« La révolution n’est pas un dîner de gala », disait Mao. Mais il se peut qu’elle soit une tea party (un goûter), du moins selon les plus virulents opposants actuels du président Obama. Un mouvement citoyen décentralisé inconnu avant 2009, invoquant le nom d’un moment fondateur dans l’histoire américaine – la Boston Tea Partyde 1773 –, est en passe de devenir la première formation politique d’opposition, du moins si l’opposition se mesure en décibels. L’élection du républicain Scott Brown comme sénateur du Massachusetts le 19 janvier, qui a privé les Démocrates de leur super-majorité au Sénat et a mis en péril la réforme du système de santé souhaitée par Obama, est considérée comme la première victoire des Tea Partiers. Leur foudre populiste n’épargne pas non plus les Républicains, même s’ils sont leurs alliés objectifs du fait de leur commune opposition à Barack Obama : le parti de George W. Bush est, à leurs yeux, coupable de modération et de compromission face à l’ennemi commun. Mouvement citoyen (ou se proclamant tel), sans affiliation partisane (en principe) ni organisation centralisée : le sursaut des Tea Parties est difficile à cerner politiquement. En fait, c’est une mosaïque bien américaine, composée de tactiques politiques empruntées à la gauche et au mouvement associatif, d’une référence prétendument non-partisane aux « Pères fondateurs », et d’un discours – sincère pour certains, stratégique pour d’autres – provenant de la droite libertarienne.
La colère de Rick Santelli / youtubeLe mouvement est né il y a un an. Il puise ses origines dans l’opposition aux mesures portées par le président Obama dès son entrée en fonction pour atténuer les conséquences de la crise financière. Le 19 février 2009 est le plus souvent présenté comme la date de naissance du mouvement. Ce jour-là, le journaliste économique Rick Santelli de la chaîne câblée CNBC succombe à une crise de colère, diffusée en direct du Chicago Mercantile Exchange, s’en prenant au soutien financier proposée par la nouvelle administration aux Américains qui sont sur le point de perdre leur domicile parce qu’ils n’arrivent pas à payer leurs prêts immobiliers. Se demandant pourquoi les citoyens plus protégés devraient « subventionner les prêts immobiliers des losers », il annonce, un brin malicieux, une Tea Party à Chicago au mois de juillet. Il invite « tous les capitalistes » à s’assembler aux bords du Lac Michigan.
Il fait référence à un événement raconté aux jeunes Américains dès l’école primaire : à Boston en 1773, dans la période prérévolutionnaire, les coloniaux américains, se révoltant contre la décision du Parlement britannique d’imposer la consommation du thé (dont ils assurent le monopole), s’habillent en costumes indiens, prennent d’assaut, la nuit, plusieurs vaisseaux commerciaux britanniques, et déversent le contenu de centaines de coffres de thé dans le port de Boston. Ce bref épisode d’agitation politique est passé à la postérité sous le nom de Boston Tea Party .
La tirade de Santelli ne fait que donner un nom à un courant de sentiments anti-Obama répandus depuis la campagne de 2008. Une partie de la droite avait déjà traité le candidat démocrate de « socialiste ». Le plan de relance (« stimulus »), proposé par son équipe économique dès janvier 2009, avait attiré les foudres de Rush Limbaugh, le célèbre animateur de talk-radio conservateur, qui en avait dénoncé le gâchis (notamment parce qu’il finançait des projets aidant les campagnes électorales de certains représentants et sénateurs). L’idée d’une Tea Party « 2009 » fait alors fureur dans certains milieux conservateurs et libertariens. Comme journée d’action, ils choisissent le 15 avril, la date-limite avant laquelle les Américains doivent payer leurs impôts. Ce jour, quelque 750 réunions ont lieu un peu partout dans le pays, dans les grandes comme dans les moyennes villes. On parle d’un mouvement populaire, mais ces manifestations obtiennent un soutien important de la part d’associations conservatrices. Surtout, elles obtiennent un débouché médiatique, grâce à la chaine conservatrice Fox, qui leur consacre une journée entière de reportages. Encore une fois, le plan de relance est visé.
Arrive l’été : la réforme du système de santé prend la relève du plan de relance comme cible principale. Alors que les élus démocrates retournent dans leurs circonscriptions pour expliquer la réforme, les réseaux formés lors des manifestations du printemps encouragent les militants du Tea Party à participer aux assemblées organisées par leurs élus et à perturber leur bon déroulement. Avec succès : ces réunions sont le théâtre de violents accès de colère, qui seront d’autre part largement diffusés sur Internet et dans les médias. Le New York Times apprend que ces tactiques sont explicitement encouragées par les nouveaux réseaux militants. Le site web Tea Party Patriots incite les fidèles à « remplir la salle », à « crier et contester leur [représentant] dès le début », à « le faire dévier de son script et de son ordre de jour ». Certains militants ont même étudié les méthodes de Saul Alinsky – le père du community organizing dont s’est inspiré Barack Obama alors qu’il militait dans les quartiers pauvres de Chicago. Ces tracas estivaux culminent avec la marche sur Washington de quelques dizaines de milliers de sympathisants pour une manifestation anti-Obama le 12 septembre. Le trait d’union qui relie ces protestations diffuses, émanant d’horizons divers et visant des questions éparses, est la phobie de l’État : la crainte que l’administration Obama ne prépare une sorte de mise au pied de la société par le gouvernement.
En principe, les Tea Partiers adoptent une stratégie du « ni-ni » : ni républicain, ni démocrate. En pratique, leur objectif est d’infléchir l’orientation politique du parti républicain. Surtout, ils veulent contraindre les Républicains à adopter une lignée plus conservatrice, mais conservatrice uniquement au sens d’« antiétatique » : ils restent relativement silencieux sur les questions morales et les « valeurs », tels l’avortement et le mariage gay, questions dont George W. Bush a habilement su tirer profit. On pourrait même dire que les Tea Partiers prônent une sorte d’« entrisme » à la manière des groupuscules d’extrême gauche dans les années 1970 : réaliser son programme en infiltrant un parti politique officiel et en établissant une « hégémonie » idéologique sur lui.
Le point crucial dans le développement de cette stratégie a lieu lors des élections de novembre dernier, lorsqu’une élection partielle est organisée dans une circonscription (pour la Chambre des représentants) du upstate New York, surnommé dans le jargon électoral « NY-23 » (le représentant en place avait été nommé à un poste gouvernemental par Obama). Pour s’opposer au candidat démocrate, la machine républicaine investit une maire de la région. Très vite, de nombreux conservateurs s’insurgent contre la décision de leur parti. Ils dénoncent cette candidate officielle comme une « RINO » – une« Republican in Name Only » (républicaine uniquement par le nom). Un candidat indépendant – un comptable nommé Doug Hoffman –devient une cause célèbre pour les conservateurs, ainsi que pour le mouvement Tea Party. Le soutien qu’il attire contraint la candidate officielle du parti républicain à se retirer. L’électorat conservateur reporte massivement ses voix sur Hoffman, qui devient le candidat républicain de fait. Mais si les résultats sont serrés, cette guérilla n’atteint pas son objectif : c’est le Démocrate qui remporte le siège.
Pour les Tea Partiers, la leçon à en tirer est simple mais essentielle : une mobilisation populaire et nationale peut forcer la main du parti républicain et le contraindre à s’aligner sur ses propres valeurs. À l’approche des élections de mi-mandat de novembre 2010, cette stratégie est vigoureusement poursuivie dans plusieurs scrutins importants. Il s’agit, du moins dans un premier temps, de soutenir des candidats en phase avec les Tea Partiers contre des candidats de l’establishment républicain, suspects de compromissions et d’impureté idéologiques. C’est le cas dans la primaire sénatoriale en Floride, prévue pour le mois d’août. Le candidat républicain adoubé est Charles Crist, le gouverneur de l’État. Normalement, un candidat avec un tel profil serait presqu’imbattable lors des primaires, au point de décourager tout rival éventuel. Mais Crist a soutenu le plan de relance d’Obama, notamment parce qu’il offrait des fonds aux États. Il a aussi eu le malheur de s’être fait filmé serrant le Président dans ses bras, lors d’un meeting qu’ils avaient présidé ensemble. Les Tea Partiers ont attaqué Crist, tout en choisissant leur propre champion : Mario Rubio, le charismatique président de la législature de l’État, âgé de 38 ans. Grâce à la publicité que le soutien des Tea Partiers lui a apportée, il devance désormais Crist dans les sondages. Situation parallèle dans le Kentucky : le républicain adoubé par son parti, Trey Grayson, subit l’assaut du médecin Rand Paul, poussé (et financé) par les Tea Partiers. Celui-ci est le fils de Ron Paul, le libertarien dont la campagne pour l’investiture républicaine à la présidence en 2008 avait suscité l’enthousiasme chez les mêmes courants qui sont actuellement les fantassins du mouvement Tea Party. Paul a rallié des militants en critiquant le soutien de son concurrent pour le bailout (le plan de sauvetage des banques adopté au moment de la crise de 2008). Désormais, les sondages pour la primaire le placent en position de favori.
Prendre ainsi d’assaut le parti républicain est une manière pour les Tea Partiers de mettre en pratique l’une des maximes qui leur tient à cœur : ne faire confiance à aucun parti politique, pas plus les Républicains que les Démocrates. Toutefois, les associations et personnalités qui animent le réseau des Tea Parties suggèrent une réalité plus complexe, où le discours du « ni-ni » cohabite avec la droite libertarienne. C’est le cas notamment de FreedomWorks, un des principaux soutiens associatifs du mouvement. L’association a été fondée en 1984 par Dick Armey, un économiste élu par le Texas à la Chambre des représentants, où il a été le chef de file des Républicains pendant les années 1990. Dans la biographie mise en ligne par l’association, son pragmatisme ainsi que son esprit bipartisan sont loués (notamment le fait qu’il ait collaboré avec le président Clinton sur la réforme du welfare). Mais, en même temps, son récit est celui d’un homme de principes trahi par les élites. Parmi ces principes bafoués arrivent en tête la préférence des Américains pour le small government – c’est-à-dire pour l’imposition de limites strictes au pouvoir et aux finances du gouvernement fédéral. Armey fut abasourdi, par exemple, par la décision du premier président Bush de revenir sur sa promesse électorale de ne pas augmenter les impôts, se demandant comment un leader pouvait à ce point ignorer les préférences de son parti et de ses électeurs. C’est pour cette raison que FreedomWorks insiste sur la nécessité de l’engagement des citoyens (grassroots activism) : « Le gouvernement est au service de ceux qui se font entendre » (« government goes to those who show up »). Toujours est-il que les objectifs de ce militantisme ressemblent à un manifeste de libéralisme économique on ne peut plus classique. Si FreedomWorks « recrute, éduque, forme et mobilise des milliers de militants bénévoles », c’est pour « lutter pour moins de gouvernement, moins d’impôts, et plus de liberté ». Il souhaite d’autre part abolir le code fiscal actuel, remplacer les retraites financées par la répartition du Social Security par un mécanisme de capitalisation, et donner aux ménages des « alternatives » à l’école publique. En même temps, l’association s’en prend aux groupes d’intérêts qui soutiennent le parti démocrate : les syndicats d’enseignants et les avocats. FreedomWorks crie sans doute plus fort, mais ses priorités divergent assez peu d’un programme républicain ordinaire.
La même tension se trouve dans un autre pilier de la galaxie des Tea Partiers, le 9.12 Project. Son créateur est Glenn Beck, un animateur très populaire de talk-radio, qui a aussi sa propre émission sur la chaîne conservatrice Fox. Son image de marque : un humour un peu clownesque accompagné de commentaires sur l’actualité politique d’inspiration libertarienne. Le nom même du 9.12 Project se veut une profession de foi bipartisane : c’est une référence au lendemain du 11 septembre (9.12, soit le 12 septembre). Selon son site, « le jour suivant l’attaque contre l’Amérique, nous n’étions pas obsédés par la question des États rouges [républicains], des États bleus [démocrates], et des partis politiques. Nous étions unis en tant qu’Américains, et nous étions debout ensemble pour protéger la plus grande nation jamais créée ». C’est cette logique qui a inspiré le choix du 12 septembre 2009 comme date de la grande manifestation du mouvement à Washington.
Mais ces mots fédérateurs cachent mal un parti pris en faveur du libéralisme économique et de la droite libertarienne. Se présentant comme un mouvement civique destiné à tous ceux qui se sentent « impuissants » à changer la direction dans laquelle se dirige le pays, le 9.12 Project prône un retour à l’union sacrée qui avait apparemment régné au lendemain du 11 septembre, par le biais d’un ressourcement aux principes américains fondamentaux – qui (bien commodément) se réduisent à neuf « principes » et douze « valeurs ». Chacun des principes est –dans un esprit d’union – prétendument tiré d’un écrit d’un des Pères fondateurs de la République. Mais le décalage entre le texte d’inspiration et le principe qui en est tiré est révélateur des véritables choix idéologiques du mouvement, qui manque de loin son objectif bipartisan : les principes défendus traduisent presque systématiquement le souci de l’intérêt général et la défense des libertés individuelles des Pères fondateurs dans un langage nationaliste et égoïste. Par exemple, le septième principe est celui-ci : « Je travaille beaucoup pour ce que j’ai et je le partagerai avec qui je veux. Le gouvernement ne peut me forcer à être charitable ». Quel Père fondateur a pu inspirer une telle boutade ? Personne d’autre que le bon George Washington lui-même. Toutefois, la citation dont ce principe est la prétendue traduction est bien plus mesurée : « Quiconque demande la charité ne la mérite pas, mais tous sont dignes d’être examinés, quitte à ce que les méritants en pâtissent ». Et quand on examine dans son intégralité le texte dont cette citation est tirée (une lettre de Washington à son neveu écrit en 1783), il suggère une sensibilité aux antipodes de celle que lui impute Glenn Beck : « Que votre cœur éprouve les douleurs et les malheurs de chacun, et que votre main donne selon les capacités de votre bourse » . En somme, la fondation de la Eépublique américaine est mise au service d’un ordre du jour bien particulier.
Comment caractériser de manière plus précise l’idéologie des Tea Partiers, une fois que l’on a associé ce mouvement à la droite libertarienne, et que l’on reconnaît que l’antiétatisme est son premier réflexe politique ? D’abord, il se définit par une référence à certains principes constitutionnels américains, même si ses promoteurs choisissent habilement ceux qui incarnent le mieux leurs valeurs. Le document de référence est le Bill of Rights, soit les libertés fondamentales définies dans les dix premiers amendements de la Constitution américaine. Le mouvement insiste beaucoup sur le second amendement, qui défend le port des armes. Mais les Tea Partiers insistent moins sur l’utilité concrète de cette stipulation que sur les limites qu’elle pose à l’autorité étatique. Comme l’écrit un candidat au Congrès sur le site du Tea Party de Parkersburg (Virginie Occidentale), le second amendement reflète la méfiance des Américains à l’égard du gouvernement colonial britannique, et vise à « protéger les citoyens contre un autre gouvernement incontrôlé qui souhaiterait les prendre en main ».
Cette lecture du second amendement explique l’engouement des militants pour un autre amendement, le dixième. Son caractère plus abstrait – il n’évoque aucun droit précis, telles les libertés de presse ou d’association – fait qu’il est un des moins connus des amendements. Le dixième amendement est une sorte d’attrape-tout : il réserve aux États et au « peuple » l’ensemble des pouvoirs qui ne sont pas nommément délégués au gouvernement fédéral (« The powers not delegated to the United States by the Constitution, nor prohibited by it to the States, are reserved to the States respectively, or to the people »). Selon les Tea Partiers, cet amendement est foulé aux pieds par la jurisprudence contemporaine, qui acquiesce sans scrupules à l’envolée des pouvoirs du gouvernement fédéral alors même que ceux-ci sont (selon eux) inconstitutionnels. Ils trouvent ainsi dans le dixième amendement une arme efficace pour combattre toutes les expansions de l’autorité fédérale proposée par Obama – notamment sa réforme du système de la santé. En Virginie, certains élus de la législature de l’État ont proposé un projet de loi qui interdirait de fait l’application de certaines mesures de la réforme (telle l’obligation d’acheter une assurance-maladie), en arguant que le gouvernement fédéral outrepassait les pouvoirs que cet amendement lui accorde. Des initiatives semblables, surnommées des résolutions de « souveraineté des États » (« state sovereignty resolutions »), ont été introduites dans les législatures de la majorité des États. Sur le web, le Tenth Amendment Center prête sa voix aux mêmes thèmes que les Tea Partiers.
Le mouvement semble d’autre part tenté par certaines idées chères aux conservateurs plus classiques. Les Tea Partiers s’opposent farouchement aux efforts pour contrôler le réchauffement climatique. Leur raisonnement ? Le réchauffement de la planète est un mythe et la science qui prétend le prouver est incomplète, voire mensongère. Ils s’opposent d’autre part à la réforme de l’immigration – c’est-à-dire aux efforts, commencés sous Bush, pour trouver une voie aboutissant à la régularisation des millions d’immigrés illégaux présents sur le sol américain. Dans les deux cas, ces positions sont au moins en partie justifiées par leur antiétatisme foncier : le réchauffement climatique est considéré comme un prétexte pour élargir les pouvoirs du gouvernement fédéral, alors que la réforme de l’immigration est citée comme un exemple du mépris du gouvernement pour la loi (puisqu’il entend récompenser des activités « criminelles »).
Les Tea Partiers ne sont pas du genre à se fier à un « maître-penseur ». Toutefois, s’il y a un écrivain dans la pensée de laquelle beaucoup de ces militants se retrouvent – du moins ceux ayant le goût pour les principes abstraits –, c’est l’écrivaine Ayn Rand (1905-1982). Il est difficile d’expliquer la fascination des Américains pour cet auteur, quasi inconnue en France à l’exception de quelques adeptes. Beaucoup d’enseignants américains en ont fait l’expérience : si vous demandez en début d’année à vos étudiants de citer l’un de leurs livres préférés, il y en a toujours un, souvent parmi les plus doués, pour citer un roman d’Ayn Rand, soit The Fountainhead (La Source vive) soit Atlas Shrugged (La Révolte d’Atlas). Immigrée russe, fuyant la révolution bolchévique pour Hollywood, et ensuite New York, Ayn Rand a offert à son pays d’adoption une philosophie fondée sur l’individualisme extrême qu’elle baptise « objectivisme ». C’est une sorte de Nietzsche pour les diplômés de business school. Toutefois, ses idées, bien que jugées assez risibles par la plupart des universitaires, exercent une fascination sur les libertariens de droite, qui, en pleine révolte contre Obama, leur trouvent une qualité prophétique.
La clé de voute de la pensée d’Ayn Rand est un argument assez surprenant : l’altruisme, prétend-elle, est la position éthique la plus immorale qui soit. L’altruisme conçoit l’individu comme une bête sacrificielle, n’ayant aucune valeur en soi. L’altruisme est en fait un collectivisme : un principe d’organisation sociale niant la liberté et l’indépendance individuelle. Puisque seuls l’individu et ses actions sont susceptibles de dignité morale, l’égoïsme est non seulement un fait, mais une vertu – plus encore, la vertu la plus élevée qui soit. Par conséquent, le principe d’organisation sociale le plus vertueux qui soit est le capitalisme, le seul système ¬qui ne méprise pas l’individu et qui ne le force pas à sacrifier ses désirs et son raisonnement à une instance collective. Rand va même jusqu’à dire que l’argent est inséparable de l’individualisme : dans un argument diamétralement opposé à celui de Marx, elle prétend que l’argent est non pas l’aliénation du travail productif, mais son expression la plus pure. La justification du capitalisme ne saurait donc être seulement pragmatique ou réaliste : sa grandeur est avant tout morale.
Bien qu’elle admire les fondateurs des États-Unis d’avoir traduit cette éthique dans une forme politique concrète, Rand discernait dans la société américaine de l’après-guerre une tendance vers la négation de l’éthique égoïste et vers l’imposition par la force des valeurs « altruistes-collectivistes ». Son roman le plus célèbre, Atlas Shrugged, raconte une Amérique fictive conduite à la déchéance par un gouvernement collectiviste, jusqu’aux forces productives de la société – les capitalistes eux-mêmes (pour faire court) font grève ! Dans ses écrits et ses interventions, Ayn Rand dénonçait les évolutions liées aux politiques de Franklin D. Roosevelt et Lyndon Johnson, s’en prenant, tour à tour, aux politiques inflationnistes, à la Réserve fédérale, aux « services de soin socialisés », à la lutte contre la pauvreté – toujours au nom de la défense de l’individualisme conte le collectivisme étatique.
La pensée de Rand exprime en termes théoriques les soucis des Tea Partiers. Quand Obama est accusé d’être socialiste (ce qui peut étonner certains Européens), on lui reproche en fait d’être « collectiviste » au sens de Rand : on l’accuse moins d’être un adepte de la révolution prolétarienne qu’un de ces fonctionnaires qui entreprend de limiter la liberté individuelle au nom d’idées faussement bien-pensantes. Les idées d’Ayn Rand sont actuellement injectées dans le débat public par certaines associations, notamment le Ayn Rand Center for Individual Rights. Comme l’explique son président dans une vidéo introductive, la situation présente – la crise économique servant de « prétexte » à une prise en charge de la société par l’État – avait été anticipée par Rand dans La Révolte d’Atlas. Il insiste d’autre part sur le fait que la récession actuelle n’est pas une crise du capitalisme mais, au contraire, une conséquence de la faiblesse (voire de l’absence) du capitalisme dans la société actuelle. Sur son site, le centre présente un discours, écrit pour être lu à une tea party, qui signale l’actualité d’Ayn Rand. Même quand son influence n’est pas directe, elle demeure pertinente : en liant collectivisme et étatisme et en les vilipendant tous deux, ses idées fonctionnent comme une sorte de lingua franca du mouvement tout entier.
Quelles seront donc les conséquences de ce mouvement populaire anti-Obama sur la politique américaine dans les mois à venir ? Dans l’immédiat, les militants doivent se décider sur deux questions liées : faut-il créer une véritable organisation nationale ? Vont-ils jouer un rôle dans les élections de novembre 2010 ? Des premiers pas dans cette direction ont été pris lors du congrès qui s’est déroulé entre le 5 et le 7 février à Nashville (notamment avec la création d’un comité d’action politique, ou PAC, facilitant la collection de fonds pour soutenir « leurs » candidats). Mais le Tea Party devra, comme beaucoup de mouvements ayant du succès, se confronter au défi de la routinisation de son charisme. Le choix entre l’influence politique (soutenir des candidats républicains) ou la fidélité aux principes risque – comme souvent pour les mouvements de gauche – de le diviser et de lui faire perdre son élan. D’autant plus que certains Républicains, impressionnés par la puissance mobilisatrice du mouvement, vont tenter de le récupérer – notamment l’ancienne candidate républicaine à la vice-présidence (et éventuelle candidate pour la Maison Blanche en 2012), Sarah Palin, une favorite des Tea Partiers.
Une autre pression qui pourrait fracturer le mouvement est la tension entre son libertarianisme de droite et le conservatisme social et religieux qui, surtout pendant l’ère Bush, fut un élément essentiel de la coalition républicaine. Ces deux courants ont longtemps coexisté au sein du parti républicain (du moins depuis Reagan), mais leurs priorités ne sont pas les mêmes. Pendant les années 1950, par exemple, quand le mouvement conservateur intellectuel était à ses débuts, Ayn Rand était assez mal vue par William F. Buckley et sa National Review, le principal organe intellectuel des conservateurs. Au sein des Tea Partiers, certains voient sans doute les arguments antiétatiques comme une tactique utile pour dénoncer la politique de Barack Obama ; pour d’autres, ces arguments sont la motivation primordiale de leur engagement. Il n’est pas sûr qu’ils pourront toujours faire régner l’harmonie : dans le Massachusetts, si Scott Brown a certes bénéficié de la phobie de l’État véhiculée par les Tea Partiers, toujours est-il que, fidèle au progressisme bien connu de son État, il soutient le droit à l’avortement. S’il avait à se prononcer sur une telle question au Sénat (ce qui n’est pas prévu), il pourrait contribuer à un éclatement du mouvement.
Enfin, le populisme de droite pourrait encourager un populisme parallèle du coté des Démocrates. Le Tea Party se veut une révolte du peuple contre les « grands » du gouvernement ; les Démocrates pourraient répondre en se présentant comme le parti du peuple contre les « grands » du monde financier et commercial. Mais un tel coup de barre à gauche conviendrait assez mal aux instincts foncièrement centristes d’Obama et de son administration, composée de personnages issus de l’establishment économique, tels Larry Summers et Timothy Geithner.
Le mouvement Tea Party tire sa force du fait qu’il a réussi à accrocher un discours anti-étatiste radical à des valeurs américaines considérées comme « traditionnelles ». Mais c’est aussi sa faiblesse : les discours extrémistes (ou qui peuvent être présentés comme tels) sont souvent mal aimés des Américains. Obama perdra sans doute encore des batailles contre les Tea Partiers et leurs relais dans le parti républicain. Mais son vrai défaut est de s’être laissé lui-même dépeindre comme « radical ». Sa meilleure chance de réussir son mandat sera de prouver que c’est lui, plutôt que ses détracteurs, qui est le plus à même d’incarner la modération en politique.