Par Toma Clarac
La première fois on a refusé d’y croire tant c’était visible, plus gros que le nez au milieu de la figure ou l’éléphant dans la pièce. Dans le premier épisode de la saison 11 de Curb Your Enthousiasm (Larry et son nombril en VF, Curb tout court pour les fans), Larry David se rend dans les locaux de Netflix pour pitcher son nouveau projet de série à un cadre sup fictionnel de la platfeforme de streaming nommé Don Jr (comme le plus bruyant des fils Trump). Le décor est routinier : grandes vitres ouvrant sur les faubourgs indifférenciés de Los Angeles, vastes canapés destinés aux réunions informelles et trois assistants à l’enthousiasme surjoué pour faire tapisserie. Peu de substance dans cette équipe mais une composition parfaitement étudiée : une femme en fauteuil roulant, un homme noir et une lesbienne, du moins selon les stéréotypes en vigueur - à moins qu’il se s’agisse d’une personne non binaire -, qu’importe d’ailleurs, on a vite fait de cerner le tableau : une caricature malicieuse d’un monde soumis aux injonctions culturelles de la génération woke (ou plutôt de la récupération opportuniste de leurs combats par les multinationales). La satire est d’autant plus virulente qu’elle se joue dans le silence de la figuration, nos témoins de la différence ne dépassant pas le rang d’accessoires. On retrouvera du reste les mêmes ou presque un peu plus tard, dans les bureaux (fictionnels encore) de Hulu, autre plateforme de streaming. À croire qu’il existe à Hollywood un lieu où l’on peut louer un quota de diversité comme on loue des costumes.
À croire aussi que Larry David est un des rares qui peut s’en prendre aussi férocement à l’air du temps sans courir le risque d’être pris à parti par les hérauts de la cancel culture, comme on dit en franglais. Sans doute parce qu’il est la première victime de sa causticité. Onze saisons déjà qu’il se peint dans un bel élan maso en irréductible misanthrope, accusé à tour de rôle de racisme, de sexisme, d’homophobie, de transphobie, d’handicapophobie et d’antisémitisme (pas la plus modeste de ses réussites, étant lui-même juif), bref qu’il se peint comme la pire personne du monde : richissime co-créateur de Seinfeld (sitcom phare des nineties dispo depuis peu sur Netflix) parti couler des jours oisifs à Los Angeles, où son caractère impossible et sa lâcheté à toute épreuve font des ravages.
Chaque épisode est construit autour d’un micro-incident monté en neige jusqu’à un dénouement grotesque, une mécanique bien rodée qui s’appuie sur une poignée de motifs usés jusqu’à la lie mais modelés en d’infinies variations. Dans Curb, la moindre visite chez le dentiste ou au pressing entraîne des conséquences désastreuses pour son héros qui en général l’a bien mérité : dans l’épisode 4 de la nouvelle saison, L.D. (prononcez « eldi »), demande à un blanchisseur de confession juive de nettoyer la robe d’un membre du Ku Klux Klan qu’il a malencontreusement tâchée. Malaise. Le militant haineux s’avère au demeurant plutôt sympathique, modeste fermier largué par le monde. Plus sympathique en tout cas que Woody Harrelson, star de True Detective, assez flippant dans la parodie qu’il vient donner de lui-même et de son (réel) activisme en faveur de la cause animale (la série regorge de guests prestigieux interprétant leur propre rôle). Les postures radicales des illuminés d’Hollywood font une matière comique au moins aussi noble que l’obscurantisme des fanatiques de Trump.
Dans un autre épisode, une limousine attend Larry David à l’aéroport. Stupeur : le chauffeur est une femme, de modeste corpulence, un vrai petit moineau. Imaginez sa gêne. David doit-il la laisser porter ses bagages parce que c’est son job et qu’elle en est tout aussi capable qu’un homme ? Ou doit-il l’aider parce que la galanterie l’a un jour voulu ainsi, pas seulement la galanterie d’ailleurs, mais aussi le simple bon sens vu qu’elle doit peser 40 kilos à tout casser ? Le dilemme moral semble un peu forcé, les données du problème variant en fonction des cas (et puis peut-être que chaque personne en capacité de le faire devrait porter ses propres valises), mais il faut bien trancher : vous avez 4 heures. Larry, lui, se chargera tout seul de ses affaires. Résultat : un dos détraqué et une visite chez un kiné lâché par ses patients parce qu’il porte des slips troués. On vit dans un monde abject.