«Un jour, j’ai reçu l’appel d’un homme qui me signale que sa femme doit absolument vider ses placards remplis de pièces de designers, mais qu’elle a du mal à passer à l’acte. Je sens qu’il y met beaucoup d’émotion. À 20 ans, cette femme côtoyait la jet-set et le Tout-Paris, dont Yves Saint Laurent. Elle avait du Yves Saint Laurent, bien sûr, mais aussi du Dior ou du Chanel d’époque…, le tout parfaitement entretenu et mis sous housse. Il a fallu que je revienne trois fois pour tout embarquer. C’était il y a deux ans, depuis j’ai tout vendu. Quand on tombe sur d’aussi belles pièces, tout part très vite», relate Carole Bigielman, fondatrice de La Mode Vintage, boutique spécialisée dans le haut de gamme, qui a pignon sur rue à Paris, dans le XIe arrondissement. Ce genre d’anecdotes, Carole peut en raconter à la pelle depuis qu’elle exerce ce métier de marchande - comme on dit dans le jargon - depuis trente-cinq ans. Plus récemment, c’est une grande actrice française qui lui a laissé quelque 300 pièces de sa garde-robe, neuves ou à peine portées. Dans le lot, on trouve des blouses Chanel, une robe Louis Vuitton par Nicolas Ghesquière, des escarpins Roger Vivier.
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Les prix sont à la discrétion de la vendeuse et, évidemment, elle ne révèle jamais les provenances. D’ailleurs, aucun marchand ou collectionneur de vintage haut de gamme ne donne d’indication sur l’origine de son stock. Le secret est la base de ce métier. D’ailleurs, que désigne le vintage de luxe exactement ? «C’est ce qui est daté d’une époque révolue, décrypte Alice Hebrard-Lemaire, responsable de ce secteur chez Vestiaire Collective. C’est une pièce que l’on peut sourcer et ranger à un endroit précis dans l’histoire de la mode. Par exemple, on peut considérer vintage une pièce Louis Vuitton de l’époque où Marc Jacobs en était le directeur artistique.»
La demande de seconde main, dans lequel on inclut le vintage de luxe, explose en ce moment où la surconsommation est remise en question : le marché est estimé à 30, voire 40 milliards de dollars (25 à 34 milliards d’euros) par le Boston Consulting Group, et il devrait croître de 15 % à 20 % par an au cours des cinq prochaines années selon une étude de Vestiaire Collective, site de dépôt-vente en ligne consacré au luxe. Et la manne n’est pas près de se tarir : «Durant le confinement, les gens ont tellement pris le temps de vider leurs placards qu’on n’a jamais trouvé autant de vintage que cette année», s’enthousiasme Sofia Bernardin, cofondatrice de Resee, plateforme de vintage haut de gamme en ligne créée il y a huit ans, qui ne connaît pas la crise puisqu’elle affiche 20 % de croissance en 2020. Et ce même si l’arrivée de nouveaux gros acteurs digitaux comme Vinted, Collector Square ou, plus récemment, Imparfaite sont venus bouleverser le marché et en rebattre les cartes.
Après avoir fait ses classes auprès de Didier Ludot, un des précurseurs du vintage de luxe à Paris, et auprès d’une maison de vente à Drouot, Alice Hebrard-Lemaire a intégré Vestiaire Collective en 2018 en tant que responsable du vintage. La plateforme de vente en ligne spécialisée dans la seconde main prend en effet très au sérieux ce secteur (un onglet lui est d’ailleurs dédié) qui représente 15 % de l’offre globale. «Pour y avoir débuté, je sais que le milieu du vintage est particulier, omniscient et imperméable à la nouveauté et au renouveau. Alors, une de mes premières tâches a été de convertir beaucoup de vendeurs traditionnels, réfractaires à Internet. Résultat : aujourd’hui, 25 % des dépôts de vintage sont réalisés par des professionnels», commente la trentenaire.
Les pièces de la collection Upcycled by Miu Miu Voir le diaporama8 photosUn profil comme celui de cette experte, passée par les maisons de vente de vintage, avec une connaissance historique de la mode est du pain bénit pour un pur player du Net. Collector Square, autre puissant acteur de la vente de vintage et de seconde main de luxe en ligne, recrute aussi ses spécialistes auprès des maisons de vente ou des métiers d’art. L’avantage : ces profils leur permettent de remettre leur stock au goût du jour, de créer une allure d’aujourd’hui avec des pièces d’hier pour montrer que la seule chose qui se démode ce n’est pas tant ces pièces, mais la manière de les porter.
Ce goût, ce savoir-faire permettent de mieux mettre en valeur la pièce pour, in fine, la vendre plus facilement. «Mon arrivée chez Vestiaire a coïncidé avec la présentation de la première collection de Hedi Slimane chez Celine. Alors, j’ai ressorti du catalogue des pièces anciennes avec lesquelles on a présenté dix looks ressemblant à ceux du podium. On a tout vendu en quelques heures», se souvient Alice Hebrard-Lemaire.
Experte indépendante en mode vintage, passée chez Artcurial pendant trois ans pour développer le créneau mode, Pénélope Blanckaert se rend compte que son métier a changé avec l’apparition de ces plateformes : «Je ne fais plus d’expertise comme précédemment, je fais de “la mise en contexte”. Comme aujourd’hui on peut accéder au luxe par la seconde main, et qu’on est passé d’une économie de la propriété à celle de l’usage, il est capital d’opérer un travail de revalorisation pour montrer aux acheteurs comment s’approprier la pièce aujourd’hui», explique celle qui a signé en septembre 2020 une série mode mélangeant de l’ancien et du récent pour Collector Square.
Mettre en perspective, associer, se souvenir et réactualiser en fonction de l’air du temps, voilà un des talents majeurs d’un bon chercheur de vintage. À l’instar de Bay Garnett, ex-styliste pour le Vogue anglais et baptisée la reine de la fripe, connue pour "refaire" les looks des défilés en moins cher avec de la fripe, qui est l’actuelle directrice de la mode pour l’organisation caritative Oxfam.
Ce qui a boosté sa carrière ? Un petit top en coton avec un imprimé banane acheté 10 dollars en fripes. «C’était en 2003, pour un shooting, je l’ai fait porter à Kate Moss. Résultat, à la sortie de la série dans le magazine, j’ai immédiatement reçu un coup de fil de Phoebe Philo, alors directrice artistique chez Chloé. Elle m’a demandé si elle pouvait utiliser ce top. Le reste fait partie de l’histoire puisque, un peu plus tard, je l’ai découvert dans une collection de la maison», se souvient-elle avec une légère pointe d’amertume. Les créatifs en quête d’inspiration dans les archives mode, c’est le lot quotidien des chercheurs de vintage depuis que la succession de designers à la tête des maisons s’est accélérée.
Depuis qu’elle a commencé sa collection et fondé Passage Paris il y a vingt-cinq ans, Zohra Alami travaille main dans la main avec quelques prestigieuses maisons de mode. Impossible de savoir lesquelles, bien sûr. Pourtant, il suffit de pénétrer dans son espace du XIe arrondissement de Paris pour comprendre pourquoi il fait vibrer tous les directeurs artistiques. Sur trois étages, Zohra propose 30.000 références, classées par catégories de vêtements plutôt que par marques, des années 1970 à aujourd’hui, avec un net attrait pour les années 1990, quand elle travaillait pour Jean Colonna. On y trouve des pièces de la créatrice des années 1970 Anne-Marie Beretta, de Martin Margiela quand était encore à la tête de sa maison, de Popy Moreni, de Maud Frizon, ou plus récemment d’Anrealage ou de Comme des Garçons. Sa collection abrite aussi des pièces du collectionneur Olivier Châtenet, connu pour avoir vendu à bon prix sa collection de pièces Yves Saint Laurent il y a quelques années, ou du Kenzo plus récemment.
Pour l’heure, chez Zohra, rien n’est à vendre. Alors comment fonctionne-t-elle ? «J’ai commencé en récupérant des pièces de Claude Montana, Jean Colonna, Ann Demeulemeester, en ventes presse. Ça m’a permis d’avoir une jolie collection pour débuter. Puis, on m’a fait des dons. Je ne vends pas mais je loue, et le revenu de ces locations me permet de continuer à acheter le fonds et de financer ce lieu. Je source d’abord des pièces pour moi, et ensuite je vois si ça peut intéresser les maisons avec lesquelles je travaille. Ce sont des rendez-vous très privés, et j’essaye de ne croiser personne…» Le sceau du secret encore et toujours.
Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est pas un métier de spéculateur mais de passionné. «Quand on chine, on ne s’arrête jamais. Tout tourne autour de ça, tout le temps, partout», confirme Carole Bigielman, qui dit ne pas s’enrichir. Autre caractéristique d’un fan de vintage, il doit afficher un style à travers une sélection de pièces. «Le marché de la revente est si énorme qu’il importe de se différencier. Moi, je me considère à l’antithèse de ce système. J’ai débuté il y a dix ans avec des pièces punk de créateurs comme Vivienne Westwood ou Gareth Pugh. Aujourd’hui, je me considère plus comme une niche qu’une plateforme. Je propose une attitude, pas seulement un vêtement. Les gens qui viennent chez nous sont des connaisseurs qui cherchent un certain genre de vintage», estime Gill Linton, fondatrice du site Byronesque. C’est avec son regard de mode qu’un chercheur de vintage s’installe et dure. On trouve chez lui ce qu’on ne trouve pas ailleurs. Car offrir à ses adeptes un look unique est aussi une des forces du vintage. Avec lui, aucune chance de se retrouver avec le même top fast fashion que la voisine de bureau. Alors, qui peut prétendre que le passé n’a pas d’avenir ?
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