• 29/01/2023
  • Par binternet
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Un filicide<

De celle qui occupe la scène, on ne connaitra pas le nom. Elle se tient là, face au public, dans un décor minimal permettant de se concentrer sur l’exigence du texte. Un système de parois coulissantes ferme le fond de la scène. Il sera activé un peu plus tard lorsqu’il s’agira d’ouvrir les couloirs du temps. Seule une rangée de quelques sièges occupe le reste du plateau côté jardin. Ils rappellent ceux d’une gare, d’un aéroport, celui dans lequel elle rencontre l’homme qui deviendra son mari, dans une file d’attente à la durée interminable. Elle partait en voyage pour fuir un travail médiocre. « Je ne savais plus ce que j’allais foutre de ma vie et j’étais tout simplement incapable d’imaginer de me mettre à chercher un boulot de merde de plus » dit-elle. Le hasard avait guidé ses pas jusque dans cet aéroport italien mais qui pourrait être n’importe où. Il est architecte. Elle précise qu’il lui a tout de suite déplu. Elle raconte le coup de foudre, le couple qui très vite se forme, les projets en commun, le bonheur, la naissance d’un premier enfant, une fille, puis d’un second, un garçon. Et puis, peu à peu, elle fait le récit du délitement de leur relation. Elle a ouvert sa propre agence qui connait assez vite le succès, devient renommée. Il reste dormir de plus en plus régulièrement au bureau jusqu’à bientôt ne plus rentrer chez eux. Elle lui dit qu’elle n’est plus heureuse. Il lui répond qu’il s’en fout. Elle lui reproche une liaison présumée qu’il récuse fermement, l’air stupéfié. Non, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Une autre raison précipite la fin d’un amour miné par les doutes. Au détour d’une remarque sarcastique qu’il lui assène, elle prend conscience, effarée, de ce qui fait l’échec de leur couple, les ambitions professionnelles. L’homme, jaloux du succès professionnel de sa femme, entraine sa propre entreprise dans la faillite. C’est le début d’une descente aux enfers qui ne s’achèvera que dans l’horreur la plus effroyable faite à une mère.Un filicide Un filicide

« Tu ne me prendra pas mes enfants »

Elle le quitte, sidérée, lui annonce qu’elle part avec leur progéniture. « Tu ne me prendra pas mes enfants »l’avait-il alors averti. Elle se souviendra plus tard de cette phrase monstrueuse, trop tard. Elle trouve un appartement, aménage vite, reconstruit un foyer à trois. Les semaines puis les mois passent sans qu’il ne se manifeste, ni auprès d’elle, ni auprès des enfants. Elle lui a pourtant signifié le partage de la garde, l’a invité plusieurs fois à les voir. Elle ne veut pas les priver de leur père. Sur scène, une mère appelle ses enfants qui ne répondent pas. Elle prévient les spectateurs qu’ils peuvent maintenant sortir à tout moment, les enjoignant à garder en mémoire que ce qui va suivre n’est pas en train de se passer ici et maintenant. Elle fait lentement coulisser la porte qui se referme sur la chambre et entame le récit qu’elle veut le plus objectif possible, factuel et nécessaire de l’impensable, le jour où, pour elle, l’humanité a basculé au bord du gouffre. Elle indique qu’ils ont été tués à coups de couteaux de chasse. Le garçon en premier, d’un coup dans son sommeil. Il n’a pas vu son père, n’a apparemment pas souffert. Selon toute vraisemblance, la fille est entrée dans la chambre au moment où son père ôtait la vie de son petit frère. L’assassin la poursuit, la frappant de huit coups de couteau avant de lui trancher la gorge. La mère nomme les organes frappés en les désignant sur son propre corps. Elle précise qu’il n’a pas tué le chien. L’information, de prime abord dérisoire et absurde, révèle en réalité que l’animal est le seul être vivant reliant la mère à ses enfants défunts. Après son passage à l’acte, qui marque un point de non-retour absolu, le père prend une douche. Il ne sait pas expliquer les vingt-trois minutes qui suivent. Ni la mère, ni le public ne sauront ce qui se passe dans l’appartement. Que fait-il ? C’est long vingt-trois minutes, surtout à proximité des cadavres encore chauds de ses enfants. Il sort ensuite sur le balcon, se jette dans le vide d’une hauteur de quatre étages. Il survit. « Tu ne me prendra pas mes enfants », la phrase résonne dans la tête de la mère, cogne contre ses tempes. Filicide, la mère nous apprend que c’est ainsi que l’on nomme l’indicible. Le terme jusque-là inconnu de la plupart des spectateurs, définie l’acte délibéré d’un parent de tuer ses propres enfants, désignant à la fois l’agissement et son auteur. Elle précise la cadence, infernale : un tous les dix jours. Les assassins sont presque toujours des hommes, « juste des papas »précise-t-elle. Le silence à ce moment-là est étourdissant.

De la masculinité monstrueuse

Un filicide

La comédienne et metteuse en scène Chloé Dabert, à la direction de la Comédie de Reims depuis janvier 2019, signe avec « Girls and boys » sa première création à la tête de l’institution champenoise, portée à bout de bras par l’épatante Bénédicte Cerutti, femme inébranlable qui en rassemblant ses souvenirs, tente de sortir de la nuit. Ce monologue dénonçant la violence de la société libérale en même temps que la domination masculine dans une frontalité qui ne laisse aucune échappatoire possible au public, est le troisième texte du dramaturge britannique Dennis Kelly que Dabert crée, après « Orphelins » à Lorient en 2013 et « L’abatage rituel de Gorges Mastromas » à Angers en 2017, déjà avec Bénédicte Cerutti. Remarquable scénariste travaillant aussi pour la télévision et le cinéma, Kelly est imprégné par la culture anglaise, de Samuel Beckett à Martin Crimp. Son théâtre à l’écriture rythmée, très ponctuée, formellement exigeant, aborde les questions centrales de la société contemporaine, avec la distance propre à l’humour anglais, et en arborant plusieurs niveaux de lecture. L’auteur manipule, lance des fausses pistes pour mieux tenir en haleine les spectateurs et les conduire vers un évènement inattendu, un choc. Ainsi, la légèreté et l’allégresse du début s’estompent bientôt laissant place au cauchemar, à l’indicible. L’humour s’efface devant la description minutieuse, froide, chirurgicale, de la scène de crime. Les rires s’arrêtent net, remplacés par un silence étouffant. « Je vais vous dire de quoi il s’agit vraiment. Il s’agit de contrôle ou de la perte de contrôle » affirme-t-elle avant de préciser qu’il s’est tué dans sa cellule avec un rasoir en plastique. « Je n’ai plus jamais pensé à lui » conclut-elle. Point d’ogre ici, l’acte d’horreur inouïe est bien inhérent à l’humanité. Cette banalité du mal vient rappeler de la plus horrible des manières ce que le patriarcat, systémique et globalisé, fait aux êtres, aux couples, aux familles, à ceux qui paraissent heureux, émancipés, égalitaires et qui pourtant n’échappent pas à la règle. La cruauté ordinaire des relations humaines se raconte à l’aune des désordres de notre société. Derrière les portes coulissantes qui ferment la scène errent les fantômes innocents de la domination masculine.

GIRLS AND BOYS - Texte Dennis Kelly, mise en scène Chloé Sabert, avec Bénédicte Cerutti, traduction Philippe Le Moine, scénographie et création vidéo Pierre Nouvel, création lumière Nicolas Marie, création sonore Lucas Lelièvre, création costumes Marie La Rocca, régie générale et régie lumière Arno Seghiri, assistanat à la mise en scène Matthieu Heydon. Spectacle créé en mars 2020 à la Comédie — centre dramatique national de Reims, production la Comédie — centre dramatique national de Reims, avec le soutien du centquatre — Paris, construction décors Théâtre du nord — CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France. La pièce Girls & boys de Dennis Kelly (traduction de Philippe Le Moine) est publiée et représentée par L'arche, éditeur et agence théâtrale.

Du 4 au 30 janvier 2022 à 20h30,

Théâtre du Rond-Point2 bis, avenue Franklin Roosevelt 75 008 Paris