• 11/09/2022
  • Par binternet
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Comment un nouvel alphabet aide un peuple ancestral à écrire son propre avenir – News Centre<

Lorsqu’il avaient 10 et 14 ans, deux frères, Ibrahima et Abdoulaye Barry, décidèrent d’inventer un alphabet pour leur langue maternelle, le peul (ou fulfulde), parlé par des millions de gens depuis des siècles, mais qui n’avait jamais eu de système d’écriture. Pendant que leurs camarades jouaient dehors dans le quartier, Ibrahima, l’aîné, et Abdoulaye s’enfermaient dans la maison familiale de Nzérékoré, en Guinée, fermaient les yeux et dessinaient des formes sur du papier. Lorsque l’un des deux disait d’arrêter, ils ouvraient les yeux, choisissait les formes qui leur plaisaient et décidaient quelles étaient les sons de leur langue qui iraient le mieux avec. En peu de temps, ils créèrent un système d’écriture désormais connu sous le nom d’ADLaM. Comment un nouvel alphabet aide un peuple ancestral à écrire son propre avenir – News Centre Comment un nouvel alphabet aide un peuple ancestral à écrire son propre avenir – News Centre

Les deux frères n’avaient aucune idée des difficultés qui les attendaient. Jamais ils n’auraient pu imaginer qu’il leur faudrait des dizaines d’années pour que leur système d’écriture devienne largement utilisé, ni que celui-ci finirait par les conduire jusqu’à Microsoft. Même dans leurs rêves les plus fous, ils n’auraient pu imaginer que l’alphabet qu’ils avaient inventé bouleverserait leur vie et ouvrirait la voie de l’alphabétisation pour des millions de gens dans le monde entier.

En 1989, ils ne savaient rien de tout cela. Ibrahima et Abdoulaye étaient juste deux jeunes garçons naïfs, mais déterminés.

« Nous voulions juste que les gens puissent écrire correctement dans leur propre langue, mais nous ne savions pas ce que cela impliquait. Nous n’avions pas idée de la somme de travail que cela représenterait », raconte Abdoulaye Barry, aujourd’hui âgé de 39 ans et habitant Portland, dans l’Oregon.

« Si nous avions su tout ce qu’il nous faudrait faire, je ne crois pas que nous l’aurions fait. »

Les Peuls, également appelés Fellata ou Foulani, étaient à l’origine un peuple de pasteurs nomades qui se dispersèrent à travers l’Afrique de l’Ouest pour s’installer dans des pays allant du Soudan au Sénégal et le long de la côte de la mer Rouge. Plus de 40 millions de personnes parlent peul (certaines estimations portent ce chiffre à 50 ou 60 millions) dans une vingtaine de pays africains. Mais le peuple peul n’a jamais élaboré de système d’écriture pour sa langue, utilisant plutôt les caractères arabes et parfois latins pour écrire sa langue maternelle, également appelé foulani, fulfulde ou pular. De nombreux sons peuls ne peuvent pas être représentés par ces alphabets. Les locuteurs devaient donc improviser à mesure qu’ils écrivaient, avec des résultats variés qui nuisaient souvent à la clarté des communications.

Le père des frères Barry, Isshaga Barry connaissait l’arabe, déchiffrait les lettres que les amis ou la famille recevaient et lui apportaient chez lui. Lorsqu’il était occupé ou fatigué, les jeunes Abdoulaye et Ibrahima venaient aider.

« Elles étaient très difficiles à lire, ces lettres », se rappelle Abdoulaye. « Les gens utilisaient le son arabe le plus proche pour représenter un son qui n’existe pas en arabe. Il fallait donc savoir bien lire l’alphabet arabe, mais aussi connaître la langue peul pour pouvoir déchiffrer les lettres. » Abdoulaye demanda à son père pourquoi leur peuple n’avait pas son propre système d’écriture. Isshaga répondit que le seul l’alphabet dont ils disposaient était l’arabe et Abdoulaye promit d’en créer un pour le peul.

« Au départ, c’est comme ça que l’idée de l’ADLaM est née », explique Abdoulaye. « Nous avons constaté qu’il y avait un manque et nous avons pensé que nous pourrions peut-être le combler. »

Les deux frères élaborèrent un alphabet de 28 lettres et 10 chiffres écrits de droite à gauche, auxquels ils ajoutèrent ensuite six lettres pour d’autres langues africaines et des mots empruntés. Ils l’enseignèrent tout d’abord à leur jeune sœur, puis entreprirent de l’apprendre aux gens sur les marchés environnants, en demandant à chaque élève de l’enseigner au moins à trois autres personnes. Ils transcrivirent des livres et produisirent leurs propres ouvrages et brochures écrits à la main en ADLaM, en privilégiant des sujets pratiques tels que les soins aux nouveau-nés ou la filtration de l’eau.

Pendant leurs études à l’université de Conakry, capitale de la Guinée, les deux frères créèrent un groupe appelé Winden Jangen (« lire et écrire », en fulfulde) et continuèrent à développer l’ADLaM. Abdoulaye quitta la Guinée en 2003 pour s’installer à Portland avec son épouse et suivre des études de finance. Ibrahima resta au pays, obtint un diplôme en génie civil et continua à travailler sur l’ADLaM. Il écrivit d’autres livres et lança un journal, traduisant de français en fulfulde les actualités diffusées à la radio et à la télévision. Son père, commerçant, photocopiait les journaux et Ibrahima les distribuaient aux Peuls qui en pleuraient parfois de reconnaissance.

Or, les efforts des deux frères n’étaient pas du goût de tout le monde. Certains s’opposaient à leurs efforts pour diffuser l’ADLaM, défendant l’idée selon laquelle les Peuls devraient plutôt apprendre le français, l’anglais ou l’arabe. En 2002, des officiers de l’armée firent irruption dans une réunion de Winden Jangen, arrêtèrent Ibrahima et l’emprisonnèrent pendant trois mois. Selon Abdoulaye, aucune accusation ne lui fut signifiée et il ne fut jamais informé de la raison de son arrestation. Nullement découragé, Ibrahima s’installa à Portland en 2007 et continua à écrire des livres, tout en étudiant le génie civil et les mathématiques.

Pendant ce temps, l’ADLaM se diffusait au-delà de la Guinée. Une marchande d’huile de palme que connaissait la mère des deux frères l’enseignait au Sénégal, en Gambie et au Sierra Leone. Un Sénégalais raconta à Ibrahima qu’après avoir appris l’ADLaM, il ressentit si fortement le besoin de partager ce qu’il venait d’apprendre qu’il abandonna son activité de réparateur automobile et partit au Nigeria et au Ghana pour l’enseigner à d’autres.

« Il m’a dit : « Ça change la vie des gens » », rapporte Ibrahima, aujourd’hui âgé de 43 ans. « Nous nous sommes rendus compte que c’était quelque chose que les gens voulaient vraiment. »

Les frères comprirent également que pour exploiter pleinement le potentiel de l’ADLaM, il fallait le transposer sur ordinateur. Il se renseignèrent pour savoir comment faire encoder l’ADLaM en Unicode, la norme informatique internationale pour le texte, mais ne reçurent aucune réponse. Après avoir travaillé et économisé pendant près d’un an, ils réunirent suffisamment d’argent pour charger une entreprise de Seattle de créer un clavier et une police pour l’ADLaM. Comme leur alphabet n’était pas pris en charge par Unicode, ils le plaquèrent par-dessus l’alphabet arabe. Mais sans le codage, le texte qu’ils tapaient ne sortait que sous la forme de groupes aléatoires de lettres arabes.

Suite à cet échec, Ibrahima prit une décision qui devait tout changer. Souhaitant perfectionner les caractères que le concepteur de police de Seattle avait créé et qui ne le satisfaisaient pas, il s’inscrivit à un cours de calligraphie au Portland Community College. L’enseignante, Rebecca Wild, demandait à ses étudiants au début de chaque stage pourquoi ils s’étaient inscrits. Certains avaient besoin de valider une unité de valeur artistique, d’autres souhaitaient décorer des gâteaux, d’autres encore voulaient devenir tatoueurs. L’explication que donna ce tranquille Africain à l’accent français stupéfia Rebecca Wild.

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« Quand il a expliqué pourquoi il était là, j’ai trouvé ça incroyable », se souvient Rebecca Wild, qui habite à Port Townsend, dans l’État de Washington. « C’est absolument fantastique. Pour moi, ils méritent le prix Nobel de la paix. Ce qu’ils font à une formidable influence dans le monde, alors que ce ne sont que deux frères tout simples ».

Rebecca Wild fut frappée par le sérieux et l’assiduité d’Ibrahima en cours. « Ça a toujours été un étudiant modèle », dit-elle. « Il a un vrai talent et une patience infinie. Il travaillait et travaillait sans arrêt en classe sur ses devoirs mais, en même temps, tout ce qu’il apprenait, il le ramenait à l’ADLaM. »

Rebecca Wild aida Ibrahima à obtenir une bourse pour une conférence sur la calligraphie au Reed College de Portland, où il rencontra Randall Hasson, calligraphe et peintre. Randall Hasson était assis à une table un après-midi, en train de faire une démonstration de lettrage avec un autre instructeur, quand Ibrahima arriva. Un livre sur les alphabets africains était posé sur la table. Ibrahima le prit, fit la remarque que les systèmes d’écriture traités dans ce livre n’étaient pas les seuls alphabets africains et mentionna avec désinvolture que lui et son frère en avaient inventé un.

Randall Hasson, qui avait longuement étudié les alphabets anciens, supposa qu’Ibrahima voulait dire que lui et son frère avaient plus ou moins modifié un alphabet.

« Je lui ai dit : « Vous voulez dire que vous avez adapté un alphabet ? », se souvient Randall Hasson. « J’ai dû lui poser la question trois fois pour être sûr qu’il en avait réellement inventé un. »

Après avoir entendu l’histoire d’Ibrahima, Randall Hasson lui proposa de s’associer avec lui pour présenter l’ADLaM lors d’une conférence sur la calligraphie qui devait se tenir l’année suivante dans le Colorado. Les participants écoutèrent captivés Randall Hasson raconter l’histoire d’Ibrahima, à qui ils firent un triomphe lorsqu’il entra sur scène. À l’occasion d’une pause un peu plus tôt dans la journée, Ibrahima avait demandé à Randall Hasson de venir rencontrer quelques personnes. Il y avait là quatre Peuls qui avaient fait près de 3 000 km en voiture depuis New York juste pour entendre l’intervention d’Ibrahima et qui espéraient que cet événement apporterait enfin à l’ADLaM les relations nécessaires.

Randall Hasson se sentit tellement ému après avoir discuté avec eux qu’il s’éloigna, s’assit sur les marches d’un escalier désert et fondit en larmes.

« À ce moment », dit-il, « j’ai commencé à comprendre à quel point cette conversation était importante pour ces gens. »

Lors de la conférence, Ibrahima noua des relations qui lui permirent d’être présenté à Michael Everson, l’un des rédacteurs de la norme Unicode. C’était la chance dont les frères avaient besoin. Avec l’aide d’Everson, Ibrahima et Abdoulaye élaborèrent une proposition pour que l’ADLaM soit ajouté à Unicode.

Andrew Glass, directeur de programme chez Microsoft, travaille sur les technologies de polices et de claviers et intervient en qualité d’expert auprès du Comité technique d’Unicode. La proposition concernant l’ADLaM et l’annonce de la visite prochaine des frères Barry auprès de l’Unicode Consortium suscita un grand intérêtet beaucoup d’effervescence ,chez lui et chez et d’autres membres du comité, dont la plupart avaient une formation linguistique. Les études supérieures d’Andrew avaient porté sur des systèmes d’écriture vieux d’environ 2 000 ans et, comme d’autres linguistes, il utilisait une approche méthodologique et technique pour analyser et comprendre ces types de systèmes.

Mais voilà que débarquaient deux frères sans aucune formation linguistique, qui avaient inventé un alphabet de façon naturelle et organique. Et lorsqu’ils étaient enfants, par-dessus le marché ! On ne crée pas très souvent de nouveaux systèmes d’écriture et la chance de pouvoir parler face à face avec quelqu’un qui en a inventé un est plutôt rare.

« Avec ces vieux systèmes d’écriture, on rencontre des choses surprenantes et on se demande pourquoi elles sont comme ça, mais il n’y a personne à qui poser la question », dit Andrew Glass. « C’était une occasion unique de demander : « Pourquoi est-ce que c’est comme ça ? Avez-vous pensé à faire autrement ? Pourquoi les lettres sont-elles classées dans cet ordre ? » Etc., etc. »

Microsoft collabora avec des designers afin de concevoir une police pour Windows et Office appelée Ebrima, qui prend en charge l’ADLaM et plusieurs autres systèmes d’écriture africains.

C’est au cours du processus Unicode que l’ADLaM reçut son nouveau nom. À l’origine, les deux frères avaient appelé leur alphabet Bindi Pular, ce qui signifie « écriture Pular », mais ils avaient toujours souhaité lui donner un nom plus parlant. Certaines personnes qui l’avaient enseigné en Guinée suggérèrent ADLaM, un acronyme qui utilise les quatre premières lettres de cet alphabet pour écrire une phrase qui signifie « l’alphabet qui empêchera un peuple de disparaître ». Le Comité technique Unicode agréa l’ADLaM en 2014 et l’alphabet fut inclus dans la version 9.0 d’Unicode, publiée en juin 2016. Les deux frères étaient aux anges.

« C’était un grand moment pour nous », relate Abdoulaye. « Une fois l’alphabet encodé, nous nous sommes dits : « Ça y est ». »

Mais ils devaient vite se rendre compte que d’autres obstacles, peut-être encore plus difficiles à surmonter, les attendaient encore. Pour que l’ADLaM puisse être utilisé sur des ordinateurs, il devait être pris en charge par des systèmes d’exploitation d’ordinateurs fixes et mobiles, avec des polices et des claviers. Pour qu’il soit largement accessible, il fallait aussi l’intégrer dans les sites des réseaux sociaux.

L’alphabet des deux frères trouva un fervent défenseur en Andrew Glass, qui avait développé des claviers Windows pour plusieurs langues et travaillé sur la prise en charge de divers systèmes d’écriture dans des technologies Microsoft. Il parla de l’ADLaM à ses collègues de Microsoft et aida les frères Barry à rencontrer les bons interlocuteurs dans l’entreprise. Il imagina des dispositions de clavier pour l’ADLaM, tout d’abord sous la forme d’un projet présenté au hackathon annuel de Microsoft, ouvert à tous dans l’entreprise.

Judy Safran-Aasen, responsable de programme pour le groupe de conception Windows de Microsoft, comprit également qu’il était important d’intégrer l’ADLaM dans les produits Microsoft. Elle rédigea un business plan pour ajouter l’ADLaM à Windows et milita auprès de diverses équipes Microsoft pour faire avancer les choses.

« C’était un petit groupe de quelques personnes vraiment intéressées qui collaboraient avec les moyens du bord pour que le projet aboutisse », dit-elle. « C’est une histoire très forte sur le plan humain et il suffit de la raconter pour que les gens y adhèrent.

« Cela aura un véritable impact sur l’alphabétisation de cette communauté. Ces gens pourront ainsi faire partie de l’écosystème Windows, ce qui leur était tout simplement impossible auparavant », ajoute-t-elle. « Je suis vraiment ravie que nous les y aidions. »

Microsoft travailla avec deux concepteurs de caractères installés dans le Maine, Mark Jamra et Neil Patel, pour développer un composant ADLaM pour Windows et Office au sein de la police Ebrima existante de Microsoft, qui prend également en charge d’autres systèmes d’écriture africains. La prise en charge de l’ADLaM est comprise dans la mise à jour de mai 2019 de Windows 10. Elle permet aux utilisateurs de taper et de voir l’ADLaM dans Windows, notamment dans Word et d’autres applications Office.

« La prise en charge de l’ADLaM par Microsoft », dit Abdoulaye, « va représenter un énorme bond en avant pour nous. »

L’ADLaM est également pris en charge par le système de caractères Kigelia développé par Jamra et Patel, qui comprend huit systèmes d’écriture africains et sera ajouté à Office dans le courant de l’année. Les concepteurs voulaient créer un système de caractères pour une région du monde où le développement de polices d’écriture est insuffisant et où, d’après eux, les polices existantes tendent à être simplifiées à l’extrême et font l’objet de peu de recherche. Ils ont énormément discuté avec Ibrahima et Abdoulaye pour affiner les formes de l’ADLaM, travaillant d’arrache-pied pour donner vie à la vision des deux frères, dans les limites de la technologie des polices.

« C’est le travail de toute une vie et ils l’ont commencé alors qu’ils étaient enfants », s’exclame Neil Patel. « Il est capital que le travail soit bien fait. »

Pour beaucoup d’Africains, ajoute Mark Jamra, l’écriture est bien plus qu’un simple alphabet. « Ces systèmes d’écriture sont des icônes culturelles », explique-t-il. « Ce n’est pas comme l’alphabet latin. Pour un grand nombre de ces communautés, il s’agit réellement de symboles d’identité ethnique. »

C’est également un moyen de préserver une culture et de la faire évoluer. Sans système d’écriture, un peuple a du mal à consigner son histoire, à transmettre des points de vue et des connaissances entre les générations, et même à mettre en place des communications élémentaires qui facilitent le commerce et les activités quotidiennes. Depuis quelques années, on constate un intérêt grandissant pour la création de systèmes d’écriture pour des langues qui n’en possèdent pas, explique Andrew Glass, afin que ces langues continuent d’être utiles et ne disparaissent pas. Il en veut pour exemple l’écriture Osage, créée par un ancien en 2006 pour préserver et redynamiser cette langue.

« Les communautés linguistiques poussent fortement à l’élaboration de systèmes d’écriture », signale-t-il. « Une fois ces systèmes mis en place, ils constituent un outil extrêmement puissant pour cimenter l’identité de ces communautés et leur permettre d’apprendre et de s’éduquer ».

« Je pense que l’ADLaM a un fantastique potentiel pour transformer des situations et améliorer la vie des gens. C’est un des aspects vraiment passionnants de ce que nous faisons. »

Ibrahima et Abdoulaye ne savent pas combien de gens dans le monde ont appris l’ADLaM. Ils peuvent se compter en centaines de milliers, peut-être plus. Pas moins de 24 pays ont été représentés à la conférence ADLaM annuelle en Guinée et il existe des centres d’apprentissage de l’ADLaM en Afrique, en Europe et aux États-Unis. Lors d’un récent voyage à Bruxelles, Ibrahima en a découvert quatre dans cette ville et a appris que d’autres s’ouvraient aux Pays-Bas.

« J’ai vraiment été stupéfait. Je ne pouvais pas imaginer que l’ADLaM avait touché autant de monde hors d’Afrique », confie-t-il.

Abdoulaye « Bobody » Barry (aucun lien de parenté avec le créateur de l’ADLaM) vit à New York dans le quartier de Harlem et a adhéré à Winden Jangen, qui est aujourd’hui une O.N.G. dont le siège est à New York. Il a appris l’ADLaM il y a une dizaine d’années et l’a enseigné à des centaines de gens, d’abord dans des mosquées, puis sur des applications de messagerie en utilisant une application Android. Cette écriture a permis à des Peuls, dont beaucoup n’avaient jamais appris à lire et à écrire en anglais ou en français, à nouer des liens dans le monde entier, et elle a stimulé un sentiment de fierté culturelle », explique-t-il.

« C’est dans notre sang. Cela vient de notre culture », dit-il. « Nous ne le devons pas aux Français ou aux Arabes. C’est à nous. C’est notre culture. C’est pour ça que les gens sont aussi heureux. »

Suwadu Jallow a émigré aux États-Unis depuis la Gambie en 2012 et a suivi le cours d’ADLaM des frères Barry au Portland Community College. L’ADLaM est facile à apprendre pour les gens qui parlent fulfulde, assure-t-elle, et il permet de continuer à faire vivre la langue, en particulier dans la diaspora africaine.

« Maintenant, je peux enseigner cette langue à quelqu’un et sentir que ma tribu sera encore ici pendant des années et des années sans que la langue meure », affirme Suwadu, qui vit à Seattle. « Avec ce système d’écriture, on peut apprendre aux enfants à parler (fulfulde) exactement comme on leur apprend à parler anglais. Cela contribuera à préserver la langue et permettra aux gens d’être créatifs et innovants. »

Suwadu Jallow prépare un Master de comptabilité à l’université de Washington et espère développer un système de suivi des stocks en ADLaM une fois son diplôme obtenu. Elle en a eu l’idée enfant lorsqu’elle aidait sa mère dans son magasin de vêtements pour bébés en Gambie, après avoir constaté que celle-ci, qui ne comprenait qu’un peu d’anglais et d’arabe, avait du mal à enregistrer et à suivre correctement ses dépenses. L’ADLaM, dit-elle, peut autonomiser les gens comme elle qui parlent couramment peul et qui ont juste besoin d’un moyen de l’écrire.

« Cela va augmenter le taux d’alphabétisation », explique-t-elle. « Je suis convaincue que la connaissance, c’est le pouvoir, et que si vous pouvez lire et écrire, vous avez entre les mains un outil très puissant. Vous pouvez faire un grand nombre de choses qui vous étaient auparavant impossibles. »

Le peuple peul de Guinée a toujours produit un volume considérable de livres et de manuscrits, rappelle Abdoulaye Barry, en utilisant l’arabe pour écrire sa langue. La plupart des foyers détenaient traditionnellement un livre personnel manuscrit détaillant la généalogie de la famille et l’histoire du peuple peul. Mais ces ouvrages ne sortaient pas de la maison et les Peuls se sont largement arrêtés d’écrire pendant la colonisation française, lorsque le gouvernement a imposé l’enseignement du français et que l’usage de l’arabe s’est essentiellement limité à l’apprentissage du Coran.

« Tout le reste s’est trouvé nettement déprécié et a perdu la valeur qu’il avait avant l’arrivée des Français », remarque Abdoulaye.

Disposer de l’ADLaM sur les téléphones et les ordinateurs crée des possibilités infinies. Les Peuls du monde entier vont pouvoir s’envoyer des SMS, naviguer sur Internet, produire des documents écrits dans leur propre langue. Mais avant même l’entrée de l’ADLaM dans le monde numérique, les locuteurs de fulfulde de nombreux pays ont déjà utilisé le système pour écrire des livres. Ibrahima mentionne un Guinéen qui n’est jamais allé à l’école et a écrit plus de 30 livres en ADLaM, ainsi qu’une lycéenne, toujours en Guinée, qui a écrit un livre de géographie et un autre qui explique comment réussir aux examens. Le président de Winden Jangen, Abdoulaye Barry (lui aussi sans lien de parenté avec le frère d’Ibrahima), indique qu’un grand nombre de Peuls plus âgés qui n’ont jamais reçu d’éducation formelle et qui écrivent aujourd’hui sur l’histoire et les traditions du peuple peul.

« À présent, tout le monde peut lire ces ouvrages et comprendre la culture », se réjouit-il. « La seule façon de garder une culture vivante est de pouvoir lire et écrire dans sa propre langue. »

Bien que l’ADLaM se soit diffusé sur plusieurs continents, Ibrahima et Abdoulaye ne ralentissent pas le travail. Tous deux consacrent une large part de leur temps libre à faire la promotion de l’alphabet, à se déplacer pour donner des conférences, et ils continuent à écrire. Ibrahima, qui ne dort jamais plus de quatre heures par nuit, vient de terminer le premier livre de grammaire ADLaM et espère mettre sur pied une académie d’apprentissage en Guinée.

Lors d’une récente journée plutôt fraîche chez Ibrahima à Portland, les deux frères offrent le thé et répondent patiemment à des questions sur l’ADLaM. Ils sont invariablement courtois et acceptent de bonne grâce de se rendre à un endroit pittoresque sur la Willamette River pour une séance de photos après une longue journée de discussion. Ils sont également prompts à décliner les compliments pour ce qu’ils ont accompli. Ibrahima, qui trouve parfois au réveil des centaines d’e-mails et de SMS de reconnaissance envoyés par des personnes qui apprennent l’ADLaM, se dit simplement « très heureux » de la façon dont le système d’écriture a progressé. Pour son frère, la réaction à l’ADLaM peut être quelque peu écrasante.

Avec ce système d’écriture, on peut apprendre aux enfants à parler foulani exactement comme on leur apprend à parler anglais. Cela contribuera à préserver la langue et permettra aux gens d’être créatifs et innovants.

« C’est parfois très émouvant », reconnaît Abdoulaye. « J’ai l’impression que les gens nous sont bien plus reconnaissants que ce que nous méritons. »

Les deux frères veulent que l’ADLaM soit un outil pour combattre l’analphabétisation, un outil aussi durable et important pour leur peuple que le sont les alphabets les plus connus dans le monde pour les cultures qui les utilisent. Ils souhaitent tout particulièrement que l’ADLaM serve à éduquer les femmes africaines qui, disent-ils, sont beaucoup plus touchées que les hommes par l’analphabétisation, alors qu’elles sont en général celui des parents qui apprend à lire aux enfants.

« Si nous éduquons les femmes, nous pouvons aider beaucoup de monde dans la communauté, parce qu’elles en sont les piliers », déclare Abdoulaye. Je pense que l’ADLaM est le meilleur moyen d’éduquer les gens parce qu’ainsi, ils n’ont pas besoin d’apprendre une langue entièrement nouvelle qu’ils n’utiliseront qu’à l’école. Si nous opérons cette transition, l’éducation sera considérablement facilitée. »

Cela ne s’est pas encore produit, mais l’ADLaM a favorisé un mouvement d’apprentissage populaire largement alimenté par les réseaux sociaux. Il y a plusieurs pages ADLaM sur Facebook et l’on trouve des groupes comptant des centaines de membres qui apprennent ensemble sur les applications de messagerie. Abdoulaye signale que lui et Ibrahima entendaient essentiellement parler d’adultes apprenant l’ADLaM, mais que désormais, de plus en plus d’enfants l’apprennent aussi. Ces enfants grandiront avec l’ADLaM en utilisant le système d’écriture inventé par Abdoulaye et Ibrahima il y a tant d’années dans leur chambre.

« Cela nous donne l’espoir que l’ADLaM va vivre », conclut Abdoulaye. « Il est maintenant implanté dans la communauté parce que les enfants l’ont adopté et que les enfants, c’est l’avenir. »