Un sondage exclusif de YouGov réalisé pour The Independent, a montré qu’aujourd’hui, 63% des femmes qui marchent seules la nuit se sentent "toujours" ou "souvent" en danger. La sécurité des femmes dans l’espace public la nuit est un sujet qui apparaît de plus en plus au cœur des débats, influençant certaines mesures politiques. Notre rédaction est partie à la rencontre de Rose Lewis, de l’association Sistah Space pour essayer de comprendre d’où vient ce problème et comment lutter contre.
63% des femmes britanniques se sentent en insécurité dans la rue la nuit. Un chiffre inquiétant mais peu étonnant finalement au vu des récentes affaires de meurtres comme celle de Sarah Everard, de Sabina Nessa, des sœurs Bibaa et Nicole et de la multiplication des cas d’administration de drogues à la seringue dans les boîtes de nuit.
Depuis l’assassinat de Sarah Everard, un climat tendu règne autour de la question de la sécurité des femmes au Royaume-Uni. Le meurtre avait, au mois de mars, provoqué des révoltes (lien) dont la colère avait été encore attisée suite à l’annonce du projet de loi Policing Bill confiant, entre autre, davantage de pouvoir aux agents de la Metropolitan Police, la police londonienne (lien). Les relations entre les femmes et les forces de l’ordre se sont retrouvées particulièrement dégradées par cette affaire, d’autant qu’elle a été suivie par de nombreuses dénonciations de cas de viols et d’agressions sexuelles dans les rangs de la police et les propos misogynes tenus par le chef de la police du Yorkshire, Philip Allott, qui avait alors “blamé” Sarah Everard de s’être “laissée arrêter" par Wayne Couzens, son violeur et meurtrier. Cette méfiance ambiante atteint aussi la sphère politique où la liste des ministres accusés de viol ne fait que s’allonger. Dans la rue, au travail ou sur les bancs du parlement, les femmes britanniques se sentent en danger, discriminées, invisibilisées et réclament un changement rapide et significatif.
Au mois de mars, nos lectrices expliquaient qu’elles se sentaient bien plus en sécurité dans les rues de la capitale anglaise plutôt qu’à Paris, mais la distinction pourrait tendre à s’atténuer depuis plusieurs mois. L’ONS a publié un rapport la semaine dernière indiquant que l’Angleterre et le Pays de Galles avaient enregistré en 2021 un nombre record de cas de viols alors même que le niveau global de criminalité est en baisse. Selon les chiffres, les infractions sexuelles enregistrées ont augmenté de 8% en juin 2021 avec 61 158 cas de viols, le chiffre annuel le plus élevé jamais enregistré à ce jour sur le territoire britannique.
Au même moment, l’institut YouGov a publié un rapport indiquant que les femmes se sentent beaucoup moins en sécurité lorsqu'elles rentrent seules chez elles la nuit qu'il y a trois ans. Près des deux tiers d’entre elles se sentent désormais en danger, soit une augmentation de 17 points par rapport aux 46% de 2018. Aujourd’hui au Royaume-Uni, une femme sur cinq choisit de ne jamais marcher seule la nuit, une proportion deux fois plus élevée que pour leurs homologues masculins. En 2018, un tiers des femmes avaient déclaré à l’institut prendre des précautions pour se protéger des agressions sexuelles quand elles sortaient. En 2021, ce chiffre monte à 41%.
Beaucoup d’activités ordinaires du quotidien sont ressenties comme potentiellement dangereuses pour une femme seule : le nombre de femmes craignant de se sentir en insécurité lors d'un premier rendez-vous est passé de 15 % à 28 % en trois ans. Concernant la pratique d’un sport en extérieur dans un espace public, les chiffres sont passés de 14% à 21%.
Sortir en boîte de nuit, encore une activité d’apparence anodine, mais qui devient vite un lieu de guet-apens privilégié pour nombre d’hommes mal intentionnés. Depuis peu, une vague d'agressions à la seringue sévit au Royaume-Uni et commence à arriver en France. Le GHB dans les boissons était déjà un risque tristement connu par les femmes qui sortent le soir, connaissant même une recrudescence ces dernières semaines dans l’hexagone dans certaines métropoles et villes moyennes. Protéger son verre, garder sa main au-dessus quand on ne boit pas, ne jamais le quitter des yeux ou le confier à quelqu’un, sont devenus des réflexes pour beaucoup de femmes. Mais aujourd’hui, elles courent un nouveau risque : des centaines de cas d’étudiantes, et parfois d’étudiants, drogués à leur insu par des injections en boîte de nuit à l’aide d’aiguilles hypodermiques ont été rapportées aux forces de l’ordre depuis quelques semaines.
Pour les femmes, il est quasiment automatique de se sentir concernées et de se projeter face à l’agression d’une consœur. Au Royaume-Uni, les meurtres récents de Sarah Everard et des sœurs Henry et Smallman ont rappelé à beaucoup de femmes que leur pire cauchemar pouvait, un jour, se réaliser. « Pour les femmes noires par exemple, les meurtres de Bibaa et Nicole ont été très traumatisants parce qu’elles se sentent directement touchées et qu’il n’y a pas beaucoup de données concernant les agressions et les viols des femmes noires. »
Le sentiment d’insécurité grandit chez les femmes britanniques et Rose Lewis, conseillère en violences domestiques dans l’association Sistah Space, nous explique qu’en plus de ces gros titres qui inquiètent, ce sentiment est aggravé par des détails liés à l’environnement dans lequel vivent les femmes. « Le problème d’insécurité n’existe pas que la nuit » affirme-t-elle d’entrée, et « varie selon les quartiers (...) Si la rue est mal éclairée ou pas du tout éclairée, si on sait qu’on ne croisera pas de policier au de commissariat dans le coin, ces données ont un impact sur le sentiment d’insécurité des femmes. Ce qui manque aujourd’hui à beaucoup de femmes, c’est l’information, savoir où aller si elles sont en danger et savoir qu’il y a des services pour les aider aux alentours. »
Today I learned that I don’t know how to use a waffle maker
— Mathew Cornelius Sat Jul 13 04:31:01 +0000 2019
Face au nombre croissant d’empoisonnements à la seringue, un mouvement de boycott des boîtes de nuit a vu le jour sous le #GirlsNightIn sur Twitter. Ce mouvement est suivi dans près de cinquante villes et villages du Royaume-Uni dont Londres, Édimbourg, Bath, Liverpool, Bristol, Falmouth, Hull, St Andrews et Swansea. Les participantes réclament la mise en place de mesures préventives pour rendre le monde de la nuit plus sûr, comme des fouilles obligatoires à l’entrée des clubs.
Rose Lewis tient à rappeler que ce n’est pourtant pas aux femmes d’arrêter de sortir. Elle estime que le changement doit être pris à la racine du problème plutôt que d’essayer d’en couper les branches : « C’est aux hommes de laisser les femmes tranquilles, de surveiller leur comportement, d’arrêter de penser que celui-ci est acceptable. C’est aussi aux médias de souligner que c’est de là d’où vient le problème. C’est à tout le monde de faire de la sécurité des femmes dans la rue un sujet central. Les femmes devraient pouvoir sortir sans s’inquiéter de leurs tenues ou de l’heure qu’il est. »
Même les commentaires verbaux reçus dans la rue, qui ne semblent pas à première vue « dangereux » à proprement parler, constituent un problème majeur pour la sécurité des femmes. « Quand une femme se déplace d’un point A à un point B en s’occupant de ses affaires, elle n’a pas besoin qu’homme l’interpelle en la « complimentant » sur ses jambes. Ça devient dangereux parce que la femme peut prendre peur, peut se sentir vulnérable, désarmée. Elle doit penser à trois, quatre choses à la fois dans la panique et dans un tout petit laps de temps. Elle se met à s’inquiéter pour sa sécurité, à réfléchir à quoi faire si cet homme vient lui parler. Et ça, ce sont des situations auxquelles toutes les femmes ont été confrontées. »
Malgré tout, les femmes « se doivent d’être prudentes », ajoute-t-elle. « Quand on sort aujourd’hui, il est primordial de faire attention, de faire savoir à quelqu’un où on se trouve, de ne pas marcher seule si on le peut. Mais les femmes savent très bien ce genre de choses. C’est triste, mais la majorité des femmes savent quelles sont les rues les plus sûres, où il y a le plus de passage. Elles prennent leurs précautions. Certaines sortent avec des sortes d’alarme, des bombes au poivre, savent qu’il faut faire toujours attention à son verre… ». Bien que la précaution soit de mise, au moins en prévention,la militante insiste sur le fait « qu’une agression reste toujours à 100% de la faute de l’agresseur ». Elle revient sur l’affaire Sarah Everard en montrant que « Sarah avait pris toutes les précautions possibles. Elle rentrait juste chez elle, était restée au téléphone avec une amie, était entourée de public », ce qui ne lui a pas évité de se faire violer et tuer par l’officier Wayne Couzens. « Ce n’était pas de sa faute » rappelle Rose Lewis, qui se bat pour que les femmes n’en arrivent pas à arrêter de sortir par peur : « Autrement, elles deviennent recluses ».
Dans les boîtes de nuit, des campagnes d’affichage contre le harcèlement et les agressions existent déjà. La « Ask for Angela » campagne est par exemple assez répandue. Il s’agit d’une sorte de « mot de passe » donné à toute personne se sentant en danger dans une boîte de nuit. Celle-ci peut alors se rendre au bar et demander à parler à « Angela » afin d’être prise en charge par le personnel qui peut lui appeler un taxi, rester avec elle… Mais ces mesures “pansements” ne seront pas suffisantes pour endiguer la vague de violences faites aux femmes dans le milieu de la fête et dans les bars.
Une pétition, qui a déjà récolté plus de 170 000 signatures, circule pour réclamer une nouvelle loi exigeant que les personnes souhaitant entrer en boîte de nuit soient minutieusement et systématiquement fouillées à l'entrée. Une autre, ayant atteint 12 000 signatures, appelle le gouvernement à financer des kits de test de dopage de boissons gratuits qui donnent un résultat instantané. À Manchester, une boîte de nuit est devenue, la semaine dernière, la première à proposer aux personnes sur place pensant s’être fait droguées, des tests d’urine. Des mesures qui pourront s’avérer utiles pour prouver davantage de cas d’empoisonnement. Si ce genre de kits sont disponibles dans certains commissariats, notamment dans le Devon et les Cornouailles, les autorités sanitaires encouragent les victimes à se faire tester le plus vite possible, sur place si ce service est disponible car la plupart des drogues utilisées quittent le corps dans les 12 à 72 heures après leur administration.
Du côté des politiques, le maire de Londres Sadiq Khan semble prendre au sérieux ce sujet. Après avoir rouvert partiellement le métro de nuit en partie pour rendre plus sûrs les déplacements des femmes la nuit, il a mis en place une Charte pour la Sécurité des Femmes la Nuit. Cette charte engage les organisations qui la signent à s’assurer de la sécurité des femmes une fois le soleil couché. Elle a déjà été signée par près de 400 organisations londoniennes.
Malgré ces efforts, Rose Lewis considère que « beaucoup plus de choses pourraient être faites ». Pour elle, la priorité est que la sécurité des femmes devienne « un sujet majeur dans les médias. Ce sujet doit être abordé en continu, pas seulement quand quelque chose d’horrible se produit. Les réseaux sociaux font ça très bien en relayant en permanence ce sujet mais les autres médias, les journaux papiers, doivent aussi s’y mettre. Même si ce n’est qu’une fois par mois, il faut donner de la continuité à ce sujet et arrêter d’attendre qu’une femme meurt ou se fasse attaquer. Les médias peuvent avoir un immense impact. »
En plus de la place tenue par les médias et les réseaux sociaux, les organisations de transports, notamment de transport de nuit, ont elles aussi un rôle à jouer. Transports for London (TfL) a par exemple signé la Charte pour la Sécurité des Femmes la Nuit et ils mettent en place des campagnes d’affichages. Pour Rose Lewis, ces mesures sont encore très insuffisantes : « Il faut plus de personnel pour assurer la sécurité des femmes. Quand on est sur un quai, sous terre, que notre portable ne passe pas, il faut qu’il y ait quelqu’un sur place. Autrement, si quelque chose se passe, c’est la panique et il y a bien trop de temps à attendre pour que quelqu’un descende sur le quai et arrange la situation ». Selon elle, l’important serait de mettre en place une sécurité déployée en permanence et pas seulement dans les grandes stations de la capitale : « C’est très bien d’avoir une police des transports à Londres, mais on ne les voit jamais, ou alors seulement dans des grandes stations de centre-ville, pas dans les stations que les femmes utilisent pour rentrer chez elles ».
Le gouvernement « multiplie les rapports, les discussions, les débats » mais, pour Rose Lewis, « Il n’y a pas assez d’action. Nos gouvernants doivent arrêter de toujours faire ce qu’ils pensent être bien et écouter ce que les femmes ont à leur dire. Les femmes leur diront ce dont elles ont besoin, leur montreront quels sont leurs problèmes et ce qu’il faut mettre en place pour les régler. Si le gouvernement écoutait, il n’y aurait pas autant d’agressions » s’agace la militante. Le réseau de métro nocturne a par exemple été remis en place après la pétition de la jeune étudiante Ella Watson, signée par plus de 140 000 personnes. Elle avait alors expliqué qu'un « réseau de métro bien éclairé et bien connecté, avec une plate-forme de vidéosurveillance et un personnel de sécurité dûment formé, constitue la meilleure option de transport pour garantir que des millions de femmes à travers Londres puissent rentrer chez elles en toute sécurité, le soir et la nuit ».
Enfin, le gouvernement britannique devrait aussi, selon notre interrogée, revoir la législation concernant les agressions physiques et sexuelles contre les femmes. « La législation actuelle comprend des procédure trop longues » regrette Rose Lewis, « Les femmes ne sont ni écoutées ni accompagnées. Et la situation est encore plus déplorable quand il s’agit de femmes noires. »
Après le viol et le meurtre de Sarah Everard par l’agent de police Wayne Couzens, après les nombreux cas de viols, d’agressions ou de propos sexistes dans les rangs des forces de l’ordre londoniennes, les femmes ont développé un rapport pour le moins méfiant à la police. « Mais pour les femmes noires, leurs relations avec la police a toujours été ainsi. Il y a peu de sondages et de statistiques sur le sujet, mais très souvent, l’attention portée à la plainte d’une femme noire est moins importante que celle accordée à une femme blanche » témoigne Rose Lewis, grande militante en faveur des femmes non-blanches. Le meurte de Sabina Nessa en septembre avait, par exemple, beaucoup moins fait la une des journaux que celui de Sarah Everard, quelques mois auparavant. Selon l’outil d'analyse des réseaux sociaux Crowdtangle, une semaine après la mort de Sarah Everard, celle-ci avait entraîné deux fois plus de publications sur Facebook qu'il n'y en a eu après la mort de Sabina Nessa et 50 % d'interactions en plus avec ces publications. Des disparités dans les réactions qui tendent à insurger les militantes à l’instar de Rose Lewis, qui y voient un mépris du sort des femmes noires. « Les policiers questionnent la véracité de leurs propos. Il existe un grand manque de confiance entre les femmes et la police, mais quand il s’agit de femmes noires, le problème est vraiment différent ».