• 05/03/2023
  • Par binternet
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11-septembre : et si les avions n'avaient pas percuté les tours ?<

Trois fois par semaine, Ivan Kovalski se levait avant l'aube pour aller courir. Une vieille habitude conservée de ses années de lycée et d'université, alors qu'il pratiquait la lutte à bon niveau. Avec l'âge et l'insomnie, il se levait de plus en plus tôt. A six heures, les chemins et les sous-bois étaient déjà habituellement plein de ses semblables, effectuant leur footing avant de rentrer se doucher en vitesse et d'attraper le ferry. A cinq heure, il n'y avait que les fêlés dans son genre. Mais cela lui laissait plus de temps pour le petit-déjeuner.

Il ne le disait pas, mais quand il s'enfonçait sous les arbres alors qu'il faisait encore nuit, c'était toujours avec un petit nœud au ventre. Les animaux, les chiens errants, ou il ne savait quel rôdeur ou monstre sorti tout droit de son imagination. Pour lui, c'était un test de caractère, qui lui permettait aussi bien d'affronter sereinement les guerres de couloir au sein de l'administration que le stress de certaines enquêtes. Il avait parfois l'impression qu'au FBI ses collègues et supérieurs immédiats étaient plus dangereux que les criminels qu'il poursuivait.

L'hiver précédent, alors qu'il galopait sereinement sur un chemin de terre, grisé par l'air glacé chargé d'effluves qui montait de l'Hudson, il avait bien failli être renversé par un cerf qui avait déboulé des fourrés. Il avait beau faire attention, Ivan prenait du poids, et ses sorties le maintenaient à un niveau raisonnable. Il avait intérêt, avec ce qui l'attendait dans les montagnes de l'Hindu Kush, ou du Panshir, il ne savait pas encore. Mary et lui n'avaient pas encore arrêté leur destination.

« Ivan l'avait accompagné à Nairobi, pour enquêter sur l'attentat contre l'ambassade américaine au Kenya, le 7 août 1998 : deux cent treize morts, des milliers de blessés, cent cinquante personnes rendues aveugles par des éclats de verre. »

Ce samedi 11 septembre 2021, il s'était accordé une sortie supplémentaire, un peu plus tard que d'habitude. Il était neuf heures, il faisait anormalement chaud pour la saison, et le soleil illuminait la pelouse qui descendait en pente douce vers le fleuve. Au fur et à mesure de son évolution au sein de l'agence, et de celle de Mary dans la Centrale, ils avaient vu la taille de leurs logements de fonction grandir, ce qui leur avait permis d'économiser pour s'acheter une maison à la campagne et un petit appartement sur la côte. Elle dormait toujours, les filles aussi. Les entraînements de basket avaient repris, Brandon avait passé la soirée chez des amis du club avant de prendre le car qui les emmenait à leur premier match de la saison, en Pensylvanie.

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C'est en courant qu'ils s'étaient recontrés, 23 ans plus tôt, au bord du fleuve mais de l'autre côté. Ivan avait réussi le concours d'entrée au FBI et venait d'être affecté à l'I-49, l'organisme new-yorkais chargé des affaires de terrorisme. Il adorait son boulot et son patron, John O'Neil, un crack ambitieux, patriote et travailleur acharné, ultra compétent mais trop fonceur et flamboyant pour ne pas s'attirer une foule d'ennemis. Avec ses costumes trop voyants, ses cheveux gominés et sa vie privée compliquée, il contrastait avec l'austérité de bon nombre des ses collègues du FBI, polonais et irlandais aux complets usés et chaussures à semelles de crêpe, partis du bureau à dix-huit heures tapantes pour rejoindre femmes et enfants.

O'Neil faisait une fixation sur Oussama Ben Landen et Al-Qaida. Ivan l'avait accompagné à Nairobi, pour enquêter sur l'attentat contre l'ambassade américaine au Kenya, le 7 août 1998 : deux cent treize morts, des milliers de blessés, cent cinquante personnes rendues aveugles par des éclats de verre. Comme beaucoup de ses collègues, il n'avait encore jamais mis les pieds hors des Etats-unis, et ce qu'il avait découvert là-bas l'avait horrifié. C'était son ami Stephen Gaudin, un rouquin râblé du North End de Boston, tout aussi novice que lui en matière de voyage à l'étranger, qui avait logé dans un quartier perdu, puis interrogé, Mohammed al-Owhali, l'un des auteurs de l'attentat.

« Comme toujours les histoires de personnes prenaient le pas sur l'intérêt commun. »

11-septembre : et si les avions n'avaient pas percuté les tours ?

Il en revenait à peine, retourné mais gonflé à bloc, quand il avait croisé cette grande blonde athlétique dont il avait du mal à suivre le rythme. Il avait repéré ses horaires d'entraînement, ne sachant comment l'aborder, jusqu'au jour où il avait pris son courage à deux mains en lui souriant alors qu'elle s'étirait sur un petit muret. Elle lui avait rendu son sourire, pas dupe et comprenant très bien où il voulait en venir. Leur histoire avait commencé comme ça, un film à l'eau de rose parfaitement américain et parfaitement érotique.

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Mary avait un cursus beaucoup plus brillant que le sien, un appartement beaucoup plus coquet que le sien, des parents beaucoup plus chics et Wasp que les siens, mais il était beaucoup plus flic qu'elle n'était rompue à l'art de la dissimulation. Ses histoires de travaux universitaires ne l'avaient pas trompé longtemps. Elle travaillait à la CIA, mais ne voulait pas lui dire ce qu'elle y faisait : « Avec des brutes comme vous, toujours à parler à tort et à travers, je suis certaine que tu iras vite claironner à ton boss sur quoi je travaille, si c'est pas aux médias. » Ivan avait été profondément vexé, d'autant plus qu'au contact d'O'Neil, il s'était persuadé, comme lui, que la transparence entre les agences étaient essentielle si l'on voulait éviter le drame qui tôt ou tard, arriverait sur le territoire des Etats-Unis.

L' attentat, manqué, mais qui avait tout de même fait six morts et mille blessés, dans le parking du World Trade Center en 1993, par une cellule islamiste de Brooklyn et du New Jersey menée par Omar Abdel Rahman, était le signe que quelque chose se tramait. Le FBI avait beau avoir des agents détachés au sein d'Alec, la station de la CIA dévolue au terrorisme islamiste, le renseignement persistait à ne pas transmettre des informations pourtant cruciales aux policiers de la criminelle. Officiellement, par crainte de fuites et pour ne pas parasiter le travail de renseignement, mais comme toujours les histoires de personnes prenaient le pas sur l'intérêt commun. L'agent du FBI Coleman, aussi négligé que O'Neil était élégant, principal membre de l'I-49 au sein d'Alec, suivant Ben Laden à la trace comme son collègue et ami, ayant interrogé Fadl al-Jamal, le secrétaire de Ben Laden à Karthoum, au Soudan, le vivait au quotidien.

« Avec plusieurs jeunes analystes, majoritairement des jeunes femmes, elles ne cessaient d'alerter sur les risques d'attentat sur le sol américain, mais entre la charge de travail et un certain dédain pour l'intuition féminine, leurs jeunes collègues les avaient baptisées "la famille Manson". »

Le mépris dans lequel Michael Scheuer, le fondateur d'Alec, tenait O'Neil, bloquait toute communication. Le renvoi de Scheuer, coupable aux yeux de la Maison Blanche d'avoir voulu se débarasser de Ben Laden lors d'une chasse avec des princes saoudiens, renforçait encore la défiance de ses subordonnés, persuadé que c'était une manœuvre d'O'Neil.

C'est dans cette ambiance plutôt exécrable qu'Ivan organisa une rencontre, un soir de juillet 2001, entre Ali Soufan, un jeune agent du FBI d'origine libanaise, musulman et arabisant, et Mary. Ali fascinait Ivan. Son aisance à parler en public, sa force de travail, son intelligence, et son patriotisme sans faille, mu par sa reconnaissance à son pays d'origine. Il enquêtait sur l'attentat contre l'USS Cole, dans le port d'Aden, au Yémen, où dix-sept marins américains venaient de trouver la mort en octobre 2000. Mary traversait une phase difficile. Elle avait beau être dévouée à l'agence, elle se rendait compte qu'il y avait un problème, et pas qu'un problème d'organisation. La CIA était profondément machiste. Avec plusieurs jeunes analystes, majoritairement des jeunes femmes, elles ne cessaient d'alerter sur les risques d'attentat sur le sol américain, mais entre la charge de travail et un certain dédain pour l'intuition féminine, leurs jeunes collègues les avaient baptisées « la famille Manson », du nom du tueur de Sahron Tate, et de la cohortes de ses fidèles : « Ils nous font passer pour une bande d'illuminées, mais il y a des choses vraiment inquiétantes. »

Réticente au début, elle avait fini par se confier à Ivan et Ali. Alec travaillait sur une réunion d'Al Qaïda à Kuala Lumpur à la fin de l'année 1999 : « Deux des types qui ont été identifiés se trouvaient aussi à des réunions à Ryiad. On sait par le renseignement saoudien qu'ils ont des visas américains... » « Putain, tu as leurs noms ? »

« Khaled al-Midhar et Nawaf al-Hazmi. Si on sait que je vous ai dit ça, je suis foutue. » Ali Soufan avait blémi : « Ces deux mecs sont aux Etats-unis, on les piste depuis des mois sans savoir ce qu'ils foutent là ! »

« Trop de tourisme en Afghanistan, les habitants n'en peuvent plus, il commence à y avoir des tensions. Les gens laissent des déchets partout en montagne, les vallées sont de plus en plus polluées. »

O'Neil prévenu, le commando auquel appartenait les deux saoudiens avait été démantelé. Ils préparaient une série d'attentats à partir d'avions détournés, sur les tours du World Trade Center et sur le Pentagone. Si Ivan n'avait pas pris son courage à deux mains pour sourire à Mary, le monde en aurait été définitivement changé.

Georges Bush n'avait pas été réélu et, après une savante campagne de destabilisation en Afghanistan, les talibans avaient été écartés en douceur, non sans avoir livré Ben Laden auparavant. C'était leur monnaie d'échange pour se garantir une porte de sortie sans heurts.

Ivan prenait son café dans la cuisine en regardant la télévision. Des émeutes venaient d'éclater sur l'esplanade des mosquées à Jérusalem, la Californie brûlait : « J'ai eu un message d'Ali, il revient d'une randonnée dans le Wakhan avec sa nouvelle copine, il me dit que l'ambiance change » lui dit Mary en entrant dans la cuisine, en peignoir. « Ah oui, comment ça ? » « Trop de tourisme en Afghanistan, les habitants n'en peuvent plus, il commence à y avoir des tensions. Les gens laissent des déchets partout en montagne, les vallées sont de plus en plus polluées. Et Kaboul n'est plus très sûre ». « Mais c'est plein d'hôtels et de restos, on trouve de tout à toute heure, ils font des burgers au mouton incroyables ! J'ai un super souvenir, c'était animé mais vraiment tranquille. » « Ecoute, je ne sais pas, il me dit qu'il commence à y avoir des agressions en ville. Et les talibans recommencent à recruter parmi les jeunes. Ils disent que l'Amérique se comporte comme si elle était chez elle. » « Ouais, enfin ceux là, d'ici à ce qu'ils reviennent, j'y crois moyen. On maintient notre trek cet hiver alors, ou pas ? » « Je sais pas. J'hésite... »

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