Une veste blanche et noire aux épaules démesurées, avec en guise de boutons des masques dorés : l'été dernier, cette tenue portée par Beyoncé dans son film musical Black is King, donnait une visibilité planétaire à sa créatrice, l'Ivoirienne Loza Maléombho. Quelques mois auparavant, le Sud-Africain Thebe Magugu , âgé de 26 ans, devenait le premier créateur du continent noir à recevoir le convoité prix LVMH.
L'an prochain, à Londres, le Victoria & Albert Museum présentera « Africa Fashion », une grande exposition consacrée à la création africaine, des lendemains de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. « Nous célébrerons la vitalité et l'innovation de cette scène vibrante, aussi dynamique et variée que le continent lui-même », s'enthousiasme Christine Checinska, nommée l'an dernier conservatrice de la mode et des diasporas africaines au musée. Autant de signes que les créateurs issus du continent sont de plus en plus nombreux à gagner la scène internationale, des décennies après les pionniers Shade Thomas-Fahn, Chris Seydou et Kofi Ansah.
Ce succès a plusieurs origines. Thebe Magugu avance une explication. « Nous avons tous été influencés par l'Afrique d'aujourd'hui, qui fusionne notre héritage avec notre vision du monde globalisée. Cela crée une esthétique incroyablement moderne, mais aussi authentique, qui explique, je crois, l'intérêt actuel pour l'Afrique. » René Célestin, fondateur de l'agence d'événementiel mode et luxe Obo, va plus loin. « Avec la mondialisation et la recherche de développement commercial, les canons culturels s'élargissent, y compris dans la mode. Les clientes sont plus ouvertes et les diasporas s'approprient plus volontiers ces vestiaires élargis. Les instances de la mode sont donc enjointes à être de moins en moins discriminantes. Les préjugés et la vision stéréotypée s'estompent. »
Les fashion weeks locales participent à porter haut ces couleurs, à Dakar au Sénégal, à Johannesburg en Afrique du Sud, à Accra au Ghana, et surtout à Lagos au Nigeria, particulièrement depuis que Naomi Campbell s'en est fait l'ambassadrice. À Paris, les semaines de la mode ont ouvert leurs portes aux figures de proue de ces nouvelles générations, bien loin du wax. En janvier 2020, le Nigérian Kenneth Ize y défilait pour la première fois, à 29 ans, avec des combos bombers et minijupe ou tailleur-pantalon dans des teintes électriques, mixant avec panache techniques ancestrales et mode occidentale. Il a proposé cet hiver une collection plus sombre.
Egalement entré l'an dernier au calendrier du prêt-à-porter, Thebe Magugu s'est fait connaître avec un vestiaire engagé aux accents féministes. Cet hiver, il a présenté des silhouettes romantiques, mystiques ou conquérantes, dans un film inspiré des guérisseurs traditionnels de son pays. Il définit sa marque - distribuée dans 26 points de ventes, de la Russie à la Chine en passant par les Etats-Unis -, comme « une librairie de cultures issues d'Afrique et d'Afrique du Sud, vues et lues à travers la mode ».
Le Camerounais Imane Ayissi, âgé de 52 ans, a quant à lui intégré le calendrier officiel de la haute couture. Influencé par son parcours de danseur, le styliste crée des silhouettes mouvantes, tout en mettant en lumière des savoir-faire traditionnels, comme les tissages kente ou l'obom, une peau végétale produite à partir d'écorce d'arbre.
Ses collections sont distribuées au Cameroun, au Nigeria, au Maroc et à Paris, et ses pièces de couture expédiées dans le monde entier. Voit-il des points communs chez les stylistes africains ? « Ils viennent d'un environnement où l'industrie de la mode et du textile est balbutiante. Ils ont donc plus de difficultés pour exister que les Américains ou les Européens, répond-il. Mais chacun cultive son style. Peut-être ont-ils en commun une approche plus libre de la couleur. »
Du côté des salons professionnels, Who's Next présente régulièrement des créateurs africains, mis en avant avec une thématique spécifique en 2018. Les enseignes physiques, elles, s'ouvrent à eux au compte-goutte. Quelques opérations ponctuelles ont bien été organisées, comme Blooming Africa au concept store Centre commercial au printemps dernier, ou Africa Now aux Galeries Lafayette en 2017. Au sein de cette dernière sélection, Maison Château Rouge , qui revisite le vestiaire urbain avec l'emblématique wax, s'est depuis frayé un chemin jusque dans les catalogues de Monoprix ou La Redoute.
Actuellement, au Bon Marché, seul Thebe Magugu est référencé. Quelques concept stores parisiens montrent plus d'audace : ainsi de Front de mode qui présente notamment Imane Ayissi, ou de Saargale, créé par la styliste sénégalaise Adama Paris et entièrement dédié aux créateurs du continent. « L'idée que des produits africains soient vendus à des prix dignes du luxe pose encore un problème, même quand ils sont parfaitement fabriqués, avec un vrai travail artisanal », observe Imane Ayissi.
C'est Internet qui a offert à ces nouvelles figures une fenêtre sur la scène internationale. « Le monde digital a accéléré l'expansion de l'industrie sur le continent et mondialement, que ce soit via les plates-formes de vente et les réseaux de l'industrie ou la représentation de soi et la promotion via les réseaux sociaux », souligne Christine Checinska. Une série de sites d'e-commerce multimarque s'est en effet fait le héraut des créations haut de gamme du continent.
C'est le cas de Ditto Africa, créé en 2018, qui répertorie 60 enseignes - notamment I.Am. Isigo mêlant expérimentations textiles et formes minimalistes -, ou d'Industrie Africa, show-room virtuel devenu l'été dernier site de vente. En France, la journaliste Emmanuelle Courrèges a monté l'agence Lago54. Depuis quatre ans, elle y présente des pièces en petite série, comme celles des soeurs de Pop Caven, dont le sweat-shirt best-seller « Africa is not a Country » résume fort bien l'état d'esprit des créateurs du continent.
En 2014, la Franco-Camerounaise Nelly Wandji a quant à elle créé MoonLook pour « sortir les créateurs africains du ghetto et dépoussiérer les imaginaires ». Au sein de sa sélection mode, beauté et accessoires, figurent Aaks, une marque ghanéenne de sacs en raphia faits main, ou Kente Gentlemen de l'Ivoirien Aristide Loua, qui célèbre le kente, un pagne tissé traditionnel, à travers des créations unisexes aux couleurs franches. Dans un registre plus mass market, Afrikrea, fondé en 2016, agrège des milliers de références made in Africa.
En parallèle de ces canaux, les réseaux sociaux offrent une formidable caisse de résonance au boom de la mode africaine. « Pour ces créateurs, c'est un outil extraordinaire de mise à niveau des opportunités », confirme René Célestin. Ainsi, le Nigérian Adebayo Oke-Lawal, sous son label Orange Culture, distille-t-il à quelque 110.000 followers Instagram ses créations unisexes, associant coupes urbaines et motifs graphiques, quand le Sud-Africain Laduma Ngxokolo présente ses tricots inspirés des tissages de perles de l'ethnie Xhosa à ses 160.000 abonnés.
Mais l'une des meilleures vitrines de la création africaine contemporaine demeure sans conteste les stars. Outre les pièces de Loza Maléombho, qu'elle portait notamment aux Grammy Awards, Beyoncé s'est fait l'ambassadrice de la Sénégalaise Sarah Diouf. Sa consoeur Alicia Keys promeut le travail de la griffe ghanéenne Christie Brown. Une façon de parler de ces créations sans mettre en avant leur origine commune ? « Cette étiquette de mode africaine, utilisée il y a dix ans lorsqu'elle était embryonnaire, veut de moins en moins dire quelque chose, les marques doivent réussir à s'en émanciper », professe Nelly Wandji.
En 2015, le Vitra Design Museum présentait « Making Africa. A Continent of Contemporary Design ». Cette exposition illustrait comment le design accompagne les changements économiques et politiques sur le continent, notamment à travers une nouvelle génération de designers, natifs du numérique, offrant au monde un autre point de vue sur l'Afrique. S'il n'y a pas de grands éditeurs de meubles locaux ni une industrie du design, il y a sur tout le continent des artisanats d'exception, une vraie tradition de l'objet et des outils numériques. « Le design ne peut qu'y trouver sa place, son public, et être vecteur d'économie culturelle », s'enthousiasme le créateur ivoirien Jean Servais Somian.
Le design contemporain africain compte quelques grandes figures reconnues. Parmi eux le Malien Cheick Diallo, dont le travail est régulièrement présenté dans les biennales et les galeries, le Sénégalais Bibi Seck, créateur du célèbre mobilier M'Afrique qui possède des studios à New York et Dakar, le Nigérian basé à Londres Ifeanyi Oganwu, ou encore le Togolais Kossi Aguessy, décédé en 2017, dont les meubles ont notamment rejoint les collections du MoMA et du centre Pompidou.
Ces personnalités ont ouvert la voie. « Nous avons toujours été des designers. Nous avons toujours utilisé le design pour résoudre nos problèmes immédiats et utilitaires. Par exemple, les paniers zoulous tissés en palmier ilala, étaient non seulement beaux mais aussi utilisés comme unités de stockage. Aujourd'hui, ces paniers sont des objets de collection très recherchés », relate la jeune Thabisa Mjo, dont les créations viennent d'entrer dans les collections du musée des Arts décoratifs de Paris. Les jeunes designers ont conscience de la richesse de leurs savoir-faire, ils veulent aujourd'hui se les approprier, les faire évoluer et les partager avec le monde.
Installé à Grand-Bassam, Jean Servais Somian est ébéniste de formation. Il travaille principalement le bois de cocotier et revisite avec un oeil contemporain les objets du quotidien africain comme les bassines ou les pirogues. Objet de nombreuses expositions en Afrique, en Europe et aux Etats-Unis, son travail est exposé à Paris à la galerie 193. Le designer possède son propre show-room où il vend ses meubles en direct. « Nous n'avons pas de grands éditeurs de meubles africains, il faut donc produire nous-mêmes et montrer ce dont on est capable ! » explique-t-il confiant.
Cet artisanat ivoirien est aussi loué par Racha Hassan et Dahlia Hojeij, fondatrices du studio de design et d'architecture Ebur. Les deux jeunes femmes ont grandi en Côte d'Ivoire. Après leurs études d'architecture à Paris, elles ont voulu mettre à l'honneur les savoir-faire ivoiriens. « Ebénistes, céramistes, tapissiers… tout est là ! » constatent-elles. « Si le pays dispose d'excellents artisans, beaucoup de locaux achètent pourtant des meubles de grandes marques importées, comme Ligne Roset ou Roche Bobois », poursuivent les jeunes femmes. Comme Jean Servais Somian, elles veulent changer la donne et projettent d'ouvrir un show-room à Abidjan. « Les jeunes sont en train de bousculer les mentalités, ils veulent désormais consommer africain », s'enthousiasment-elles.
En Afrique du Sud, le design contemporain est déjà consacré par la scène internationale depuis une dizaine d'années. « Le design y est tout aussi reconnu que dans les grandes capitales Européennes, il y a des galeries et des boutiques dédiées, et un réel pouvoir d'achat », précise Scott Billy, fondateur de la galerie parisienne Bonne Espérance. Cet Américain qui réside depuis plus de vingt ans à Johannesburg, inaugure sa galerie à Paris en 2019. Parmi ses designers, Thabisa Mjo. À la tête de son propre studio Mash. T Design, la jeune designer associe technologie et artisanat traditionnel pour raconter des histoires propres à son pays. Deux de ses oeuvres, dont la lampe « Tutu 2.0 » inspirée des jupes des femmes Tsonga, seront présentées dans la prochaine exposition « Un printemps incertain » au musée des Arts décoratifs de Paris.
Pour Scott Billy, Thabisa Mjo incarne avec éclat cette jeune génération de designers. « Elle est créative, entrepreneuse, avec une conscience sociale et féministe assumée. Thabisa produit pour créer une société plus belle, plus forte prenant à bras-le-corps ses enjeux. » Pour la jeune femme, sa mission va bien au-delà de la créativité : « Il est très important de contribuer au maintien et à la croissance des artisans avec lesquels je m'associe. Je ne peux pas me contenter de créer pour le plaisir, je veux construire un modèle économique qui changera la vie des gens de manière significative. »
Même impulsion chez Ambre Jarno. La Française crée Maison intègre à Ouagadougou en 2017, qui édite des objets en bronze à partir du savoir-faire ancestral de la cire perdue, afin de soutenir cet artisanat en perte de vitesse. Elle a monté un atelier avec une quinzaine d'artisans, qui avaient jusque-là plutôt l'habitude de réaliser des objets folkloriques. « Le métier de designer n'existe pas au Burkina Faso, il n'y a pas d'écoles d'art. » Afin de pallier ce manque, elle invite régulièrement des designers, comme le Français Noé Duchaufour-Lawrance à créer sur place et échanger avec ses artisans.
Qu'ils soient Sud-Africains ou originaires d'Afrique de l'Ouest, le point commun de ces designers est l'engagement social et participatif, le désir de sauver leur économie culturelle, sans oublier une parfaite maîtrise des outils numériques. Cette génération est, selon Cloé Pitiot, conservatrice au département moderne et contemporain du musée des Arts décoratifs, « totalement ancrée dans son époque, elle ouvre une nouvelle voie : plus connectée et plus soucieuse de la planète. Les designers travaillent tous en synergie, il y a beaucoup d'échanges entre les différents acteurs du domaine à travers le continent. Les réseaux sociaux leur permettent de se développer très vite, ils sont hyperconnectés et c'est une vraie force. »
La création est là, mais il lui reste à gagner en visibilité. Le marché international du design africain est en pleine gestation. Charlotte Lidon et Olivia Anani, codirectrices du département Afrique + Art moderne et contemporain de la maison Piasa, y sont très attentives. Si des pièces sont régulièrement intégrées dans leurs ventes, c'est encore un marché à construire. « Les designers ont besoin d'être davantage valorisés, notamment à travers des expositions. Celle consacrée actuellement au Palais de Lomé à Kossi Aguessy va inévitablement contribuer à sa cote », indiquent-elles. Sans doute, c'est le bon moment d'investir.
AKAA. Il y a six ans, Victoria Mann fonde à Paris cette foire dédiée à l'art et au design africain. Cette historienne spécialiste des scènes artistiques du continent fait à l'époque le constat que ces artistes et designers sont sous-représentés en France. Une plate-forme culturelle et commerciale leur manquait pour gagner en visibilité. AKAA rassemble 50 galeries et a réuni 16.000 visiteurs lors de sa dernière édition. Prochain rendez-vous : du 11 au 14 novembre 2021.
1-54. La foire 1-54, elle aussi consacrée à la scène artistique africaine, a vu le jour à Londres en 2013, avant de s'exporter à New York et Marrakech. Aujourd'hui, ces événements drainent un large public et plus seulement des collectionneurs avertis.