• 15/02/2022
  • Par binternet
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Trois petits lits<

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Quiconque a travaillé dans une entreprise a forcément été témoin – le plus souvent à la cantine ou à la machine à café – d’échanges machistes dont la trivialité passait naguère inaperçue. Les mouvements féministes de ces dernières années ont fortement limité cette propension masculine à tenir sur le lieu de travail des propos de ce genre, et nul ne s’en plaindra. Petit retour en arrière, au temps du machisme ordinaire sous la forme d’une nouvelle rédigée il y a plus de 12 ans...

─ Salut Tony ! Bon week-end ?

Antoine Hagopian, un grand brun athlétique d'une trentaine d'années, serra la main de Daniel Bastide, alias Danny, d'un geste machinal avant de répondre :

─ Bof ! pas terrible : entre le petit dernier qui fait ses dents et le tournoi de Créteil, c'était pas la joie. Passe encore pour le gamin, mais le judo... Éliminé dès le deuxième tour ! Et par un gringalet de 60 kilos sur un o-soto-gari d'école. Je n’te dis pas la honte !... Et toi, qu'est-ce que tu as fait ? Des folies de ton corps, comme d'hab’ ?

Danny esquissa un sourire satisfait puis se rejeta en arrière, le dos confortablement appuyé sur son siège ergonomique tandis que son économiseur d'écran faisait défiler des filles sans tête ni jambes en sous-vêtements Aubade.

─ Tu connais Rachel, l'assistante de cet abruti de Ménard ?

─ Qui ne connaît pas Rachel ? Trop canon, la fille !... Attends... ne me dis pas que tu...

─ Si, mon vieux ! Cela dit, pour être franc, j'avais déjà essayé de la brancher deux ou trois fois ces derniers temps, mais je m'étais pris des râteaux. Et voilà que je la croise vendredi soir devant l'ascenseur au moment où je partais. Elle sortait de se prendre une soufflante dans le bureau de Ménard. Au bord des larmes, la petite Rachel...

─ Je vois le tableau : tu t'es empressé de la consoler en lui jouant un air de mandoline...

─ Certainement pas : vu mes échecs précédents dans ce registre, j'ai radicalement changé de tactique en tentant de provoquer chez elle un sentiment de révolte, avec un discours du genre : « Ce mec n'a aucun respect pour vous. Écoutez, il est près de 18 h 30, rentrez chez vous et laissez mijoter ce connard dans son jus tout le week-end. » Je m'attendais à me faire jeter une fois de plus, et avec fracas, vu les circonstances et le caractère de la fille. Eh bien, pas du tout : la belle Rachel a suivi mon conseil, sorti ses griffes, et envoyé paître Ménard par le biais de l’interphone. Ce fumier en est resté sans voix. Résultat : moins d'un quart d'heure plus tard, nous trinquions au mojito à la terrasse du Narval...

Au même instant, Jean Tardivel, la quarantaine grisonnante, pénétra dans le bureau et salua ses collègues d'une main distraite.

─ Le café est prêt ?

─ Il est en train de passer, l'informa Bastide.

─ Nous parlions de Rachel, ajouta Hagopian.

─ Quelle Rachel ? demanda Tardivel. La brune ou la rouquine ? Celle de l'Audit ou l'assistante de Ménard-le-connard ?

─ La rouquine, l'inaccessible Rachel Goethals. Enfin, inaccessible, c'est ce qu'on croyait tous. Figure-toi que Danny a réussi à l'épingler à son tableau de chasse.

Tardivel esquissa une moue en lançant un regard sincèrement admiratif vers Bastide.

─ Toutes mes félicitations, Danny ! Pour un peu, j'en serais jaloux, malgré ma fidélité légendaire à Valérie. Et toi, Tony, elle ne te fait pas fantasmer, la môme Rachel, avec sa crinière fauve, ses airbags de compète et son balancement des hanches ?

─ Ma foi, faut reconnaître qu'elle en jette...

─ Et comment, qu'elle en jette ! Rien que ses jambes, des pures merveilles...

Jean Tardivel laissa échapper un soupir de dépit avant de poursuivre :

─ Et dire que cette beauté va bientôt rejoindre le troupeau des victimes de notre étalon maison dans son célèbre carnet d'évaluation. À moins que ce ne soit déjà fait...

─ Ça l'est depuis vingt minutes, précisa Bastide, sourire en coin.

─ Attends, ne dis rien, laisse-nous deviner. Carrossée comme elle est, t'as dû prendre un pied d'enfer, affirma Tardivel. C'est bien simple, rien que d'en parler, ça m'excite. Je ne sais pas comment elle est au plumard, la petite Rachel, mais j'imagine que ça doit valoir le détour. Pour ma part, je serais tenté de lui donner le maximum. Qu'est-ce que tu en penses, Tony ?

─ J'en pense qu'il y a des foutus moments dans l'existence et d'autres qui valent sacrément le coup d'être vécus. J'imagine que l'expérience a dû être des plus jouissives. Cela dit, il ne faut pas s'emballer sur les apparences, mon cher Jeannot : la plus avenante des bouteilles peut ne contenir qu'une infâme piquette, les hommes de marketing comme nous sont bien placés pour le savoir ! C'est pourquoi je me garderai bien d'émettre le moindre pronostic. Je m'en remets au jugement de Danny.

─ Soit ! admit Tardivel en se tournant vers le Casanova du département Commercial. Alors, Danny ?

Daniel Bastide laissa s'écouler quelques secondes avant d'énoncer le verdict :

─ Trois petits lits !... Pour être franc, j'ai bien été tenté de lui en attribuer quatre pour son physique irréprochable et la douceur exceptionnelle de sa peau. Mais la belle Rachel a montré quelques lacunes techniques. Dommage, elle a raté de peu le sans-faute qui lui aurait permis de rejoindre Anne-Sophie Messager, une DRH du Groupe Accor, au firmament des quatre petits lits. Mais bon, trois petits lits, c'est quand même une excellente appréciation, non ?

Les deux autres, rêveurs, hochèrent silencieusement la tête en signe d'approbation...

*****

L'histoire étant souvent marquée par d'imprévisibles évènements, un orage fit de Rachel la dernière inscrite au palmarès des conquêtes féminines de Daniel Bastide : le chef de marché passa brutalement de vie à trépas le mardi soir, tué net par la chute d'un échafaudage fragilisé par les violentes bourrasques d'un vent homicide. Comble d'ironie du destin, le drame eut lieu près de son domicile des Batignolles, dans une voie dénommée... la rue des Dames !

La nouvelle de sa disparition eut, on s'en doute, un fort retentissement dans l'entreprise et suscita, ici et là, les larmes furtives d'une comptable, les sanglots contenus d'une secrétaire ou la peine visible d'une chef de produit, bref de quelques dames et demoiselles ayant succombé un jour au charme indéniable et à l'opiniâtreté conquérante du défunt. Quant à Rachel, personne ne la vit ce jour-là.

L'affliction fut en revanche nettement moins marquée du côté de la gent masculine, certes éprouvée par ce décès inattendu d’un collègue, mais pas fâchée au fond de voir le même jour se libérer un poste envié de tous et disparaître un faune lubrique dont les succès féminins sans cesse renouvelés et triomphalement relatés finissaient par devenir agaçants pour l'orgueil des mâles.

*****

Ils n'en dépêchèrent pas moins deux des leurs le surlendemain aux obsèques : Jean Tardivel, au titre de doyen des chefs de marché, et Christian Cazenave, momentanément sous-employé, et par conséquent disponible pour une escapade au cimetière du Montparnasse où se dressait le caveau familial des Bastide-Lapouge.

De retour au siège social après la cérémonie, le duo se rendit tout droit dans le bureau d'Antoine Hagopian où le café – tantôt du Sidamo d'Éthiopie, tantôt du Maragogype mexicain – était d'assez loin le meilleur de l'étage.

─ Alors, comment ça s'est passé ? demanda Hagopian aux chargés de mission funéraire.

─ Plutôt bien, répondit Tardivel en ôtant son imperméable. Beaucoup de fleurs, quelques couronnes et de nombreux membres de la famille, tous très dignes. Au final, un bel enterrement, n'est-ce pas, Christian ?

─ En effet, confirma Cazenave, ce fut une belle cérémonie, malgré un temps de chien et un discours quelque peu convenu du frère de notre défunt collègue. Rien à dire en revanche sur la prestation des croque-morts : ils ont été impeccables de bout en bout. S'il n'avait participé à cet enterrement de manière aussi passive, je crois pouvoir affirmer que Danny lui aurait attribué sans la moindre hésitation une très bonne note. Disons... trois petits cercueils !

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