• 28/07/2022
  • Par binternet
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Madame Claude passe à la caisse<

Pour couper court aux suspicions récurrentes sur la Mondaine, en octobre 1989, le Préfet de police et la police judiciaire de Paris confient les rênes de la nouvelle brigade de répression du proxénétisme (BRP) à la commissaire Martine Monteil. « Au moins, avec une femme, il n’y aura plus ces rumeurs sur le racket des hôtels de passe, confie alors le préfet Pierre Verbrugghe. Il y aura moins de risques de tentation avec les prostituées et, en plus, elle a de la tenue et de la rigueur. » Fini le 36 quai des Orfèvres, la BRP s’installe au 3 rue de Lutèce à Paris, sur l’île de la Cité, avec quelques antiquités. Comme ce groupe d’outrages aux bonnes mœurs dit « OBM » qui visionne des cassettes pornos avec des religieuses ou du sado-maso pour traquer les déviances sexuelles interdites, telles que les scènes de zoophilie et de pédophilie, explique aux Jours Martine Monteil. Certes, les flics passent les films à toute vitesse, mais le nouveau « patron » du service (lire l’épisode 13 des « Chroniques du 36 ») estime que c’est du temps perdu. « J’ai traversé le boulevard du Palais pour aller voir “Slip dodu”, le code minitel du magistrat du parquet chargé de la pornographie, et je lui ai dit : “J’en ai marre, très peu de gens sont condamnés, ça ne sert pas à grand-chose alors que personne ne fait rien contre les camionnettes dans le bois de Vincennes.” » Après cette discussion franche et directe, la commissaire Monteil, bien décidée à traquer les proxénètes, supprime les « OBM » et les transforme en « groupe de voie publique ».

Obsédée par l’efficacité, la pionnière de la PJ exige de ses hommes de gratter, surveiller, écouter, filocher, patienter pour serrer les macs. Je ne veux pas de petites affaires de studios avec une prostituée de paille, mais je veux un vrai beau réseau de macs ou de maquerelles. Vous aurez des frais en conséquence. Bientôt, des malfaiteurs et des notaires véreux qui possèdent de jolis patrimoines de dizaines de studios loués pour des passes à ces dames plongent. Mais la rue Saint-Denis, haut-lieu de la prostitution parisienne, reste quasiment intouchable. Les enquêtes démarrent, pour avorter au dernier moment. La commissaire Monteil questionne un chef de groupe. Pourquoi la Mondaine se casse-t-elle les dents à chaque fois dans ce quartier-là ? On a déjà essayé de faire tomber les proxénètes rue Saint-Denis mais je crois qu’on est balancés, lâche, gêné, l’inspecteur. Vous avez des soupçons ? Flic ou voyou ? J’ai peur que ça vienne de chez nous… Quoi ? De l’intérieur ? Du service ?

Sidérée, Martine Monteil passe un marché avec l’inspecteur divisionnaire pour débusquer la taupe. À part moi, mon adjoint et votre groupe, personne n’est au courant, si un seul parle, c’est fichu. Vicieuse de nature, comme elle se définit elle-même, la cheffe fait brancher en catimini plusieurs lignes de souteneurs de la rue Saint-Denis dans le cadre d’un autre dossier top secret. Ainsi, cette procédure échappera même aux « papys crayons » qui les supervisent toutes. Officiellement, le groupe qui partage la confidence travaille avec la brigade de recherche et d’intervention (BRI) sur une équipe de bandits. Les initiés ferment la porte de leur bureau et leurs tiroirs, se méfient des oreilles indiscrètes et même du téléphone. « Jusqu’au matin où je découvre un policier en train de décrypter une écoute qui pleure sur un magnétophone. Je lui demande ce qui se passe. Et le gars, en larmes, me dit : “J’ai reconnu la voix d’un gars de la brigade qui rencarde un voyou, c’est lui qui m’a formé.” » Ainsi, le ripou, le traître n’est autre qu’un « papy crayon », en relations d’affaires avec de vieux voyous proxénètes. On a fait tomber vingt-cinq studios de la rue Saint-Denis où les filles enchaînaient 50 à 60 passes par jour, de l’abattage, et dans son sillage, le vieil inspecteur. On l’a serré en flagrant délit en rendez-vous avec le truand qui tenait le réseau.

Pour chasser l’odeur de soufre qui imprègne la brigade, notamment les soupçons d’enveloppes de tel ou tel tenancier pour obtenir une autorisation, Martine Monteil enfile sa tenue un peu plus mondaine, tailleur à la mode, bas noirs, maquillage pour aller en boîte discuter avec les tauliers ou servir de « chèvre », en couple avec un inspecteur baraqué, afin de montrer patte blanche à l’entrée des établissements. « Avec cette ruse, on fait ouvrir la porte, puis on annonce la couleur à l’intérieur – “Police, c’est la Mondaine” – pour arrêter des suspects et perquisitionner ». En hiver, c’est en jupe longue et bottes de cuir que Martine Monteil arpente le terrain avec ses gars, dans les bois de Vincennes et de Boulogne, ou encore dans les rues chaudes de la capitale où les proxénètes font tapiner leurs filles. Le contact passe plutôt bien entre les prostituées et la flic qui s’apitoie sur leur sort. La plupart sont de pauvres filles que tu sens sous pression, sous emprise. J’ai eu des rapports de confiance avec certaines qui m’ont renseignée. On détournait le coup pour ne pas trahir leur confiance, j’ai toujours eu à cœur de ne pas aggraver leur détresse. Une belle blonde qui travaillait en camionnette m’a donné ses proxénètes braqueurs, c’était sa façon de se venger. Le fait que je sois une femme a joué, elles m’ont sentie solidaire. La commissaire Monteil a en revanche congédié la vieille maquerelle « Jeanne d’Arc » qui renseignait ses prédécesseurs et régnait sur énormément de studios rue Saint-Denis. Vous ne donnez plus rien. Vous avez été bien payée, maintenant, ce n’est plus la mode. Faut être raisonnable. Fini les tolérances.

Madame Claude passe à la caisse

Bientôt, au début des années 1990, la commissaire à poigne va défier la meilleure maquerelle du siècle. Car, selon le chef de groupe des réseaux, Claude Paul, qui connaît par cœur les salons de massage, les clubs et les boîtes de la capitale, la légendaire Fernande Grudet, alias « Madame Claude », a repris du service sous un toc, un faux nom. Consignes de discrétion absolue de Monteil à Paul : On va cacher notre enquête au reste de la brigade et à ma hiérarchie. Sinon, on ne la fera jamais tomber. Protégée par la Mondaine depuis des lustres et par sa clientèle haut de gamme – même des chefs d’État, souligne la flic –, Madame Claude a pu tenir durant vingt ans son entreprise, montée en 1957, sans être inquiétée. Couverte et prudente, l’Angevine organisait – depuis son appartement, rue de Marignan, et au téléphone – les rendez-vous dans sa maison close au 32 rue de Boulainvilliers, dans le XVIe arrondissement de Paris, entre ses call-girls de luxe et des clients friqués. On évoque les noms de Georges Pompidou, John F. Kennedy, Hussein de Jordanie, Mouammar Kadhafi ou du shah d’Iran. Mais, en 1974, l’accession au pouvoir de Giscard d’Estaing et de Michel Poniatowski au ministère de l’Intérieur sonne le début des ennuis de la tenancière.

Censée payer des impôts sur son commerce – peu importe qu’il soit illicite –, la voilà placée plusieurs fois en garde à vue. Suspectée de fraude fiscale, elle pose sur la chaise de Bertillon pour des photos anthropométriques (lire l’épisode 1 des « Chroniques du 36 »). Mais la taulière, qui prenait un quart des revenus de ses filles, plaide la bonne foi. Étant donné l’imprécision de ma profession passée, je ne pensais pas devoir déclarer ces gains. Elle publie en 1975 « Allo, oui » ou les mémoires de Madame Claude, coécrit avec le frère de Françoise Sagan, Jacques Quoirez, qui « testait » par ailleurs les prostituées du réseau. Finalement, Fernande Grudet échappe aux poursuites pénales pour proxénétisme mais s’exile en 1977 aux États-Unis pour fuir le fisc. En 1981, elle révèle au magazine Lui qu’elle a mené sa coupable industrie avec la bénédiction de l’État : J’ai exercé de façon bourgeoise un métier jusqu’alors réservé aux putes. J’ai rendu le vice joli. De retour en France, le fisc lui réclame 17 millions de francs (2,6 millions d’euros) en décembre 1986. Elle est emprisonnée durant quatre mois.

En 1991, selon le tuyau de monsieur Paul de la Mondaine, Madame Claude aurait donc remonté un réseau discret. Une candidate non retenue lors du « casting » l’a dénoncée et a raconté les humiliations subies. Car même les jeunes femmes à la plastique parfaite sont reluquées par Fernande Grudet qui trouve toujours un défaut. De mèche avec un chirurgien esthétique, elle les envoie se faire retoucher un nez, des seins ou des fesses, s’indigne Martine Monteil, ajoutant : Ce fut le cas d’une magnifique danseuse du Crazy Horse. À l’issue de planques devant son appartement dans le quartier du Marais, d’écoutes de sa ligne et de filatures de call-girls, le « patron » de la BRP avertit au dernier moment sa direction de l’arrestation imminente de la proxénète.

Réveillée par la Mondaine à 6 heures, un matin de mars 1992, la mère maquerelle, âgée de 69 ans, arrive dans les locaux rue de Lutèce en survêtement, pas maquillée, comme une furie, raconte aux Jours Martine Monteil. Très agressive, vexée qu’on l’arrête à son âge, elle le prend très mal et se montre hautaine avec les jeunes flics. Alors, je l’ai recadrée. Sur un ton qui ne souffre aucune discussion : Vous êtes un grand proxénète, madame, on a toutes les preuves, on vous a piégée, vous êtes ferrée. Alors vous allez la mettre en veilleuse car de toute façon, on va vous aligner.

Madame Claude fait profil bas le temps de la garde à vue. Face aux preuves de ses gains de 25 % sur chaque rendez-vous de ses poules de luxe, dixit Martine Monteil, soit 5 000 à 7 000 francs (760 à 1 100 euros) par passe, la maquerelle est bien obligée de s’incliner. À la pause, elle demande à l’inspecteur : J’aimerais pouvoir me changer. La commissaire la laisse mariner puis, le lendemain, la fait venir dans son bureau. Sans perdre ses manières de maquignon, la proxénète ne peut s’empêcher de déshabiller du regard la flic. Quelle classe, quelle élégance !, siffle Fernande Grudet en jogging. Martine Monteil ne peut lui renvoyer la pareille, mais fait un geste : Eu égard à votre âge, on ne va pas vous imposer deux nuits de suite en cellule de garde à vue. Vous allez chez vous vous doucher et vous changer. Considérez cela comme une faveur ! Les inspecteurs l’accompagnent chez elle. Puis la vieille femme revient à la Mondaine remercier sa tombeuse, en tailleur pantalon de laine de bonne facture, col roulé, veste en cachemire, maquillée, brushing impeccable. Tout ça pour aller à la Santé…

Avant de la déférer à la justice, Martine Monteil décide d’organiser un déjeuner avec ce personnage de légende et son adjoint, Frédéric Dupuch. Maintenant qu’elle est revenue à des meilleurs sentiments, on va la faire parler. La commissaire fait dresser une table dans un bureau et commande des repas, puis invite Fernande Grudet : Ça ne va pas être Le Fouquet’s, mais venez, nous allons partager des pizzas. « Madame Claude nous a raconté sa vie. À ses yeux, deux choses rapportent de l’argent : “La bouffe et le sexe”. Elle n’était pas un cordon bleu, alors elle a opté pour le sexe, ou plutôt “le rêve avec de magnifiques créatures”. » Entre deux parts de pizza, Martine Monteil lui fait remarquer que c’est puni par le code pénal : Ça s’appelle du proxénétisme aggravé. Madame Claude n’en démord pas et dit détester le mot “passe”. Elle trouve ça vulgaire. Mes filles n’ont rien à voir avec des prostituées qui font cinquante passes par jour. Elles sont très belles et bien élevées, et ne font souvent pas plus souvent l’amour qu’une mère de famille. Certaines sont devenues des vedettes ou ont fait de beaux mariages. Dubitative, la commissaire lève les yeux au ciel – Sainte Madame Claude – et comprend surtout l’indéniable talent de psychologue et d’embobineuse de la dame qui a cru anoblir le plus vieux métier du monde pour que ses filles n’aient pas l’impression de se prostituer. Tout comme elle même n’a peut-être jamais eu le sentiment d’être une proxénète.

Après une franche poignée de main, la femme flic a expédié la mère maquerelle dans une maison très, très close. Irritée par le mythe de la vie rose des filles de Madame Claude, Martine Monteil a stigmatisé dans la presse cet esclavagisme de luxe. Ces filles sont modelées et drivées comme du cheptel. Et toutes ne deviennent pas actrices ou princesses ! Condamnée en 1993 à trois ans de prison dont six mois ferme, et cinq ans d’interdiction de séjour, Fernande Grudet a chuté au bout d’un tiers de siècle de bons et loyaux services, selon ses mots, pour « proxénétisme aggravé ». Sans rancune, Madame Claude applaudira en 1996 la promotion de sa tombeuse, Martine Monteil, à la tête de la brigade criminelle. C’est quelqu’un de bien, cette femme. Et pour que je dise cela d’un poulet, moi…