Les volants de son justaucorps vert amande rehaussé de strass ont à peine le temps de tournoyer. Après trois tours et demi à plus d’un mètre vingt de hauteur, Tonya Harding, 21 ans, retombe sur la glace du Target Center de Minneapolis, dans le Minnesota.
Ses cuisses musculeuses n’ont pas tremblé. La jeune femme, queue-de-cheval tirée et frange bombée, ne peut réprimer un cri de joie. Ses mains se serrent brièvement en poings, avant de reprendre leur chorégraphie. La patineuse de Portland (Oregon) le sait : elle est entrée dans l’histoire de sa discipline.
En plein championnat des Etats-Unis 1991, Tonya Harding devient la première Américaine à réaliser un triple axel, et remporte la compétition. Mais le sacre sera de courte durée. Et le reste de la vie de Tonya Harding une longue et douloureuse chute.
Car Tonya Harding n’est pas Nancy Kerrigan, son éternelle rivale. Aussi brune qu’elle est blonde. Aussi grande et élancée qu’elle est petite et toute en puissance. Aussi féminine qu’elle est « garçon manqué » – « j’ai toujours détesté le mot féminité, qui me rappelle les tampons ou les serviettes hygiéniques », explique Tonya Harding.
C’est la « princesse de la glace » contre « le petit barracuda », comme les surnommait l’ancien entraîneur de Tonya Harding, Dody Teachman. Un duel fratricide remis en lumière par la sortie, mercredi 21 février, du long-métrage Moi, Tonya de Craig Gillespie.
Dans les mémoires, l’affrontement Harding-Kerrigan, c’est surtout un cri. Celui d’une jeune femme habillée d’un body de dentelle blanche, effondrée dans un couloir de la Cobo Arena de Detroit (Michigan). D’une voix lancinante, Nancy Kerrigan, s’époumone : « Why, why, why ? » (« Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?).
Le 6 janvier 1994, six semaines avant les Jeux olympiques d’hiver de Lillehammer, en Norvège, la jeune espoir du patinage artistique américain – médaille de bronze aux JO de 1992, championne des Etats-Unis 1993 – vient d’être agressée, juste après son échauffement. Quelques centimètres au-dessus de son genou droit, un homme l’a frappée avec une matraque télescopique avant de prendre la fuite.
L’enquête progresse vite. La police retrouve l’homme qui a tenté de briser le destin de celle qui était programmée pour briller. Pour 6 500 dollars, Shane Stant, 22 ans et un physique nourri aux barils de protéines et UV, a accepté d’« éliminer une patineuse ».
C’est un coup de fil qui lui a permis de décrocher le contrat. Le lendemain de Noël 1993, Shane Stant conduit vingt-deux heures d’Arizona vers Portland pour rencontrer les commanditaires de l’attaque : Shawn Eckhardt, l’ancien garde du corps de Tonya Harding, et Jeff Gillooly, son ex-mari.
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— Elke.c Mon Jul 29 04:27:13 +0000 2019
Après avoir d’abord envisagé de sectionner le tendon d’Achille de Nancy Kerrigan – une demande que Stant refuse –, les trois hommes s’accordent pour viser la jambe droite de la sportive. Celle sur laquelle elle se réceptionne lors des sauts. Celle sans laquelle elle ne pourra pas faire partie de l’équipe olympique américaine. Celle qui, hors d’état de concourir, garantit surtout un peu plus à Tonya Harding son ticket pour les Jeux.
Le scandale éclate. C’est « le mariage ultime du pouvoir des grands événements et du pouvoir du voyeurisme », résume Dick Ebersol, alors patron de NBC Sports.
La blessure de Nancy Kerrigan n’est pourtant pas si grave. La patineuse est finalement du voyage olympique, tout comme Tonya Harding – le comité olympique américain envisage un temps une exclusion, mais se rétracte sous la menace d’un procès du clan Harding. Sur la glace norvégienne, les deux sportives partagent un entraînement, mais pas un regard. Nancy Kerrigan porte pourtant la même tenue que le jour de son agression – difficile de ne pas y voir un geste de défi.
Pour l’épreuve du programme court, 126,6 millions d’Américains sont devant leur petit écran – la quatrième plus forte audience de l’histoire de la télé américaine de l’époque, selon L’Equipe. Rebelote pour le programme libre.
Nancy Kerrigan, l’ange brun, patine comme jamais, mais doit se contenter de l’argent. Une caméra de CBS oubliée dans un couloir de la patinoire olympique filme la blonde Tonya Harding, paniquée par un lacet cassé qu’il faut remplacer au pied levé. Echevelée, la jeune femme fait son entrée en retard, s’élance avant de fondre en larmes devant le jury en se tenant le pied. Elle échoue à la huitième place.
Quelques semaines plus tard, en mars, Jeff Gillooly et Eckhardt plaident coupables de racket. Tout en niant avoir participé au complot, Tonya Harding, pour éviter tout procès, plaide coupable d’entrave à la justice. Elle affirme avoir appris après coup l’attaque, et reconnaît seulement n’avoir pas prévenu immédiatement la police. Elle est condamnée à trois ans de probation, 500 heures de travaux d’intérêt général, et 160 000 dollars d’amende (soit environ 130 000 euros). L’association de patinage artistique américaine la bannit définitivement.
Sa vie, dès lors, n’est qu’une suite de justifications inaudibles. Personne ne veut croire en l’innocence de celle dont le nom devient synonyme de trahison – « Je ne ferais pas une “Tonya Harding” », promet d’ailleurs Barack Obama durant sa campagne pour la primaire démocrate en 2007.
Qui pourrait croire, après tout, cette enfant de l’Amérique « white-trash » qui s’est déshonorée ? « J’ai toujours été la méchante de l’histoire », analyse-t-elle, lucide. Car Tonya Harding est issue d’un milieu social défavorisé. « Enfant, elle patine sur du ZZ Top quand les autres glissent sur du Mozart », écrit le New York Times dans un long portrait consacré à la sportive à l’occasion de la sortie du film.
Surtout, Tonya Harding vient d’une famille de violence. Dans la presse, la patineuse raconte comment ses parents lui ont tiré dessus, un jour de colère. Comment sa mère, alcoolique, cousait ses costumes « en les truffant de sequins pour que ses cuisses en soient coupées ». « On me disait que j’étais grosse. Que j’étais moche. Que je ne ferais jamais rien de ma vie », raconte-t-elle au NYT.
Une violence dont elle n’échappera que pour échouer dans les bras d’un mari qui la frappe tout autant. Il vendra d’ailleurs en septembre 1994 la vidéo de leurs ébats sexuels pendant leur nuit de noces pour 200 000 dollars à Penthouse.
De son côté, Nancy Kerrigan n’est pas née non plus avec une cuillère en argent dans la bouche. Son père, soudeur, passait la surfaceuse dans la patinoire de Woburn (Massachusetts) pour financer les heures d’entraînement de sa fille. Sa mère, presque aveugle, grévait le budget familial pour lui acheter des costumes griffés de la styliste new-yorkaise Vera Wang.
Mais avec son physique de jeune première et son port altier, Nancy attire l’œil. Elle décroche vite des contrats publicitaires avec les soupes Campbell, Ray-Ban, Reebok, devient égérie de Disney… « C’était une princesse, et moi un tas de merde », résumera en 2014 Tonya Harding.
Déchue, Tonya Harding ne reprendra jamais le chemin des patinoires, et tente de vivoter sur son nom. C’est d’abord une incursion à Hollywood, dans un nanar d’action. Arrêtée pour conduite en état d’ivresse, elle s’illustre en 1994 dans un gala de catch, puis dans l’émission américaine Celebrity Boxing, où elle met KO Paula Jones, cette femme qui avait accusé Bill Clinton de harcèlement sexuel. L’ancienne patineuse tente de devenir boxeuse professionnelle en 2003, mais abandonne − la faute à son asthme, officiellement −, sans avoir réussi à se départir de son image de paria.
Plusieurs fois, elle tente pourtant de se justifier dans des émissions télévisées. Mais elle se contredit, s’échine à convaincre ceux qui ne veulent pas être convaincus. « J’ai déçu tout un pays, comment est-ce même possible ? », se demande-t-elle face à Oprah Winfrey, la star de la télévision américaine.
Pour les vingt ans de « l’affaire », deux documentaires sur la déchéance de l’ancienne virtuose des patins sont diffusés. Le réalisateur Steven Rogers en rachète les droits cinématographiques pour 1 500 dollars. Dans Moi, Tonya, la patineuse est incarnée par l’actrice australienne Margot Robbie, qui s’attelle à redorer le blason entaché de l’ancien « vilain petit canard » des patinoires. Ce n’est qu’en janvier, pour la promotion du film, que Tonya Harding avouera finalement avoir « entendu des choses, des gens parler » avant l’agression de Nancy Kerrigan.
« Pour une fille comme moi, la jouer gentille et en fonction des règles ne m’aurait jamais permis d’aller nulle part, résume Tonya Harding au New York Times. Si j’avais réussi, on aurait dit que j’étais l’incarnation du rêve américain. Maintenant, je suis juste l’incarnation de l’Américain tout court. »
Charlotte Chabas
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