NEON a posé ses valises dans le centre commercial Beaugrenelle, à Paris, sans en sortir pendant 5 jours. Rencontre avec tous ceux qui font fonctionner ce temple du business, des petites mains aux gros acheteurs.
PublicitéJour 1
9 h 59. Devant l’immense façade vitrée, une vingtaine de clients attendent, sagement, que les portes s’ouvrent. Le vigile en costume de Men in Black regarde sa montre. « Le centre Beaugrenelle vous souhaite la bienvenue », susurre une hôtesse dans les enceintes alors que je pénètre dans le lieu. Ça sent le patchouli, la vanille et le cèdre, la musique est douce, le soleil inonde l’atrium, réfléchi par un immense mobile suspendu en haut du puits de lumière. C’est beau, c’est propre, c’est froid. Des cafés, des boutiques, des restaurants : 110 enseignes se partagent les 50 000 m2 de ce centre commercial nouvelle génération en plein cœur de Paris.
« Ici, c’est comme un vestiaire sportif : ce qui se dit dans le PC sécurité reste dans le PC sécurité. »
Je découvre mon chez-moi pour les cinq prochains jours : le PC Verseau, au fond d’un couloir blanc, derrière les portes battantes qui séparent le monde des « shoppeurs » de celui des employés. Une grande pièce occupée par un bureau et des armoires informatiques, une petite cuisine avec un micro-ondes et une cafetière fatiguée, les casiers du personnel, un lavabo, une douche, et mon lit de camp. Ça sent la sueur, comme après un match de foot. D’ailleurs, on me prévient : « Ici, c’est comme un vestiaire sportif : ce qui se dit dans le PC sécurité reste dans le PC sécurité. » Interdiction pour les agents de me parler, a ordonné le patron de l’entreprise sous-traitante. Mais de foot, nous discuterons beaucoup. C’est que les nuits sont longues. A minuit et demi, quand les clients quittent la dernière séance du cinéma, Beaugrenelle s’enfonce dans la torpeur. « Jusqu’à 4 ou 5 heures, il ne se passe rien », reconnaît Fahd*. Pour tuer le temps, on commente les exploits de Messi, avant de se lancer dans une partie de FIFA. « Sinon, on se regarderait dans le blanc des yeux toute la nuit. Il ne faut pas dormir », baille-t-il en faisant quelques pas pour s’étirer. Ici, on s’appelle Fahd, Mounir, Adam ou Fabien, et on lâche souvent quelques mots de créole ou d’arabe. A 2 heures, ils proposent de m’emmener avec eux dans les entrailles du centre. C’est la ronde, celle où ils vérifient la pression du système anti-incendie, traquent les voyants rouges et les valeurs irrégulières sur les cadrans. Le patchouli se fait happer par l’odeur de l’humidité. « Une partie des locaux techniques et du parking est située jusqu’à 6 m sous la nappe phréatique », me racontera plus tard le directeur technique. Une autre odeur m’agresse. Ça prend aux tripes, ça gratte la gorge. Ce sont les cuves de graisse où les restaurants déversent chaque soir, par un système de tuyaux chauffés logés dans les murs, les déchets de leurs cuisines. Retour au PC. Dans la lumière bleutée des écrans de sécurité, je me glisse dans mon duvet et ferme les yeux, bercé par l’image des escalators qui tournent dans le vide.
Jour 2
4 heures. BIP BIP BIP. Je me réveille en sursaut. Dans le noir, Lotfi* me rassure : « C’est le camion de Marks & Spencer. » Au bout du couloir, sur le quai de déchargement, un 33 tonnes recule prudemment. Le supermarché reçoit sa première livraison. Ivan est tchèque, il est parti la veille d’Angleterre et vient déposer de quoi remplir le rayon frais. Le camion est scellé pour prouver qu’il n’a pas été ouvert, un des employés du magasin vérifie la température. 5 °C. « Si on dépasse les 6 °C, on le renvoie. » 11 000 produits sont déchargés ce matin-là, rien que pour le rayon alimentation du Marks & Spencer. Ivan dépose les marchandises sur le quai, une équipe de caristes s’occupe du reste. Loxe et Miky poussent leur chariot jusqu’à l’entrepôt en se racontant leur soirée. Ils se connaissent depuis l’enfance et ont monté un groupe de rap, Brigade de nuit. A l’ouverture du centre en novembre, Miky a posé sa candidature, avant d’être rejoint par Loxe quelques semaines plus tard. « C’est un job sympa, physique, et pas trop mal payé. » Ils veulent que je parle d’un pote à eux, mort en prison. « Les matons l’ont tué. » Je demande : « Et avant Beaugrenelle, vous faisiez quoi ? » Miky sourit. Hésite. Les années de déconne refont surface. « Avant, c’était avant. » Il s’enfonce dans le monte-charge avant de disparaître derrière une pile de yaourts.
Le premier camion à peine déchargé, le second entre à son tour. Ivan repart. Pas le temps de papoter, il doit passer par la Belgique récupérer une cargaison de pommes de terre, dormir quatre heures, et direction l’Angleterre. Je retrouve Miky, Loxe et les autres un étage au-dessus. Ils passent à la ségrégation : les aliments sont triés par famille, posés près des rayonnages, le reste va dans la chambre froide.
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7 heures. Une autre équipe prend le relais. Tailleur pour les filles, veste pour les garçons, ils vont s’occuper de la mise en rayon, tenir les caisses, conseiller les clients. Dix minutes avant l’ouverture, c’est le brief à l’espace vêtements féminins. On parle taux de conversion et opérations exceptionnelles, on applaudit les résultats de la veille, on découvre les objectifs du jour. Dans la salle du personnel, au fond d’un couloir, un panneau attire mon attention. La photo d’une employée, tout sourire, « vendeuse de la semaine ». A côté, un ticket de caisse est punaisé, une jolie addition de 552 euros, accompagnée d’un petit mot : « Bel exemple de vente croisée. Bravo ! »
« L’offre existe ailleurs, mais on vient rechercher autre chose, quelque chose d’animal : un contact. On a de plus en plus besoin de ça. »
20 heures. Atrium. La sono est poussée à fond. « Je vous préviens, s’il y a une rumba, je file. » Le jeudi, c’est nocturne. Et qui dit nocturne dit animations. Ce soir, c’est musiques latines, et Anna, 61 ans, ne voulait pas rater ça. « Le lieu se prête à la danse, c’est l’occasion de faire des rencontres. » Un mambo met fin à notre discussion. « Tout ça, c’est du spectacle, de l’animation, mais avant tout du business, pas du social, analyse l’éthologue Jean-Marc Poupard. Quand on interroge les gens sur ce genre de lieux, leur perception est négative, on nous parle de temples de la consommation. Mais on retrouve ces mêmes personnes ici le week-end. L’offre existe ailleurs, mais on vient rechercher autre chose, quelque chose d’animal : un contact. On a de plus en plus besoin de ça. » « Il y a l’idée du confort du client, mais la finalité est absolument commerciale », ajoute Thibaut Besozzi, sociologue urbain. « Malgré tout, cela apporte plus de mixité, car le centre commercial est presque un espace public. On fait généralement une critique assez rapide en les réduisant à ceux des périphéries. Mais dans les centres-villes, ils renvoient à la place du village, avec des vrais lieux de rencontre. » Sur le marbre blanc éclairé par des spots de discothèque, ça se déhanche avec plus ou moins d’élégance dans les effluves de patchouli. « Normalement, je n’aime pas les centres commerciaux, avec les poussettes partout et les gens qui parlent fort. Là, ça change », sourit Amine, qui a fait péter le marcel. Toutes les semaines, il danse la salsa dans une salle. « Mais on est face à un miroir. Ici, c’est un vrai espace. Et puis, après, on grignote un morceau sur place. »
Jour 3
15 h 30. Karim attend. Comme souvent. Le nœud de cravate impeccable, les cheveux gominés sous sa casquette, il observe la rue. Pour 10 euros, un client peut lui laisser ses clefs de voiture. « Moi, j’aime les femmes, les montres et les voitures. Alors ici, je joins l’utile à l’agréable », plaisante le voiturier de 38 ans. Il liste les bolides qu’il a eu l’occasion de conduire. Des Porsche 911, une Maserati GranTurismo, et une Bentley Continental coupée. « Le modèle de mes rêves. Mais il faudrait que je travaille mille ans pour me la payer. » Karim se penche et observe ma nuque attentivement. « Ça va, tu as un joli dégradé. » Il précise : « Je suis coiffeur visagiste. » Le job de voiturier lui prend quelques heures par jour, il passe le reste du temps à faire des permanentes dans un salon parisien. Auparavant, il a été chauffeur de maître et a monté un restaurant en Algérie. Il se laisse prendre en photo, il a d’ailleurs aussi été mannequin. Mille vies en une. « Avec une vingtaine de voitures par jour, c’est parfois long », reconnaît son collègue, qui vient prendre la relève. « Le temps, c’est dans la tête », l’interrompt Karim. Avant d’aller renseigner une touriste, il ajoute : « Si tu veux, je te fais la coupe à 17 euros. »
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Il faut encore et toujours innover pour attirer chaque année 12 millions de personnes.
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— VithuBala⭐ Fri Nov 27 04:12:08 +0000 2020
Ils sont des centaines, chaque jour, à faire tourner la machine : sous-traitants, comme pour le ménage ou la sécurité, ou directement embauchés par les boutiques. A la barre de ce paquebot de 700 millions d’euros, Manuel Tessier, 33 ans. Lui se voit comme un maire de village et fait en sorte que ses administrés (les boutiques) payent le moins de charges possible, en leur offrant le meilleur service. Pour séduire ses clients, Beaugrenelle mise sur le luxe, des services innovants (un atelier de réparation chez Darty, des sessions de running chez Nike), des restaurants chics et un attirail high-tech à base de bornes interactives ultra modernes et d’applis pour smartphones. Il faut encore et toujours innover pour attirer chaque année 12 millions de personnes. C’est l’objectif assigné à Manuel. Selon une étude du cabinet Xerfi Precepta, les 750 hypermarchés et centres commerciaux français voient leur chiffre d’affaires baisser depuis 2008. L’alimentaire ne suffit plus. « Le plaisir d’acheter, en perte de vitesse, va être remplacé par le plaisir de se promener », prédit le cabinet. C’est le « retailtainment », un mix entre commerce et loisirs, soit « l’utilisation de sons, d’ambiances, d’émotions et d’activités pour mettre les clients dans un esprit de consommation ». C’est pour ça que cette odeur de patchouli ne quitte pas mes narines. C’est le parfum du centre créé par Emosens, une société de « marketing olfactif ». « Nous avons travaillé à partir de maquettes, de photos et de mots-clés : “modernité”, “haut de gamme”, “spacieux”, “lumineux” », raconte Stéphane Arfi, son directeur. Du patchouli, donc, pour le côté actuel et luxueux, mais pas trop de fleurs pour ne pas faire vieillot. « Une étude a prouvé que, quand un magasin est bien parfumé, on y reste 30 à 40 % plus longtemps. » Et plus on reste, plus on achète… Après le dîner, une dernière virée dans le centre désert. Il n’y a que moi et mon reflet dans les vitrines, à l’infini. Soudain, la sensation que deux yeux me fixent. Une petite fille me regarde, immobile. Je sursaute, et elle disparaît, avalée par l’écran publicitaire où elle laisse la place à un garçon. Son short est à moins 30 %.
Jour 4
« Bosser dans un magasin, oui, avec un costume, ça fait bien. Mais pas le ménage. »
6 heures. Bassari* fait des va-et-vient dans les allées avec son auto-laveuse. Il a fait 1 h 40 de trajet depuis Créteil, pour 3 h 30 de travail aujourd’hui. 500 euros à la fin du mois, « parfois 700 ». Alors il espère. Le CDI, même si on lui a répété comme une évidence : « C’est la crise ». Un second boulot, aussi, « n’importe quoi » pour pouvoir arrondir sa paie. Sa copine et sa fille l’attendent à Lyon, chez sa belle-mère. « Il me faut de l’argent pour trouver un appartement plus grand. La famille me dit “il faut venir les chercher”. Mais j’ai besoin de temps. » A quatre pattes à côté, un de ses collègues râle en portugais contre une tache de chocolat récalcitrante. Un vigile en interpelle un autre en arabe. La tour de Babel s’éveille. Du côté du nettoyage, la langue est chantante et ensoleillée : ils sont souvent capverdiens, brésiliens ou portugais ; à quoi s’ajoutent quelques Arabes, des Roumains et des Africains. « Qu’est-ce que vous voulez, les jeunes bien frais, bien blancs, ils ne veulent pas faire ça », commente un de leurs responsables, qui lui aussi a commencé en bas de l’échelle. « Bosser dans un magasin, oui, avec un costume, ça fait bien. Mais pas le ménage. »
16 heures. Lara est en repérage. Elle écume les boutiques, mais aujourd’hui, elle n’achète rien. C’est pourtant son métier. Lara est la « personal shopper » attitrée du centre. Sa mission ? « Rassurer les clients tout en les boostant. » Sa passion ? « Mixer du low cost avec du plus habillé. » Ses clientes occupent des postes de direction ou sont de jeunes cadres de multinationales. Elle a aussi eu la visite d’une… Connasse. Celle de Canal +, qui l’a piégée à base de « vous ne m’amenez que de la merde, en fait, vous ne voyez pas qui je suis ». Et, parfois, une étudiante en détresse. « Des parents font appel à moi pour ces filles en souffrance, dont le corps ne correspond pas à ce qu’elles voient dans les magazines. Elles ont besoin d’aide. » Presque une mission sociale. « Je suis un peu une psy du vêtement. » Alors Lara leur demande une photo, un budget, un style, et part explorer les boutiques du centre. « Elles ont envie d’être poussées au maximum de leur beauté. Quand elles ont trouvé ce qui leur faut, je suis comblée. J’ai rempli ma mission. »
« Ces populations clandestines viennent profiter d’une certaine forme de socialité : une visibilité, un “être ensemble”, une place dans la cité. »
Geneviève a des rides comme des fleuves et le dos comme une montagne. Elle vient d’acheter un shampoing chez Yves Rocher et salue la vendeuse par son prénom. Beaugrenelle est son deuxième chez-elle, elle y vient trois ou quatre fois par semaine, parfois uniquement pour le plaisir. Geneviève a 92 ans et deux jours. « Arrivé à cet âge, on compte. » Elle s’assoit sur un banc, pose son sac, tend les bras. « Regardez comme c’est joli ! » Elle a connu l’ancien Beaugrenelle dans les années 1980, celui d’avant la reconstruction, une façade de béton qui masquait les petits trafics dans les couloirs. « C’était tortueux et mal fréquenté. Maintenant, c’est clair et accueillant. » Alors, les jours où elle n’a besoin de rien, elle traverse le centre de part et d’autre, plutôt que de prendre la rue pour aller à la boulangerie. Elle a le temps, et personne ne l’attend. Ces promeneurs, le sociologue Thibaut Besozzi les scrute régulièrement. « Dans les centres commerciaux, il y a toute une population autre que les clients : des jeunes entre deux cours, des personnes âgées, et des marginaux. Ces populations clandestines viennent profiter d’une certaine forme de socialité : une visibilité, un “être ensemble”, une place dans la cité. Ça les rattache à la ville alors qu’ils en sont exclus. C’est le théâtre de la société moderne consumériste. »
Jour 5
Dimanche. Ennui. Je regarde l’immense écran qui diffuse en boucle, depuis cinq jours, un bébé qui fait du skate. Une pub pour la Fnac, je crois. Je ne supporte plus les bébés ni les skates. Seuls le cinéma et les restaurants accueillent encore des clients. Je pénètre dans le Pathé dessiné par le célèbre designer Ora Ito. L’impression d’être dans un aéroport futuriste, avec son plafond de bois gondolé et son mobilier blanc. Devant chaque salle, un écran précise le système de son ou encore l’espace entre les rangées (1,10 m), de quoi étendre ses jambes sans cogner le siège de devant occupé par la grande dame à la grosse touffe de cheveux. De toute façon, ici, les salles sont inclinées à 25 degrés pour éviter ce genre de désagrément, et les amoureux peuvent choisir les places « duo » où ils sirotent une coupe de champagne.
A l’étage au-dessus, des coups de marteau résonnent derrière une façade recouverte d’une bâche publicitaire. Bientôt, ici, ouvrira un nouveau restaurant italien. Je pousse la porte et rencontre José et son fils Nelson, occupés à nettoyer leurs machines. José, c’est « le roi du béton ciré ». Il a bossé dans pas mal d’aéroports, mais aussi dans des centres commerciaux : Vélizy, Aulnay… « On est partout. Comme la misère. » José a le visage tanné et des « r » qui roulent dans sa bouche. A 65 ans, il prendrait bien sa retraite mais n’arrive pas à s’y résoudre. S’il part, il ferme sa boîte. Personne, pas même son fils de 39 ans, ne veut la reprendre. Alors José continue, pour ne pas perdre tout ce qu’il a construit de ses mains, larges comme des raquettes. « Quand je suis arrivé en France en 1967, j’ai marché neuf jours, j’avais 53 francs en poche. Avec ça, j’ai tenu trois mois dans un bidonville de Portugais à Saint-Denis. »
18 heures. J’abandonne José et me dirige vers la sortie. La délivrance ? Je viens de passer cinq jours dans une mini-société finalement pas si différente de ce que je vais retrouver à l’extérieur. Une recherche de propreté, de sécurité et de consommation. J’ai le teint blafard, les lèvres desséchées par la clim, les pieds comme une champignonnière à force de crapahuter entre les boutiques. Et, incrustée dans mes vêtements, une odeur de patchouli, de vanille et de cèdre.
* Certains prénoms ont été modifiés.
Article publié dans le magazine NEON en juin 2014
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