• 18/02/2023
  • Par binternet
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Tailleur et champion<

Avant l'arrivée du prêt à porter, on se faisait faire le costume d'une vie ou d'une année chez le tailleur. Rencontre avec l'un d'eux, qui a rangé ses bobines de fil mais conservé sa boutique.

Tailleur, culottière, giletière : un costume trois-pièces faisait appel à trois savoir-faire et parfois autant de personnes. Les hommes s'occupaient de la veste, les femmes du pantalon et du gilet. « Assis en tailleur » directement sur la table de découpe, le tailleur pouvait parfois être un handicapé privé de l'usage de ses jambes. Ce qui n'est pas le cas de Roger Mage : passionné de tennis, il est numéro Un français des plus de 80 ans. Et pour jouer, il porte les polos d'un as international du tennis et du vêtement : René Lacoste.


Il en a taillé, des costumes

Au début de la rue de la République, à Saint-Céré, Lot, la petite boutique n'a pas bougé depuis 1945. L'enseigne de fer forgé en lettres manuscrites indique toujours « Roger Mage » et c'est lui qui vous ouvre la porte en veste bleu roi, pantalon noir et cravate assortie. A 90 ans passés, le tailleur de Saint-Céré donne encore des leçons d'élégance, et peut, pour le plaisir, vous dérouler les pièces de flanelle ou de serge dont il faisait des costumes, officiellement jusqu'en 1985. « J'ai eu des clients jusqu'à la fin, et même après », raconte-t-il.

Témoin d'un temps d'avant le prêt à porter, Roger Mage, tailleur pour hommes et dames, réalisait sur mesure le costume que les hommes portaient le dimanche, à Pâques et à la fête de Saint-Céré, au 3e week-end de septembre.

Un costume, c'était 35 heures de travail, deux essayages, des tissus qui arrivaient de Paris en 48 heures chrono (le train coupait la rue de la République en deux), et enfin la livraison. « Tous les samedis, j'en livrais trois ». Le lendemain, caché derrière le volet avec Jeanne, sa femme, Roger reconnaissait ses costumes qui marchaient, cérémonieusement, vers la place de la République.

« Le client est mal foutu »

Pour se payer un costume, il fallait vider le bas de laine : « ça représentait presque un mois de salaire, mais c'était la seule dépense dans l'année, les gens ne partaient pas en vacances », se souvient le tailleur. Lui, pourtant, à 18 ans, aura droit à quelques jours au bord de la mer, dans la Simca 5 d'un copain.

Tailleur et champion

Roger travaille depuis l'âge de 12 ans. Certificat d'études en poche, ce fils de facteur veut apprendre un métier, il demande à être arpète chez le tailleur, M.Lescure, justement pour être bien habillé. Son premier emploi sera de tenir le fer à repasser. Ce lourd fer qui rouille aujourd'hui au fond de l'atelier, il fallait le tenir chaud en le rechargeant de braise de charbon.

Roger apprend vite : les tissus, la découpe, l'assemblage, les toiles qu'on glisse sous la doublure. Surtout, il apprend à masquer les défauts : « Il faut savoir que le client est mal foutu, on s'adaptait à sa conformation. Par exemple, tous les hommes avaient l'épaule droite plus basse, et la hanche gauche plus forte, mais ça ne se voyait plus dès qu'ils enfilaient une veste. » L'épaule plus basse ? « Ne me demandez pas pourquoi, peut-être parce qu'il n'y avait pas de gaucher, avance Roger Mage, qui replonge plus profond dans ses souvenirs : « Une fois à l'école, on a eu un gaucher, il venait de Toulouse, on a cru qu'on nous l'envoyait parce qu'il n'était pas normal ! ».

Il dit non à Lurçat

Tous les matins à 6 heures, Roger est dans son atelier, il remonte manger en vitesse à midi, et retravaille jusqu'à 6 heures du soir. La maison étroite qu'il loue au 12 de la rue de la République est devenue la sienne : « La propriétaire, une Parisienne style Bettencourt, nous l'a donnée ! On est monté à Paris locataire, on est redescendu propriétaire… J'ai toujours eu de la chance », reconnaît-il.

Et une bonne clientèle : les notables lui commandent deux costumes par an, dont un frais pour l'été (pantalon plus clair), et un pardessus pour l'hiver, en velours de laine. Ils sont cinq tailleurs en ville, chacun a du travail. Mais c'est chez Roger que le grand tapissier Jean Lurçat, descendant de ses tours qui dominent la ville, vient passer commande d'une blouse d'artiste. « Je lui ai dit non, je ne sais pas faire les chemises ! » Même fin de non-recevoir pour Mme Lurçat, qui elle, veut… un pantalon ! « La première femme qui m'en avait commandé un m'avait tellement embêté que je me suis promis de ne plus en faire ».

A la fête en chemisette

Pas de pantalon pour dame, donc, mais des jupes, à « 30 ou 40 cm de terre », avec des vestes gansées façon Chanel, petites poches à boutons. Roger Mage fait dans le distingué, la nouvelle collection de tissus tourne dans la vitrine.

En septembre dernier, Roger est allé à la fête, en costume-cravate, comme chaque année. « Mais tout le monde me regardait avec un air étonné, je suis rentré à la maison. » Pour en ressortir, quelques minutes plus tard, en chemisette.


Le chiffre : 35

heures > Pour faire un costume.Mais il fallait un mois de travail pour pouvoir s'en offrir un. Le passage obligé chez le tailleur, c'était pour beaucoup la dépense de l'année.

etonnant > Toute une vie sans jeans. Devenu aujourd'hui l'uniforme mondialisé de toutes les générations, le jean, qu'on a longtemps appelé « blue jeans », n'a jamais passé la porte du tailleur de Saint-Céré. « Un homme en veste de costume avec un jean, ça ne ressemble à rien ! », affirme Roger Mage, « tout le monde en porte, mais ce n'est pas chaud en hiver, et pas frais du tout en été », déplore-t-il, faisant rouler entre ses mains un tissu de Guy Dormeuil, « Superfresh » infroissable. Les fils du tailleur n'ont pas pris la suite, ils sont dans l'optique et la télévision. Mais ils se sont mariés en redingote, signée papa !