• 05/06/2022
  • Par binternet
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Adjani, Blanquer, Gagnaire, Huster, Lacombe… Treize personnalités racontent "leur" Molière<

Il y a quatre cents ans naissait Jean-Baptiste Poquelin, le plus grand dramaturge français, un symbole toujours lu et joué. Né dans les premiers jours de l'an 1622, l'histoire a retenu sa date de baptême, le 15 janvier 1622, à Paris. Célébré à l'occasion de plusieurs festivals, notamment à Pézenas (Hérault) ce week-end, Le Journal du dimanche a rencontré des personnalités de tous horizons pour les interroger sur le grand auteur. Comédienne ou médecin, ministre ou cuisinier, couturier ou grand auteur, ils racontent leur lien intime à Molière.

Isabelle Adjani, comédienne : "Il m'a rendu sérieuse"

"Ma rencontre avec Molière, c'est celle d'une débutante avec son destin. Si on n'est pas sérieux quand on a 17 ans, ma découverte postscolaire de Molière m'a rendue sérieuse en devenant la plus jeune comédienne du Français. Pour L'Ecole des femmes, le génial Jean-Paul Roussillon cherchait son Agnès et prétendait ne pas trouver la comédienne adéquate au Conservatoire, par lequel je ne suis jamais passée.

Après une version télévisée face au grand Bertrand Blier dans le rôle d'Arnolphe, je me suis donc retrouvée face à Michel Aumont, lui aussi dément… Je ne me lasse pas du théâtre de Molière, de Tartuffe en particulier. J'avais justement 17 ans quand je l'ai vu la première fois, à Lyon, dans une mise en scène de Roger Planchon, inoubliable. Il y en a eu bien d'autres depuis, avec des comédiens merveilleux au fil des versions, de Micha Lescot à Xavier Gallais récemment. Molière est décidément un incubateur de talents."

Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Education : "Il se moquerait du wokisme"

"Comme beaucoup de Français, j'ai découvert Molière en sixième, en jouant les Femmes savantes… Même si on n'impose pas d'auteurs, il est et restera un incontournable de nos collèges et lycées. D'autant qu'une de nos priorités est de renforcer la pratique théâtrale, qui a de vraies vertus éducatives, pour l'esprit d'équipe comme pour la prise de parole en public. En cette année Molière, on a aussi lancé avec la Comédie-Française un jeu concours auprès des jeunes, qui peuvent imaginer leur propre pièce ou autre chose à partir d'une citation.

Par son actualité permanente et sa langue, Molière ne se démode pas. Aujourd'hui, il aurait peut-être quelque chose à dire sur le Covid et il se moquerait sans doute des actuelles modes langagières au travers de nouvelles Précieuses ridicules…"

Natalie Dessay, chanteuse et comédienne : "Je lui dois le virus de la scène"

"Je lui dois tout car c'est en voyant Molière, le film d'Ariane Mnouchkine [1978], que j'ai attrapé le virus de la scène. Je dis bien la scène, car la musique n'a jamais été, au fond, qu'un moyen d'être sur scène. Je devais avoir 12 ans, et ce que ce film montrait d'une vie de troupe itinérante était génial.

Dès lors, j'ai su que je voulais moi aussi, un jour, monter sur scène pour dire des histoires. Je revois cette séquence où Molière entre dans une grange et découvre Madeleine Béjart qui déclame un texte tragique, ou plutôt le chantonne. Il est saisi par sa beauté et sa manière de dire les vers, mais aussi par la situation quand son regard glisse vers les spectateurs, eux-mêmes envoûtés. C'est ce regard allant et venant de la scène à la salle, ce trouble du Molière joué par Philippe Caubère, qui m'a marquée. Je n'ai jamais croisé Molière dans ma carrière, mais si cela se présentait, je trépignerais!"

Pierre Gagnaire, chef cuisinier : "S'il était à ma table"

"J'avais 10 ans quand j'ai découvert le Tartuffe et Le Malade imaginaire à la Comédie de Saint-Etienne, où Jean Dasté imaginait des mises en scène pointues tout en faisant du théâtre très populaire. C'était de l'émotion pure…

Molière est d'une modernité absolue, son propos reste actuel car l'être humain est toujours le même, avec ses fourberies et ses hypocrisies… J'adore le théâtre, mais l'une de mes frustrations est de voir peu de spectacles, car nous, cuisiniers, sommes aussi en scène à l'heure des représentations. Si Molière était à ma table aujourd'hui, peut-être que ce serait moi qui mourrais en cuisine, comme lui sur scène… Ça m'irait bien de partir ainsi, mais le plus tard possible!"

Marina Hands, pensionnaire de la Comédie-Française : "Une machine qu'on ne peut arrêter"

Adjani, Blanquer, Gagnaire, Huster, Lacombe… Treize personnalités racontent

"Je suis du genre à vivre au présent et à me méfier des écritures du passé. Plus jeune, Molière et les grands classiques me laissaient froide. C'est en exerçant ce métier que j'ai pris conscience de la puissance et du plaisir qu'on peut éprouver. Quoi de plus magnifique que de rendre justice à la résonance, à l'audace et à la vérité d'une pensée venue du passé mais dont la finesse reste imparable? A ce jeu, Molière est le plus fort.

C'est une machine qu'on ne peut arrêter! Si sa vision du monde nous parvient, c'est qu'il avait compris que trop se marginaliser, c'était mourir, alors que s'adapter à la société, c'était se faire entendre. C'est ce qu'il a fait en écrivant une deuxième version du Tartuffe. Après la censure de la première, que je joue [dans le rôle d'Elmire] sous la direction d'Ivo Van Hove au Français.

Ici, on croise tous les jours son buste au foyer des comédiens, comme si Molière demeurait à jamais le patron de la maison. Mais c'est le fauteuil de Malade imaginaire*, sous verre à Richelieu, qui me fait rêver. Il n'a en somme existé que pour les représentations qu'il a données avant de mourir."

Francis Huster, comédien et metteur en scène : "Bientôt au Panthéon!"

"Je ne remonterai pas sur scène tant que Molière ne sera pas au Panthéon. Je ne doute pas que le président de la République lui ouvre bientôt les portes. "Ce combat est juste", m'a-t‑il fait récemment savoir. Le champagne est au frais, on va enfin pouvoir rire au Panthéon! Puisque Jean Moulin c'est le sacrifice, Albert Camus le combat et Victor Hugo l'honneur, je dis que Molière c'est l'amour.

Toutes les femmes que j'ai aimées, c'est par Molière que je les ai eues : Isabelle Adjani, Isabelle Nanty, Cristiana Reali… C'est lui le grand libérateur de la femme sur scène : Elvire, Agnès, Armande et Dorine qui se battent à égalité avec des hommes et les dominent, ça n'existe ni chez Racine ni chez Corneille, où toutes les femmes sont vaincues!

Aujourd'hui, il écrirait certainement sur le féminicide et sur le Covid. Il a su abattre le pont qui sépare le peuple du pouvoir. En jouant Musset ou Giraudoux, j'ai souvent eu l'impression que ces poètes parlaient par moi, c'était flatteur. Avec Molière, que j'ai joué plus de 4.000 fois, jamais : je me sentais mis à nu. Avec lui, on ne peut pas mentir, on vit. Au foot, on attend tout de Kylian Mbappé, un parfait Sganarelle tellement il est gai, vivant. Molière, il faut le jouer comme Mbappé!"

Auteur du Dictionnaire amoureux de Molière (Plon).

Christian Lacroix, couturier : "Les Classiques Larousse de mon enfance"

"Ma relation avec Molière a commencé par les Petits Classiques Larousse au collège, dont je scrutais les illustrations des diverses productions de ces pièces, décors et costumes. Les lectures en classe où nous ânonnions étaient plutôt ingrates, mais l'envie de théâtre passait. Vers 10 ans, je me suis construit un décor de papier avec tous les costumes du Malade imaginaire.

Mais c'est le Phèdre de Racine qui m'a fait entrer au Français et m'a valu un premier molière. Ce buste doré m'a fait éprouver un sentiment nouveau, une fierté que je n'avais pas ressentie en recevant les Dés d'or de la haute couture. Le sentiment d'être à ma place. J'ai goûté l'intemporalité, l'audace et l'esprit de Molière en faisant les costumes du Bourgeois gentilhomme de Denis Podalydès, du Tartuffe de Michel Fau.

Ce 15 janvier, j'ai malheureusement manqué la cérémonie annuelle que j'aime fréquenter : l'hommage des pensionnaires de la Comédie-Française, s'inclinant devant son buste et récitant des extraits qui disent sa drôlerie et sa lucidité. A chaque fois, ce buste de plâtre à l'air penché, comme sur le petit classique de mon enfance, me fait monter des larmes aux yeux, d'admiration et de reconnaissance."

Karine Lacombe, infectiologue : "D'une grande actualité médicale"

"Molière me rappelle mon enfance et un magnifique recueil de ses œuvres en cuir relié, que m'avait offert ma mère. Pour ma famille de classe moyenne, c'était un luxe dont j'étais fière. J'ai eu l'occasion de relire Molière avec mes deux aînés, lorsqu'ils étaient au collège. C'est un théâtre qui parle à tous, enfants ou adultes, et qui transcende les classes sociales. Il reste d'une grande actualité, médicale par exemple.

Avec Le Médecin malgré lui et Le Malade imaginaire, il se moque des patients impatients et des médecins pétris d'un vocabulaire compliqué et de pratiques thérapeutiques douteuses. Au XVIIe siècle, le seul fait d'être médecin donnait un pouvoir social qui n'existe plus aujourd'hui. Comme toutes les professions "intellectuelles " et les élites, nous sommes contestés. Chacun croit mieux savoir, et la vérité est forcément sur les réseaux sociaux…"

Mohamed Mbougar Sarr, écrivain, Prix Goncourt 2021 : "L'esprit français plus que sa langue"

"J'ai découvert Molière au lycée au Sénégal, puis je l'ai approfondi en France. Du XVIIe siècle, je préférais les tragédies de Racine et de Corneille, y compris pour la langue, plus réglée et profonde que la prose. Avec les années, j'ai commencé à trouver Molière plus intéressant, encore plus en voyant ses pièces au théâtre. Je me souviens d'un Avare monté par Catherine Hiegel à la Comédie-Française en 2009. C'était d'ailleurs moins comique qu'inquiétant, j'aimais le sérieux derrière la farce. Mais le succès de Molière au fil du temps c'est aussi celui de la comédie, qui l'emporte sur tout autre genre. Ce n'est pas un hasard s'il a été traduit en wolof et joué à Dakar.

Moi, j'écris en français, qui n'est pas celui de Molière ou de Racine mais celui d'une communauté qui s'appelle la francophonie. On parle de la langue de Molière, mais pour moi, il est davantage représentatif de l'esprit français : frondeur, insolent envers les puissants."

Richard Malka, avocat : "Il écrirait pour Charlie Hebdo"

"Par sa liberté, son humour et ses combats contre les institutions, notamment religieuses, Molière m'apparaît comme l'esprit fondateur des Lumières. C'est un libre-penseur à une époque où l'on pouvait finir sur le bûcher pour ses idées. Sous Louis XIV, il se permet, avec Tartuffe, de critiquer ouvertement la religion et ses bigoteries. Cette pièce avant-gardiste lui vaudra la censure. Après l'avoir affrontée, il va encore plus loin avec Don Juan. Là, il ne se contente plus de défier le pouvoir temporel mais le pouvoir spirituel : jusqu'au bout, Don Juan refuse de prier et son dernier mot est non.

Aujourd'hui, où sont les auteurs capables d'un tel courage? Ce qu'il y a de merveilleux, c'est qu'il a compris que l'humour était la meilleure arme pour toucher le peuple. C'est ce que je me tue à rappeler lorsque je plaide. Les philosophes sont utiles, mais, pour convaincre, rien ne vaut l'humour, la parodie, la satire. Si Molière vivait aujourd'hui, il écrirait pour Charlie Hebdo."

Jean-Michel Othoniel, plasticien : "A la fois de qualité et populaire"

"Enfant, j'ai vu L'Avare à la Comédie de Saint-Étienne avec le grand Jean Dasté. J'avais 6 ans, j'ai été effrayé par le côté sombre d'Harpagon et fasciné par sa grandiloquence, sans tout comprendre… Des années plus tard, le film Molière d'Ariane Mnouchkine m'a marqué. Il y avait tant dans ce personnage si contemporain, un rapport au grotesque, au carnaval, une dénonciation des différences de classes.

J'aime que son œuvre soit à la fois de qualité et populaire. C'est ce que je vise dans mon art. Le Kiosque des noctambules, ma sculpture installée face à la Comédie-Française depuis vingt ans, comporte un hommage discret : le banc en métal, qui rappelle le fauteuil de Molière, celui sur lequel il a joué avant de mourir et qui est toujours exposé dans le théâtre."

Guy Roux, entraîneur de football : "Les Guignols m'ont comparé à l'Avare"

"J'ai lu plusieurs pièces de Molière au lycée à Auxerre. J'en ai vu en tant qu'accompagnateur d'élèves à Limoges où j'étais maître d'internat, puis bien plus tard au cinéma, comme L'Avare avec Louis de Funès. Dans les années 1990, Les Guignols de l'info sur Canal+ m'ont fait endosser son costume. Leur premier sketch m'avait choqué, j'étais un peu fâché. J'ai alors appris une ou deux répliques de L'Avare que je ressortais quand on m'embêtait…

Mais la comparaison a bien pris auprès du public et on m'a proposé des publicités qui utilisaient cette image de radin. J'en ai tourné une vingtaine! J'avais compris très tôt que savoir compter était une qualité, mais je suis devenu un symbole de bonne gestion et ça a servi l'AJ Auxerre dans les discussions avec ses banquiers. Donc je dis merci à Molière!"

Ivo Van Hove, metteur en scène : "Il touche à l'universel"

"Molière est l'auteur français par excellence. Mais gamin, en Belgique, j'entendais plus parler de Shakespeare. Devenu metteur en scène, je l'ai monté en anglais, en allemand et en néerlandais. Là, j'ai la chance de monter, en français, Le Tartuffe en trois actes, la première version interdite par le roi que Molière n'a pu jouer que deux fois.

Dans toute comédie, il y a une âme noire et c'est celle de Tartuffe dont je m'empare ici sous une forme courte, quarante-cinq minutes, mais explosive, avec des scènes tendres qui basculent dans la violence. Pour moi, l'important chez Molière c'est l'auteur déguisé de drames sociaux. Il se cache derrière la façade du conflit familial pour aborder des thèmes plus profonds : la religion, les inégalités. Il touche à l'universel, comme les plus grands."

*Et non de L'Avare comme il avait été indiqué dans une version précédente de cet article.