraît ces jours-ci aux éditions Raisons d’agir – autre legs de ce véritable entrepreneur scientifique qu’était Pierre Bourdieu – développe cette approche de la société comme un ensemble de petits mondes autonomes, les fameux champs, constitué de relations entre les agents qui y participent, unis par le partage d’un intérêt commun à jouer le « jeu », l’Illusio, et en même temps classés en fonction du volume d’une ressource spécifique, que Pierre Bourdieu qualifiait de « capital ».

Dans chaque champ, qu’il soit économique, artistique, scientifique ou religieux, les dominants s’emploient à maintenir leur monopole de la définition des « règles du jeu » qui assurent leur prééminence, tandis que les agents marginaux cherchent au contraire à subvertir ces dernières, ce qui engendre une instabilité chronique en même temps que la production d’habitus particuliers, autrement dit un ensemble de dispositions cohérentes à agir, sentir et penser d’une certaine manière plus ou moins ajustée aux règles du champ où l’on évolue en fonction de sa position.

De la théorie au terrain et vice versa

Bourdieu : vingt ans après, une œuvre toujours sur le métier

On retrouve ainsi dans la succession des chapitres de Microcosmes l’application de la boîte à outils de la théorie des champs à différents cas – la religion, l’édition, la science, l’économie, la haute couture, la politique, la littérature, le droit, sans oublier l’Etat.

Pour Bourdieu, ce dernier pouvait être défini comme un « méta-champ », coiffant tous les autres à travers sa prétention au monopole du capital symbolique, c’est-à-dire ni plus ni moins que la capacité à définir la réalité, à travers notamment la multiplicité des actes de nomination, de certification et de classification qu’il opère : titres scolaires, grades militaires, récompenses reconnaissant le « mérite » individuel ou encore écriture des programmes scolaires voire détermination de la date ou de l’heure2.

Chacun de ces cas a constitué pour le sociologue une occasion de remettre sa théorie sur l’ouvrage et affiner ses outils d’analyse au gré de leur confrontation avec la réalité empirique, pour corriger ou approfondir tel ou tel aspect.

Lorsqu’il se penche par exemple sur la haute couture ou les mécanismes de la délégation politique, il entend engager, au-delà de l’étude empirique d’un domaine de la réalité, une réflexion théorique sur le fétichisme pour dépasser l’approche marxiste de ces « produits de la tête de l’homme qui apparaissent doués d’une vie propre ». Il insiste ainsi sur les effets proprement « magiques » que suscite la croyance des participants d’un même champ vis-à-vis des producteurs dominants et de leurs produits.

Le septième et dernier chapitre de Microcosmes est constitué de l’ébauche d’ouvrage qu’avait entamé le sociologue et propose modestement des « éléments » pour construire une théorie générale des champs en s’efforçant de faire la synthèse de ces différentes études. Mais, comme l’observent dans leur introduction les éditeurs du volume, ce chantier est tout sauf clos.

C’est ainsi que cet ultime ouvrage de Pierre Bourdieu – en réalité l’avant-dernier, puisqu’il a également laissé un manuscrit plus tardif sur le peintre Edouard Manet – est en fait le premier d’une collection portant le même nom – Microcosmes – chez le même éditeur.

Cette collection destinée à (re)publier certains textes du sociologue, accompagnés d’un appareil critique actualisé, mais aussi et surtout d’enquêtes nouvelles de chercheurs actuels permettant de présenter « l’état le plus avancé de la recherche en sciences sociales, de façon à permettre d’actualiser non seulement les "données" mais les méthodes et plus généralement les outils analytiques associés à la notion de champ » (p. 13).

Une reconnaissance internationale

Le filon éditorial de Pierre Bourdieu est donc loin d’être tari, pour le plus grand bonheur des sociologues, apprenti.e.s comme confirmé.e.s. Il faut dire que la prose de l’auteur de La distinction n’est pas toujours des plus limpides, ce qui était du reste assumé par ce dernier, préférant ne pas être compris que mal compris.

Pourtant, la publication de ses cours au Collège de France, entreprise après sa disparition, a montré que celui-ci pouvait être aussi limpide que captivant.

A côté de ses interventions orales rassemblées dans Questions de sociologie (1984), on peut ainsi s’initier au « parler Bourdieu », ou plus exactement lire un Bourdieu « parlé » dans Sur l’Etat (2012), Manet. Une révolution symbolique (2013), Sociologie générale (en deux volumes, 2015 et 2016), Anthropologie économique (2017) – où il prend au sérieux le modèle de l’homo œconomicus, poussé à son paroxysme par Gary Becker pour mieux en démontrer les limites – et, enfin, L’intérêt au désintéressement (2022), paru ces derniers jours et qui clôt la série.

Quiconque s’est aventuré dans ces épais volumes a pu ressentir le plaisir d’accompagner cette prose oralisée et cette pensée en train de se faire, où le sociologue rend compte des enquêtes qu’il est en train de réaliser avec ses collaborateurs, comme celle portant sur la construction du marché de la maison individuelle qui a donné lieu aux Structures sociales de l’économie (2000).

Pierre Bourdieu a joui et continue de jouir d’une aura internationale certainement sans équivalent dans la discipline sociologique. En témoignent la sortie en 2020 d’un Dictionnaire international Bourdieu (CNRS Editions), mais aussi les innombrables traductions de ses ouvrages et articles, aux tirages à faire pâlir ses confrères et consœurs, et les non moins nombreuses études qui lui sont consacrées ou qui reprennent sa boîte à outils théorique et méthodologique.

Nombre de travaux se sont efforcés d’expérimenter ses outils et résultats sur d’autres sociétés que la France ou à des périodes plus récentes, pour voir jusqu’à quel point certaines propositions, comme ces analyses des mécanismes de la distinction culturelle, conservaient leur pertinence aujourd’hui et sous d’autres latitudes3.

Enfin, certains de ses compagnons de route les plus fidèles, comme Jean-Claude Passeron ou Luc Boltanski, s’en sont par la suite éloignés pour tracer leur propre sillon théorique. D’autres chercheurs, tel Bernard Lahire en France4 ou Michael Burawoy aux Etats-Unis5, s’inscrivent dans une démarche que l’on pourrait qualifier d’hommage critique, en reconnaissant toute la fécondité de l’échafaudage théorique de Pierre Bourdieu, sans s’interdire de pointer ce qu’ils considèrent comme des limites et angles morts.

Un sociologue qui dérange encore

Nul n’est prophète en son pays c’est bien connu, et nulle part ailleurs qu’en France sans doute Pierre Bourdieu n’a fait l’objet de réceptions aussi sévères qu’injustes.

Son dévoilement des mécanismes de la reproduction sociale ou des luttes de classement au sein du milieu académique lui ont ainsi valu l’accusation d’être « déterministe », voire de masquer sous les habits de la science une approche avant tout politique. Cette critique est venue tout à la fois de journalistes, « philosophes » et autres commentateurs auto-autorisés, y compris certain.e.s sociologues marginalisé.e.s dans l’espace de la discipline mais bien en cour dans le champ médiatique6. La teneur de ces accusations relève au mieux du contresens, au pire de la mauvaise foi.

Resterait à déterminer ce qui dans ces attaques relève de la réaction du vampire épouvanté par la lumière apportée sur certains mécanismes de domination dont ils tiraient parti, ou d’une opposition de principe à ses interventions politiques clairement à gauche, qui ont véritablement pris de l’ampleur lors du grand mouvement social de novembre-décembre 1995 contre le plan Juppé de (contre-)réforme de la protection sociale7.

Prenant fait et cause pour les grévistes opposés alors au gouvernement, Pierre Bourdieu va durant les dernières années de sa vie s’engager publiquement contre le triomphe de l’idéologie néolibérale et fonder le collectif « Raisons d’agir » ainsi que la maison d’édition du même nom pour tenter de poser des contre-feux à cet incendie néolibéral8. L’éditeur poursuit cet objectif encore aujourd’hui à travers la publication d’ouvrages d’intervention mais aussi, désormais, d’ouvrages plus académiques.

Vingt ans après à sa mort, sur le plan intellectuel comme éditorial, Pierre Bourdieu continue de saisir le vif !