• 28/05/2022
  • Par binternet
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Molière, l'entrepreneur star de Louis XIV<

À Paris, rue Molière, la statue du dramaturge n'évoque pas vraiment un start-uppeur. Méditatif, l'auteur du Misanthrope est assis dans une posture songeuse et philosophe de grand homme. Pourtant, pour ses contemporains, Molière est tout sauf cela. Sous le bronze sage et le marbre immobile, se dissimule l'un des entrepreneurs les plus disruptifs de notre histoire. 400 ans après la naissance de Molière, c'est l'occasion de repenser le lien entre arts et contraintes économiques : en dépit de la légende nationale, le théâtre de Molière ne s'est pas fait 'malgré' les enjeux commerciaux, mais bien avec eux.

Le Grand Siècle est un âge d'entrepreneurs [1]. Louis XIV et Colbert promeuvent l'initiative personnelle, la prise de risque mesurée et la réussite financière, même si l'argent reste le grand refoulé. Et la littérature ? Depuis l'invention de l'imprimerie au moins, le livre est une prise de risque, l'investissement d'un éditeur dans un produit, en recherche de clients et clientes. Si, pour les auteurs et autrices, l'objectif est ultimement de parvenir à un poste et à une reconnaissance, la croissance marquée du public, sa diversification, et la multiplication d'ouvrages peu coûteux en petit format leur permet d'espérer des succès importants qui procureront aussi argent et visibilité.

Ce marché de plus en plus nerveux donne naissance à des techniques et des problématiques qui sont celles du marketing moderne : on segmente les publics et l'on positionne et repositionne les ouvrages. Publicité, techniques commerciales avancées, tout est déjà présent et influence non seulement le packaging, mais également le contenu : on fait des chapitres plus brefs ; on choisit des titres et des accroches qui ont une chance de différencier l'ouvrage sur les étagères du libraire. Les auteurs fonctionnent comme des marques, les titres à succès aussi. Il faut de la publicité, du buzz, pour qu'un ouvrage soit vu.

Le théâtre au XVIIe : un véritable business

C'est cependant le théâtre qui, plus que tout autre domaine de la littérature, constitue un véritable business. Au-delà des enjeux esthétiques et moraux des pièces, celles-ci sont conçues avant tout pour réussir. Si Molière écrit le Misanthrope, Le Bourgeois gentilhomme ou Le Malade imaginaire, c'est parce que ces sujets lui permettent de saisir les tendances et événements récents.

Ainsi Le Bourgeois gentilhomme exploite la fascination pour l'étranger et met en scène la récente visite de l'ambassadeur turc en France ; Le Malade imaginaire est une critique à peine voilée de la religion ainsi qu'une pièce de propagande royale ; Le Misanthrope est un all-star qui met en relation une coquette et une prude, des marquis ridicules et un misanthrope patenté, etc.

Il faut comprendre en effet que, pour planifier et créer un spectacle, une troupe réalise des investissements parfois massifs. Un grand spectacle comme Psyché, joué par la troupe de Molière en 1671, mobilise des dizaines de corps de métiers et des centaines de milliers de livres tournoi (une livre tournois égale 20 sous de l'époque).

En termes de risque et d'investissement, s'il faut comparer les grands spectacles du XVIIe siècle à quelque chose, c'est plutôt aux blockbusters hollywoodiens qu'à l'imaginaire des tréteaux de bois. Et si une pièce ne marche pas, on s'en débarrasse. Ainsi, les troupes se font et se défont comme autant de petites entreprises circulant sur le territoire français. Certains acteurs et actrices acquièrent le statut de superstar, sont représentés en gravures ou dans les romans contemporains et, selon les occasions, passent d'une troupe à l'autre, comme des clubs de football achètent des vedettes.

Depuis l'ouverture du théâtre du Marais en 1634, le marché du théâtre parisien est un oligopole, formé de quelques troupes permanentes. Chaque salle joue des pièces de tous genres, mais chaque théâtre possède son créneau : l'Hôtel de Bourgogne est spécialisé en tragédies, le Marais dans les pièces à machines à partir de 1645, la troupe de Molière le sera dans la comédie. S'ajoutent encore de nombreuses troupes itinérantes qui passent par la capitale avant de repartir jouer en province. Tous les coups sont permis. Ainsi, lorsqu'une troupe monte une pièce nouvelle, la troupe rivale s'empresse d'en proposer une autre avec le même titre.

L'Illustre Théâtre, la première entreprise de Molière

Molière, l'entrepreneur star de Louis XIV

C'est dans ce contexte d'effervescence que paraît Madeleine Béjart. Coqueluche des cercles lettrés de la capitale, capable de danser, chanter, composer des vers, elle se lance dans une nouvelle troupe, avec parmi ses membres, un jeune premier issu de la bourgeoisie aisée : Jean-Baptiste Poquelin. Cette première entreprise s'appelle L'Illustre théâtre, fondé le 30 juin 1643 par un contrat d'association.

L'objectif est de se hisser au niveau des troupes concurrentes, ce qui nécessite des investissements importants. Il faut ainsi transformer en théâtre une salle de jeu de paume, ancêtre de nos courts de tennis. Il faut aussi un répertoire : on achète de coûteuses exclusivités à des vedettes de l'époque. Rien de mieux qu'une nouveauté pour attirer le public ! Mais au bout d'un an, L'Illustre théâtre perd son public, croule sous les dettes, ne parvient plus à rembourser ses créanciers, et se retrouve finalement dissous - Molière passe même deux petites nuits en prison et doit emprunter à son père pour se tirer d'affaire.

La troupe s'en va en province, se faire un nom en jouant auprès de Grands comme le comte d'Aubijoux ou le Prince de Conti, cousin du roi. Décors et costumes sont transportés par des sociétés spécialisées. Madeleine, Molière et les autres voyagent comme des stars, bien loin de notre imaginaire de saltimbanques miséreux. En 1658, après plus de dix ans passés à jouer devant les grands, la troupe s'est fait un nom et une réputation. Elle revient à Paris protégée par un puissant mécène, le frère du roi. Mais rien n'y fait, les recettes sont maussades et une nouvelle faillite menace la troupe.

Le coup de génie

C'est alors que Molière a un coup de génie : bousculer le monde du théâtre en proposant une petite comédie dans l'air du temps. Les Précieuses ridicules raconte l'histoire de deux jeunes provinciales qui rêvent de romans et de gloire parisienne, au point d'en devenir ridicules. Le pitch n'est qu'un prétexte : le but est d'aligner des plaisanteries sur les dernières modes littéraires et sociales.

Disruptive, cette pièce l'est à plusieurs égards. Le titre, tout d'abord : Molière choisit habilement cette expression de «Précieuses». Comme le mot woke aujourd'hui, ce terme génère depuis 1653 un buzz négatif autour des revendications féminines par rapport au droit à l'éducation. Molière, pour ou contre ? Probablement ni l'un ni l'autre : l'intérêt, c'est que le mot est tendance.

Disruptive, la pièce l'est également parce qu'elle met en scène toute l'actualité du temps. On parodie les best-sellers du moment, notamment les grands romans de Madeleine et Georges de Scudéry. On évoque aussi la poésie de l'époque, plus proche alors du dynamisme de la musique pop que de Ronsard, ou encore les troupes rivales. Enfin, Molière emprunte son comique aux acteurs italiens. Un jeu fondé autant sur la virtuosité du corps que du texte, ce que Molière, interprète du rôle principal, ne cesse d'utiliser tout au long de la pièce.

Le succès est absolument extraordinaire. En quelques soirs, les recettes de la troupe atteignent des niveaux inédits, la part des comédiens quadruple. Les éditeurs contemporains s'empressent de miser sur le triomphe : Jean Ribou, nouveau venu sur le marché du livre, envoie l'un de ses sbires prendre la pièce en note et la publie, au nez et à la barbe de Molière. Celui-ci, ainsi que les grands éditeurs parisiens, saisissent la justice et obtiennent gain de cause. Ils impriment Les Précieuses ridicules, avec les bénéfices qui s'en suivent.

La création de la « marque Molière »

La troupe de Molière est désormais établie. Les années suivantes, pour réitérer le triomphe des Précieuses ridicules, Molière innove cette fois-ci dans la publicité avec L'Ecole des femmes. Le titre, qui ne correspond pas du tout au contenu de la pièce, s'explique par un effet de gamme, mécanisme commercial courant au XVIIe siècle : après avoir créé L'Ecole des maris l'année précédente, Molière crée l'inverse, L'Ecole des femmes - qu'importe le flacon…

En dépit de la qualité de la pièce, les recettes chutent rapidement. Quoi de mieux alors qu'un bon scandale pour relancer l'affaire ? Dans ses Nouvelles Nouvelles, Donneau de Visé publie une première biographie à scandale de Molière. Dans sa Lettre en vers hebdomadaire, un organe de presse très suivi, Loret suggère que la pièce suscite une fronde. Molière orchestre lui-même ce scandale : le bad buzz est toujours du buzz...

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Il crée ainsi La Critique de l'Ecole des femmes, une comédie en un acte dans laquelle divers ridicules émettent des critiques grotesques à l'encontre de la pièce : un marquisn'aime pas la pièce parce qu'elle est trop conventionnelle, une prude s'offusque des blagues grivoises, un auteur pédant trouve que la pièce ne suit pas assez Aristote, etc. En face, des personnages d'honnêtes hommes et femmes répondent avec bon sens à ces remarques, avec, notamment, une phrase fondamentale pour comprendre la littérature du XVIIe siècle : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire ».

Les recettes de la troupe s'envolent à nouveau. Comme avec les Précieuses ridicules, les contemporains s'engouffrent dans ce nouveau marché : Robinet, Donneau, Boursault, autant de noms oubliés aujourd'hui, écrivent des pièces en réponses à la Critique de l'Ecole des femmes, qui raillent Molière, le mettent en scène, en discutent. Une véritable bataillequi profite à tout le monde, et surtout à Molière.

Corriger les moeurs et fustiger les hypocrites

Mais le procédé a ses limites. Ainsi la première version de Tartuffe créée en 1664 va trop loin. Molière doit alors revoir sa communication. Il modifie la pièce pour diluer la critique anti-religieuse. Il invente surtout le fameux but 'moral' de son théâtre : corriger les moeurs et fustiger les hypocrites, nous dit-il.

En réalité, la pièce n'a jamais été conçue pour cela, seulement pour rire et narguer une certaine religion, mais le coup de com' rend son théâtre inattaquable. Qui donc ne voudrait pas fustiger les hypocrites ? Le résultat est remarquable : la première tant attendue du Tartuffe de 1669 génère le meilleur chiffre d'affaires de toute la carrière de Molière.

Molière est devenu une marque. Après L'Ecole des femmes, toute pièce signée Molière provoque un engouement unique. Quant à Louis XIV, il ne manque pas de comprendre l'intérêt d'avoir dans sa poche un comédien aussi visible. S'il le gratifie de 1000 livres annuelles, il subventionne aussi la troupe à hauteur de 6000 livres. Ce rachat de l'entreprise théâtrale par le pouvoir marque aussi le début d'inserts propagandistes dans les pièces : louanges outrées, publicité déguisée, etc. Molière profite de la visibilité de son théâtre pour diffuser un message royal.

Cette valeur de marque est encore ce qui fait Molière aujourd'hui : demandez aux troupes de théâtre quelles sont les pièces qui remplissent le mieux leur salle ? L'entrepreneur de Louis XIV rivalise avec celles d'Hugo, de Shakespeare ou de Cervantes. Ce n'est pas «malgré» les questions commerciales que Molière a fait du bon théâtre. Au contraire, c'est précisément parce qu'il a su saisir le goût et les tendances contemporaines, les occasions, et que son génie lui a permis d'en faire des merveilles, qu'il nous a livré les chefs-d'oeuvre que nous apprécions encore aujourd'hui.

L'Atlas Molière, de Clara Dealberto, Jules Grandin et Christophe Schuwey, Les Arènes, 272 pages.

[1] Christophe Schuwey, Un entrepreneur des lettres au XVIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2020 ; Hélène Vérin, Entrepreneurs, entreprise : histoire d'une idée [1982], Paris, Classiques Garnier, 2011.