Littérature
Avec « Sœur », il avait remporté une série de prix dont le Prix Première RTBF. Abel Quentin, pénaliste et sacré romancier brosse le tableau désopilant de traits furieux de l’époque.
Jean Roscoff, l’anti-héros de son dernier livre, Le Voyant d’Etampes, se lance dans un travail ambitieux : un essai flamboyant, emballé, sur un poète américain méconnu qui se tua sur une route départementale dans l’Essonne au début des années 60. Le personnage de cet essai vécut en France où il rendit l’âme. A Etampes. Ce personnage st une création pure d’Abel Quentin, fameusement documenté et inspiré par quelques Américains notoires qui trouvèrent refuge dans l’Hexagone. Roscoff part sur les traces du poète de fiction, raconte sa vie dans les clubs de jazz. Évoque sur cette lancée au fil de l’ouvrage, presque distraitement, le fait que le sujet de son œuvre est noir. Un trait accessoire à ses yeux. Qu’importe, l’objet de sa fasination, c’est le récit de cet homme, sa prose d’exception qui enflamme Roscoff. Celui-ci, qui a déjà joué de malchance avec un précédent travail sur les époux Rosenberg, entend bien ici redorer son blason académique et conjugal. C’est mal connaître les temps qui courent. L’amoureuse de la fille de Roscoff, furieusement « woke » (éveillée aux grandes causes contemporaines – justice sociale, égalité raciale, « critical race theory », entre autres) reproche à son beau-père une démarche éhontée d’appropriation culturelle. L’accuse tout de go d’avoir nié la blackitude du poète et de s’être emparé d’un récit qui ne lui appartient pas. Roscoff est effondré. Noie de plus belle son incompréhension du monde moderne dans la bière dont il est devenu expert. Ce camouflet infligé qui pourrait être un wake-up call lui file la gueule de bois.
L’«appropriation culturelle», relayée sur un site obscur, vire rapido presto au pugilat en ligne, un sacrifice virtuel qui expédie Roscoff en rase campagne. Secoué par cette mise en cause qui explose sur le web, suscitant un levée de boucliers aussi féroce qu’absurde, il fait appel à son meilleur ami, avocat. « Le monde de Marc était celui des larges avenues pétrifiées d’ennui, des cavalcades de tapis empourprés, des scooters à trois roues, des courriers à en-tête sur papier moelleux, des lambris et des meubles design, des coursiers, des chaussettes parme, des chaussures à boucle… »
Milieu universitaire, orgueil et préjugés du monde académique, couple en décomposition, écueils de la parentalité, bouleversement sociétaux, cancel culture, alcoolisme, amour des lettres, hésitations, auto-dérision… Le portrait d’un monde se dessine, ample, fécond, derrière ce personnage central de sexagénaire éreinté et déroutant de candeur. Une pureté partielle qui se nourrit de flou artistique, se fond dans les vapeurs d’alcool et plongera Roscoff à l’insu de son plein gré, dans un marasme dont l’époque a le secret.
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« Le Voyant d’Étampes » a obtenu le Prix de Flore et concouru pour le Goncourt et le Renaudot. La plume d’Abel Quentin, par ailleurs pénaliste – il défend notamment un des accusés des attentats de Paris – est fluide, riche, son style est nourri de détails qui tuent, strié d’humour aux accents absurdes. Il n’y a guère de cynisme bruyant dans sa prose, plutôt une forme de bienveillance, un regard un peu étonné que son anti-héros lui-même porte sur le monde comme il va, avec l’intelligence et la culture en accompagnements de choix.Bien sûr, les pétroleuses dans l’air du temps en prennent quelque peu pour leur grade, de même que les planqués du web qui invectivent sous pseudo, mais l’avocat dans l’âme est bien trop éveillé lui-même pour verser dans un essai qui enfoncerait des portes ouvertes. Il opte pour une «farce » aux accents anar, aux obsessions situationnistes, avec une prose désabusée, satire du politiquement correct exacerbé et caricature bien brossée des postures woke. Féroces dans leur inanité, ces dernières révèlent quelques vérités intangibles : le fossé intergénérationnel s’est creusé, même chez les bobos les plus éclairés.
« Le Voyant d’Étampes », d’Abel Quentin, éd. de L’Observatoire, 384 p., 20 €.
Sébastien Ministru livre un portrait de femme à travers son « dressing ». Dans un parfum de naphtaline, du cousu main d’une délicatesse sans fin.
A la mort de Vera Dor (son nom de scène), ancienne vedette de variétés, deux de ses nièces se lancent dans l’inventaire de ses tenues. Un défilé de vêtements de belle facture, voluptueux, au raffinement d’un autre temps. Robes de scène rutilantes, fourreaux échancrés, habits de lumière, richesse des textures. Des pièces qui convoquent des termes parfois désuets, forment des chapitres qui racontent des tranches de vie. Le tailleur bouclette, la robe foulard, la robe trapèze à poches plaquées, le cardigan en cachemire, la cape en zibeline…. Et qui disent mieux que tout ce creux entre deux milieux : Vera, la fantaisie, l’ambition, la créativité, ce besoin viscéral d’échapper à un destin écrit, brutal, réducteur. Et, face à son fantôme qui hante les tenues si étroites que personne ne pourra les porter, elles en sont sûres, deux jeunes femmes sans façon, ravies de leur routine de banlieue, de leur vie sans envergure, qui pensent à liquider ces trésors sur des sites de vente. Ce roman se déroule comme un conte où l’on oscille entre quelques tableaux de société. Les nièces de Vera rappellent confusément Javotte et Anastasie, demi-soeurs de Cendrillon, les parures de Vera évoquent la poésie des robes couleur du temps façon Disney ou Jacques Demy.
Victime de maltraitance familiale, violentée par son père, Vera a fui la bourgade où elle a grandi, ce milieu qui l’oppresse; cette famille où même la mère n’a pu la défendre. Toute jeune déjà, elle porte en elle ce je ne sais quoi. A force de travail et d’efforts dans sa mise (elle coud elle-même ses tenues, du dernier chic), elle se hisse au rang de secrétaire de direction. Fait jaser le village mais n’en a cure. Son élégance c’est sa réserve. Elle absorbe, au compte-gouttes, le vocabulaire qui compte, celui d’un monde sophistiqué. Elle deviendra chanteuse de variété dans les années 70, sous la houlette d’un agent qui la poussera à enregistrer des niaiseries. Celles-ci deviendront culte avec le temps. Elle épousera plus tard un industriel aisé au secret bien gardé. C’est l’époque où un virus encore méconnu fait des ravages.
Après Apprendre à lire, dans lequel il abordait le lien au père avec la finesse d’un documentariste, Sébastien Ministru confirme son sens de la narration, sa maîtrise du texte. Il connaît sur le bout des doigts le monde de la variété, en explique les coulisses par petites touches. Il maîtrise aussi en contraste les brumes du Nord et les aléas des bassins houillers.
Ce beau portrait de femme est livré dans un classicisme frémissant, entre flash-black en noir et blanc et scènes rutilantes. Les plongées sociales hachées menu composent, tout en fluidité, une fresque qu’on imaginerait aisément voir fleurir à l’écran.
« La Garde-robe », de Sébastien Ministru, éditions Grasset, 192 p., 18 €.
C’est un récit intimiste, une introspection un peu désabusée, angoissée, drôle que livre Fabian Maray dans Noir jaune rouge. Florian, un homme dans la fleur de l’âge raconte le chérubin qu’il fut, ses blessures de jeunesse, ses interrogations sans fin, et lance en pâture quelques réflexions sur ce pays qui est là, qu’on le veuille ou non, en toile de fond. Noir jaune rouge donc.Une famille francophone d’origine flamande, catholique, pudibonde. Un père « fondamentalement conservateur et farouchement contestataire » qui pratique à ses heures le coup de boule en public. Supporter du club de Bruges, « accroché au monde de son enfance », il pleure à la mort de « Saint-Baudouin », avec qui il « faisait corps » sur la dépénalisation de l’avortement. L’auteur évoque Baudouin, « agneau de Dieu devenu mystique »,» accro » au Renouveau charismatique, «véritable entreprise de lavage du cerveau ». Florian pleure Brel aussi, celui qui a livré « une âme » à cette Belgique sans relief.Florian enfant, c’est cet « angelot blond à la peau blanche, au front trop haut, biberonné à Jésus, baigné dans des eaux de bénitier », marqué plus tard par la culpabilité du sexe. Il connaîtra ses premiers émois en Flandre. Gamin, il est cajolé par Marieke, la voisine, entre les tours de Bruges et Gand. Marieke et sa cuisse puissante et légère à la fois, qui sera surprise en pleine session de triolisme par Florian. Il lui en voudra. Ne la reverra que des années plus tard. Il la retrouve épaissie, elle a perdu sa petite flamme et tout ce charisme post-adolescent.En filigrane la Belgique se déroule, cette Belgique « qui est morte avec le grand-père ». Cette Belgique qui vire de bord et s’effrite. La colonisation, le racisme, Léopold II, Baudouin Ier, qui ressemble au grand-père, et son ombre tutélaire. La monarchie, la guerre communautaire et tous ses clichés qui roulent encore.
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Florian, sur les conseils de sa femme, Birsen, turque, brillante, solaire, consulte une psy, malgré lui. Il rejette la première méthode des roulements d’yeux, un échec cuisant, et embraie sur une thérapie classique. Il y évoque son éducation étriquée, les pudibonderies imposées, la chair mal aimée, le corps coupable, l’absurdité de l’existence, du moins son absence apparent de sens. Quelle signification donner à ses disparitions qui tuent ? L’ami qui s’est pendu, la jeune sœur dévorée par le crabe. Vivre avec la mort, apprivoiser sa présence, faire la paix avec le père.
« Au seuil de la cinquantaine, Florent Martens continue de vivre sa vie réglée comme le papier d’une musique dont il n’a jamais vraiment perçu le sens. Deux événements successifs vont venir bouleverser son existence », annonce le pitch. On aime aussi cette phrase en exergue du site de l’auteur : « Partir de rien pour arriver nulle part. » C’est pour ce sens de l’understatement, entre autres, qu’on aime Fabian Maray, dont c’est le deuxième roman, après Des fenêtres sans murs, chez le même éditeur.Le récit personnel d’un corps coupable mal dans sa peau d’albâtre met en scène la famille éternelle, une forme de crise de moitié de vie et, en toile de fond politico-mordante, cette Belgique poussiéreuse. Il y a de belles envolées drôlatiques, il y a ce personnage « perpétuellement convaincu par un sentiment inaugural de mise en scène affective, d’imposture amoureuse », et le souffle d’un romancier apte à faire feu de tout bois.
« Noir, jaune, rouge », de Fabian Maray, éd. Bookelis, 195 p., 12 €. A commander en ligne. www.fabianmaray.be https://www.bookelis.com/auteur/van-renterghem-fabian/9616
« Peter et Petra Wolf forment le couple le plus en vue de la scène artistique allemande depuis les années1990. » Lui vient de l’Allemagne de l’Est, elle de l’Ouest. Depuis plusieurs années Peter refuse, par l’intermédiaire de son épouse, les invitations des musées les plus prestigieux. Cette frilosité inoxydable, cette posture dure comme la pierre suscite toutes les spéculations et met en rogne les spécialistes, directeurs, collectionneurs et critiques d’art. Une bio se prépare sur le couple dont une moitié semble donc injoignable. Le microcosme de l’art haut de gamme se répand en anecdotes datées, écrit l’échappée de Peter à l’époque du Mur de Berlin, fantasme son univers, le cite même, refait sa vie. Peter revit à travers les déclarations de chacun, les témoignages créatifs, les anecdotes fumeuses. Ce thriller sociétal à l’envol palpitant offre une plongée rare dans le monde de l’art contemporain, aborde avec une efficacité qui frise la démonstration mathématique le sexisme qui y vibre. L’auteure de La Femme périphérique, le bien nommé, raconte sur un mode inédit, ce mépris global de l’artiste au féminin. Elle livre avec générosité ces détails délectables qui racontent l’époque du rideau de fer. Et leur exploitation dans un magazine glossy en prélude à un sujet plus hard sur le Mur de Berlin. Dans cette « Ostalgie » pointue, idées reçues et clichés liés sont drôlement épinglés, savamment tordus et réduits ou non à néant. Sophie Pointurier est une pointure. L’univers de cette « chercheure en traductologie, interprète en langue des signes, maître de conférences à la Sorbonne Nouvelle » semble receler encore bien des possibilités.
« La Femme périphérique », de Sophie Pointurier, éd. Harper Collins, 368 pages, 18 €. Parution le 12/01/22
Pierre Darkanian aborde dans ce premier roman l’éternel appel du vide : vacuité de l’organisation professionnelle en entreprise, survalorisation de l’inaptitude, escroquerie de bureau, arnaque administrativo-financières… Et ce monde friand de deniers bien sonnants, de prestations gonflées à bloc, d’intitulés ronflants, de rapports bien ficelés et dûment désossés, ambiance « Brazil » garnie de cols blancs, de blanchiment d’argent et tutti quanti. Se dessine naturellement la stérilité de la société au sens large, vide, vaine, tournant en boucle. Au cœur du débat, on trouve un tandem d’incapables qui flirtent avec la pyramide de Ponzi. Ils incarnent, dans un burlesque qui se mord la queue, l’ineptie d’un monde qui n’en finit pas de s’auto-détruire par l’absurde. Drôle, joyeusement enlevé, rythmé en diable, ce premier roman aux allures de thriller prosaïque est une pépite absolue. Un récit pétaradant qui se déguste de bout en bout.« Le Rapport chinois », de Pierre Darkanian, éd. Anne Carrière, 304 p., 19€.
Salomé Kiner raconte, avec les tripes et des descriptions qui envoient, le parcours d’une ado de banlieue. Celle-ci sombre avec une forme d’inconscience sidérée dans le sexe tarifé – oral d’abord, dans une scène terriblement cinématographique. Regard sur les dérives allègres d’une adolescence en perte de repères et en quête de bling. C’est la fin des années 90. Les marques de high-street, citées en mode name-dropping permanent, règnent sur un univers sucré et poisseux où la légèreté est une philosophie qui permet de s’épaissir le cuir. Portrait de classe, de banlieue. Superbe maîtrise, scènes hyperréalistes, fluidité. Ce premier roman est un grand cri qui laisse sur le séant.« Grande Couronne », de Salomé Kiner, éd. Christian Bourgois., 288 p., 18,50 €.
Récit viscéral sur un pilier familial rarement placé au centre d’un roman : l’oncle. Personnage animal, petit homme rond aux réactions d’enfant asocial qui stagne dans la moisissure du quotidien. Le syndrome de Diogène n’empêche pas l’attachement. Ceux qui partagent son toit – un neveu et une nièce – tolèrent ses éructions, ses éruptions, ses déjections. En filigrane se dessine, dans une grande sobriété, un drame familial qui est le nœud de l’affaire. Non-dits, douleurs de l’enfance, abstention d’une mère. Et, en finale joliment balancée, étonnante aussi, une fusion animale pour la nièce… Rebecca Gisler est née à Zurich et a étudié à Paris. Elle donne aux phrases interminables un ondoiement et une texture inédits. Sa prose est volontairement dépouillée de toute psychologie lourdingue.
« D’oncle », de Rebecca Gisler, éd. Verdier, 128 p., 15 €.
Maud Ventura offre avec l’étonnant « Mon mari » un récit pseudo-candide, souvent désopilant, rond à souhait, à savourer au troisième degré. L’amour conjugal en mode fleur bleue qui révèle, derrière le soupçon de noirceur qu’on renifle, une folie intérieure partagée. Il y est question d’un couple centré sur lui-même, de féminisme, de vie domestique, de foyer. Il y a aussi la manipulation croisée entre un personnage aux accents hystériques et un mâle peut-être dominant. C’est lisse et rose comme du massepain mais croquant à l’intérieur, doté d’un cynisme pudique aux accents fifties. En bouquet final, on attendait un meurtre saignant, digne d’un roman de gare. La chute sera hors champs, sans une once de fioriture. Ce premier roman direct, aux allures de boulevard, se lit comme une pièce de théâtre.« Mon mari », de Maud Ventura, éd. L’Iconoclaste, 160 p., 14,50 €.